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Arthur Young 

VOYAGES EN FRANCE 

PENDANT LES ANNÉES 

1787, 1788, 1789 

(1792) 

D'après l'édition de 1882 

(GUILLAUMIN ET Cie, LIBRAIRIES) 

Traduit par M. H. J. LESAGE.

 

 

Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »  

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Table des matières 

 

PRÉFACE DE L'AUTEUR........................................................ 3

 

INTRODUCTION......................................................................7

 

VOYAGES EN FRANCE PENDANT LES ANNEES 1787, 1788 

ET 1789.................................................................................... 11

 

JOURNAL ................................................................................... 11

 

ANNÉE 1788 ............................................................................. 112

 

ANNÉE 1789 .............................................................................149

 

RETOUR D'ITALIE.................................................................. 264

 

ANNÉE 1790 ............................................................................ 274

 

À propos de cette édition électronique ................................ 296

 

 

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– 3 – 

PRÉFACE DE L'AUTEUR 

Il est permis de douter que l'histoire moderne ait offert à 

l'attention de l'homme politique quelque chose de plus 

intéressant que le progrès et la rivalité des deux empires de 

France et d'Angleterre, depuis le ministère de Colbert jusqu'à la 

révolution française. Dans le cours de ces cent trente années tous 

deux ont jeté une splendeur qui a causé l'admiration de 
l'humanité. 

 
L'intérêt que le monde entier prend à l'examen des maximes 

d'économie politique qui ont dirigé leurs gouvernements est 

proportionné à la puissance, à la richesse et aux ressources de ces 

nations. Ce n'est certainement pas une recherche de peu 

d'importance que celle de déterminer jusqu'à quel point 

l'influence de ces systèmes économiques s'est fait sentir dans 

l'agriculture, l'industrie, le commerce, la prospérité publique. On 

a publié tant de livres sur ces sujets, considérés au point de vue de 

la théorie, que peut-être ne regardera-t-on point comme perdu le 

temps consacré à les reprendre sous leur aspect pratique. Les 

observations que j'ai faites il y a quelques années en Angleterre et 

en  Irlande,  et  dont  j'ai  publié  le  résultat  sous  le  titre  de  Tours, 

étaient un pas, dans cette voie qui mène à la connaissance exacte 

de l'état de notre agriculture. Ce n'est pas à moi de les juger ; je 

dirai seulement qu'on en a donné des traductions dans les 

principales langues de l'Europe, et que, malgré leurs fautes et 

leurs lacunes, on a souvent regretté de n'avoir pas une semblable 

description de la France, à laquelle le cultivateur et l'homme 

politique puissent avoir recours. On aurait, en effet, raison de se 

plaindre que ce vaste empire, qui a joué un si grand rôle dans 

l'histoire, dût encore rester un siècle inconnu à l'égard de ce qui 

fait l'objet de mes recherches. Cent trente ans se sont passés ; 

avec eux, l'un des règnes les plus glorieux les plus fertiles en 

grandes choses dont l'on ait gardé la mémoire ; et la puissance, 

les ressources de la France, bien que mises à une dure épreuve, se 

sont montrées formidables à l'Europe. Jusqu'à quel point cette 

puissance, ces ressources s'appuyaient-elles sur la base 

inébranlable d'une agriculture éclairée, sur le terrain plus 

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– 4 – 

trompeur du commerce et de l'industrie ? Jusqu'à quel point la 

richesse, le pouvoir, l'éclat extérieur, quelle qu'en fût la source, 

ont-ils répandu sur la nation le bien-être qu'ils semblaient 

indiquer ? Questions fort intéressantes, mais résolues, bien 

imparfaitement par ceux qui ourdissent au coin du feu leurs 

systèmes politiques ou qui les attrapent au vol en traversant 

l'Europe en poste. L'homme dont les connaissances en agriculture 

ne sont que superficielles ignore la conduite à suivre dans de 

telles investigations : à peine peut-il faire une différence entre les 

causes qui précipitent un peuple dans la misère et celles qui le 

conduisent au bonheur. Quiconque se sera occupé de ces études 

ne traitera pas mon assertion de paradoxe. Le cultivateur qui 

n'est que cultivateur ne saisit pas, au milieu de ses voyages, les 

relations qui unissent les pratiques agricoles à la prospérité 

nationale, des faits en apparence insignifiants à l'intérêt de l'État ; 

relations suffisantes pour changer, en quelques cas, des champs 

fertiles en déserts, une culture intelligente en source de faiblesse 

pour le Royaume. Ni l'un ni l'autre de ces hommes spéciaux ne 

s'entendra en pareille matière ; il faut, pour y arriver, réunir leurs 

deux aptitudes à un esprit libre de tous préjugés, surtout des 

préjugés nationaux, de tous systèmes, de toutes ces vaines 

théories qui ne se trouvent que dans le cabinet de travail des 

rêveurs. Dieu me garde de me croire si heureusement doué ! Je ne 

sais que trop le contraire. Pour entreprendre une œuvre aussi 

difficile je ne me fonde que sur l'accueil favorable obtenu par mon 

rapport sur l'agriculture anglaise. Une expérience de vingt ans, 

acquise depuis que ces essais ont paru,  me  fait  croire  que  je  ne 

suis pas moins préparé à les tenter de nouveau que je ne l'étais 

alors. Il y a plus d'intérêt à connaître ce qu'était la France, 

maintenant que des nuages qui, il y a quatre ou cinq ans, 

obscurcissaient son ciel politique a éclaté un orage si terrible. 

C'eût été un juste sujet d'étonnement si, entre la naissance de la 

monarchie en France et sa chute, ce pays n'avait pas été examiné 

spécialement au point de vue de l'agriculture. Le lecteur de bonne 

foi ne s'attendra pas à trouver dans les tablettes d'un voyageur le 

détail des pratiques que celui-là seul peut donner, qui s'est arrêté 

quelques mois, quelques années, dans un même endroit : vingt 

personnes qui y consacreraient vingt ans n'en viendraient pas à 

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– 5 – 

bout ; supposons même qu'elles le puissent, c'est à peine si la 

millième partie de leurs travaux vaudrait qu'on la lût. Quelques 

districts très avancés méritent qu'on y donne autant d'attention ; 

mais le nombre en est fort restreint en tout pays, et celui des 

pratiques qui leur vaudraient d'être étudiés plus restreint encore. 

Quant aux mauvaises habitudes, il suffit de savoir qu'il y en a, et 

qu'il faut y pourvoir, et cette connaissance touche bien plutôt 

l'homme politique que le cultivateur. Quiconque sait au moins un 

peu, quelle est ma situation, ne cherchera pas dans cet ouvrage ce 

que les privilèges du rang et de la fortune sont seuls capables de 

fournir ; je n'en possède aucun et n'ai en d'autres armes, pour 

vaincre les difficultés, qu'une attention constante et un labeur 

persévérant. Si mes vues avaient été encouragées par cette 

réussite dans le monde qui rend les efforts plus vigoureux, les 

recherches plus ardentes, mon ouvrage eût été plus digne du 

public ; mais une telle réussite se trouve ici dans toute carrière 

autre que celle du cultivateur. Le non ulus aratro dignus honos 

ne s'appliquait pas plus justement à Rome au temps des troubles 

civils et des massacres, qu’il ne s’applique à l'Angleterre en un 
temps de paix et de prospérité. 

 
Qu'il me soit permis de mentionner un fait pour montrer que, 

quelles que soient les fautes contenues dans les pages qui vont 

suivre, elles ne viennent pas d'une assurance présomptueuse du 

succès, sentiment propre seulement à des écrivains bien 

autrement populaires que je ne le suis. Quand l'éditeur se chargea 

de hasarder l'impression de ces notes et que celle du journal fut 

un peu avancée, on remit au compositeur le manuscrit entier afin 

de voir s'il aurait de quoi remplir soixante feuilles. Il s'en trouva 

cent quarante, et, le lecteur peut m'en croire, le travail auquel il 

fallut se livrer pour retrancher plus de la moitié de ce que j'avais 

écrit, ne me causa aucun regret, bien que je dusse sacrifier 
plusieurs chapitres qui m'avaient coûté de pénibles recherches. 

 
L'éditeur eût imprimé le tout ; mais l'auteur, quels que soient 

ses autres défauts, doit être au moins exempt de se voir taxé d'une 

trop grande confiance dans la faveur publique puisqu'il s'est prêté 

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– 6 – 

aux retranchements, aussi volontiers qu'il l'avait fait à la 
composition de son œuvre. 

 
Le succès de la seconde partie dépendait tellement de 

l'exactitude des chiffres, que je ne m'en fiai pas à moi-même pour 

l'examen des calculs, mais à un instituteur qui passe pour s'y 

connaître, et j'espère qu'aucune erreur considérable ne lui sera 
échappée. 

 
La révolution française était un sujet difficile, périlleux à 

traiter ; mais on ne pouvait la passer sous silence. J'espère que les 

détails que je donne et les réflexions que je hasarde seront reçus 

avec bienveillance, en pensant à tant d'auteurs d'une habileté et 

d'une réputation non communes qui ont échoué en pareille 

matière. Je me suis tenu si éloigné des extrêmes que c'est à peine 

si je puis espérer quelques approbations ; mais je m'appliquerai à 

cette occasion, les paroles de Swift : « J'ai, ainsi que les autres 

discoureurs, l'ambition de prétendre à ce que tous les partis me 

donnent raison ; mais, si j'y dois renoncer, je demanderai alors 

que tous me donnent tort ; je me croirais par là pleinement 

justifié, et ce me serait une assurance de penser que je me suis au 
moins montré impartial et que peut-être j'ai atteint la vérité. » 

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– 7 – 

INTRODUCTION 

 
Il y a deux manières d'écrire les voyages : on peut ou 

enregistrer les faits qui les ont signalés, ou donner les résultats 

auxquels ils ont conduit. Dans le premier cas, on a un simple 

journal, et sous ce titre doivent être classés tous les livres de 

voyages écrits en forme de lettres. Les autres se présentent 

ordinairement comme essais sur différents sujets. On a un 

exemple de la première méthode dans presque tous les livres des 

voyageurs modernes. Les admirables essais de mon honorable 

ami, M. le professeur Symonds, sur l'agriculture italienne, sont 
un des plus parfaits modèles de la seconde. 

 
Il importe peu pour un homme de génie d'adopter l'une ou 

l'autre de ces méthodes, il rendra toute forme utile et tout 

enseignement intéressant. Mais pour des écrivains d'un moindre 

talent, il est d'une importance de peser les circonstances pour et 
contre chacun de ces modes. 

 
Le journal a cet avantage qu'il porte en soi un plus haut degré 

de vraisemblance, et acquiert, par conséquent, plus de valeur. Un 

voyageur qui enregistre ainsi ses observations, se trahit dès qu'il 

parle de choses qu'il n'a pas vues. Il lui est interdit de donner ses 

propres spéculations sur des fondements insuffisants : s'il voit 

peu de choses, il n'en peut rapporter que peu ; s'il a de bonnes 

occasions de s'instruire, le lecteur est à même de s'en apercevoir, 

et ne donnera pas plus de créance à ses informations que les 

sources d'où elles sortent ne paraîtront devoir en mériter. S'il 

passe si rapidement à travers le pays qu'aucun jugement ne lui 

soit possible, le lecteur le sait ; s'il reste longtemps dans des 

endroits de peu ou de point d'importance, on le voit, et on a la 

satisfaction d'avoir contre les erreurs soit volontaires, soit 

involontaires, autant de garanties que la nature des choses le 
permet, tous avantages inconnus à l'autre méthode. 

 

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– 8 – 

Mais, d'un autre côté, de grands inconvénients leur font 

contre-poids, parmi lesquels vient au premier rang la prolixité, 

que l'adoption du journal rend presque inévitable. On est obligé 

de revenir sur les mêmes sujets et les mêmes idées, et ce n'est 

certainement pas une faute légère d'employer une multitude de 

paroles à ce que peu de mots suffiraient à exprimer bien mieux. 

Une autre objection sérieuse, c'est que des sujets importants, au 

lieu d'être groupés de manière à ce qu'on puise en tirer des 

exemples ou des comparaisons, se trouvent donnés comme ils ont 

été observés, par échappées, sans ordre de temps ni de lieux, ce 

qui amoindrit l'effet de l'ouvrage et lui enlève beaucoup de son 
utilité. 

 
Les essais fondés sur les principaux faits observés, et donnant 

les résultats des voyages et non plus les voyages eux-mêmes, ont 

évidemment en leur faveur ce très grand avantage, que les sujets 

traités de la sorte sont réunis et mis en lumière autant que 

l'habileté de l'auteur le lui a permis ; la matière se présente avec 

toute sa force et tout son effet. La brièveté est une autre qualité 

inappréciable, car tous détails inutiles étant mis de côté, le lecteur 

n'a plus devant lui que ce qui tend à l'éclaircissement du sujet : 

quant aux inconvénients, je n'ai nul besoin d'en parler, je les ai 

suffisamment indiqués en montrant les avantages du journal ; il 

est clair que les avantages de l'une de ces formes seront en raison 
directe des inconvénients de l'autre. 

 
Après avoir pesé le pour et le contre, je pense qu'il ne m'est 

pas impossible, dans ma position particulière, de joindre le 
bénéfice de l'une et de l'autre. 

 
J'ai cru qu'ayant pour objet principal et prédominant 

l'agriculture, je pourrais répartir chacun des objets qu'elle 

embrasse en différents chapitres, conservant ainsi l'avantage de 
donner uniquement les résultats de mes voyages. 

 
En même temps je me propose, afin de procurer au lecteur la 

satisfaction que l'on peut trouver dans un journal, de donner sous 

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– 9 – 

cette forme les observations que j'ai faites sur l'aspect des pays 

parcourus et sur les mœurs, les coutumes, les amusements, les 

villes, les routes, les maisons de plaisance, etc., etc., qui peuvent, 

sans inconvénient, y trouver place. J'espère le contenter ainsi sur 

tous les points dont nous devons, en toute sincérité, lui donner 
connaissance pour les raisons que j'ai indiquées plus haut. 

 
C'est, d'après cette idée que j'ai revu mes notes et composé le 

travail que j'offre maintenant au public. 

 
Mais voyager sur le papier a aussi bien ses difficultés que 

gravir les rochers et traverser les fleuves. Quand j'eus tracé mon 

plan et commencé à travailler en conséquence, je rejetai sans 

merci une multitude de petites circonstances personnelles et de 

conversations jetées sur le papier pour l'amusement de ma 

famille et de mes amis intimes. Cela m'attira les remontrances 

d'une personne pour le jugement de laquelle je professe une 

grande déférence. À son avis, j'aurais absolument gâté mon 

journal par le retranchement des passages mêmes qui avaient le 

plus de chance de plaire à la grande masse des lecteurs. En un 

mot, je devais abandonner entièrement mon journal ou le publier 

tel qu'il avait été écrit : traiter le public en ami, lui laisser tout voir 

et m'en fier à sa bienveillance pour excuser ce qui lui semblerait 

futile. C'est ainsi que raisonnait cet ami : « Croyez-moi, Young, 

ces notes, écrites au moment de la première impression, ont plus 

chance de plaire que ce que vous produirez à présent de sang-

froid, avec l'idée de la réputation en tête : la chose que vous 

retrancherez, quelle qu'elle soit, eût été intéressante, car vous 

serez guidé par l'importance du sujet ; et soyez sûr que ce n'est 

pas tant cette considération qui charme, qu'une façon aisée et 

négligée de penser et d'écrire, plus naturelle à l'homme qui ne 

compose pas pour le public. Vous-même me fournissez une 

preuve de la rectitude de mon opinion. Votre voyage en Irlande 

(me disait-il trop obligeamment) est une des meilleures 

descriptions de pays que j'aie lues : il n'a pas eu cependant grand 

succès. Pourquoi ? Parce que la majeure partie en est consacrée à 

un journal de fermier que personne ne voudra lire, quelque bon 

qu'il puisse être à consulter. Si donc vous publiez quelque chose, 

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– 10 – 

que ce soit de façon qu'on le lise, ou bien abandonnez cette 

méthode, et tenez-vous-en aux dissertations en règle. Souvenez-

vous des voyages du docteur *** et de madame ***, dont il serait 

difficile de tirer une seule idée ; ils ont été cependant reçus avec 

applaudissements ; il n'est pas jusqu'aux sottes aventures de 

Baretti, parmi les muletiers espagnols, qui ne se lisent avec 
avidité » 

 
La haute opinion que j'ai du jugement de mon ami m'a fait 

suivre son conseil ; en conséquence, je me hasarde à offrir au 

public cet itinéraire, absolument tel qu'il a été écrit sur les lieux, 

priant le lecteur, qui trouvera trop de choses frivoles, de 

pardonner, en réfléchissant que l'objet principal de mes voyages 

se douve dans une autre partie de celle œuvre, à laquelle il peut 

recourir dès maintenant, s'il ne veut s'occuper que des objets 
d'une plus grande importance. 

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– 11 – 

VOYAGES EN FRANCE PENDANT LES 

ANNEES 1787, 1788 ET 1789 

JOURNAL 

15 mai 1787. — Il faut qu'un voyageur traverse bien des fois le 

détroit qui sépare, si heureusement pour elle, l'Angleterre du 

reste du monde, pour cesser d'être surpris du changement 

soudain et complet qui s'est fait autour de lui lorsqu'il débarque à 

Calais. L'aspect du pays, les gens, le langage, tout lui est nouveau, 

et dans ce qui paraît avoir le plus de ressemblance, un œil exercé 
n'a pas de peine à découvrir des traits différents. 

 
Les beaux travaux d'amélioration d'un marais salant, 

exécutés par M. Mourlon (de cette ville), m'avaient fait faire sa 

connaissance, il y a quelque temps, et je l'avais trouvé si bien 

renseigné sur plusieurs objets importants, que c'est avec le plus 

grand plaisir que je l'ai revu. J'ai passé chez lui une soirée 
agréable et instructive. — 165 milles. 

 
Le 17. – Neuf heures de roulis à l'ancrage avaient tellement 

fatigue ma jument, que je crus qu'un jour de repos lui serait 

nécessaire ; ce matin seulement j'ai quitté Calais. Pendant 

quelques milles le pays ressemble à certaines parties du Norfolk 

et du Suffolk ; des collines en pente douce, quelques maisons 

entourées de haies au fond des vallées, et des bois dans le 

lointain. Il en est de même en s'approchant de Boulogne. Aux 

environs  de  cette  ville,  je  fus  charmé  de  trouver  plusieurs 

châteaux appartenant à des personnes qui y demeurent 

habituellement. Combien de fausses idées ne recevons-nous pas 

des lectures et des ouï-dire ? Je croyais que personne en France, 

hors les fermiers et leurs gens, ne vivait à la campagne et mes 

premiers pas dans ce royaume me font rencontrer une vingtaine 
de villas. – Route excellente. 

 
Boulogne n'est pas désagréable ; des remparts de la ville 

haute, on embrasse un horizon magnifique, quoique les eaux 

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– 12 – 

basses de la rivière ne me le fissent pas voir à son avantage. On 

sait généralement que Boulogne est depuis fort longtemps le 

refuge d'un grand nombre d'Anglais à qui des malheurs dans le 

commerce ou une vie pleine d'extravagances ont rendu le séjour 

de l'étranger plus souhaitable que celui de leur propre patrie. Il 

est facile de s'imaginer qu'ils y trouvent un niveau de société qui 

les invite à se rassembler dans un même endroit. Certainement, 

ce n'est pas le bon marché, car la vie y est plutôt chère. Le 

mélange de dames françaises et anglaises donne aux rues un 

aspect singulier ; les dernières suivent leurs modes, les autres ne 

portent pas de chapeaux ; elles se coiffent d'un bonnet fermé et 

portent un manteau qui leur descend jusqu'aux pieds. La ville a 

l'air d'être florissante 

; les édifices sont en bon état et 

soigneusement réparés ; il y en a quelques-uns de date récente, 

signe de prospérité tout aussi certain, peut-être, qu'aucun autre. 

On construit une nouvelle église sur un plan qui nécessitera de 

grandes dépenses. En somme, la cité est animée, les environs 

agréables ; une plage de sable ferme s'étend aussi loin que la 

marée. Les falaises adjacentes sont dignes d'être visitées par ceux 

qui ne connaissent pas déjà la pétrification de la glaise ; elle se 

trouve à l'état rocheux et argileux que j'ai décrit à Harwich. 
(Annales d'Agriculture) – 24 milles. 

 
Le 18. – Boulogne, où se trouvent des collines opposées à la 

distance d'un mille, forme un charmant paysage ; la rivière 

serpente dans la vallée, et s'étend, en une belle nappe, au-dessous 

de la ville, avant de se jeter dans la mer, que l'on aperçoit entre 

deux  falaises,  dont  l'une  sert  de  fond  au  tableau.  Il  n'y  manque 

que du bois ; s'il s'en trouvait un peu plus, on aurait peine à 

imaginer une scène plus agréable. Le pays s'améliore, les clôtures 

deviennent plus fréquentes, quelques parties se rapprochent 

beaucoup de l'Angleterre. Belles prairies aux environs de Boubrie 

(Pont-de-Brique) ; plusieurs châteaux. L'agriculture ne fait pas 

l'objet de ce journal, mais je dois noter, en passant, qu'elle est 

certainement aussi misérable que le pays est bon. Pauvres 

moissons, jaunes de mauvaises herbes ! Cependant le terrain est 

resté tout l'été en jachère, bien inutilement. Sur les collines non 

loin de la mer, les arbres en détournent leurs cimes dépouillées 

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– 13 – 

de feuillage, ce n'est donc pas au vent du S.-O. seul qu'on doit 

attribuer cet effet. Si les Français n'ont pas d'agriculture à nous 

montrer, ils ont des routes ; rien de plus magnifique, de mieux 

tenu, que celle qui traverse un beau bois, propriété de 

M. Neuvillier ; on croirait voir une allée de parc. Et, certes, tout le 

chemin, à partir de la mer, est merveilleux : c'est une large 

chaussée aplanissant les montagnes au niveau des vallées : elle 

m'eût rempli d'admiration si je n'eusse rien su des abominables 

corvées, qui me font plaindre les malheureux cultivateurs 

auxquels un travail forcé a arraché cette magnificence. Des 

femmes que l'on voit dans le bois, arrachant à la main l'herbe 
pour nourrir leurs vaches, donnent au pays un air de pauvreté. 

 
Longé près de Montreuil des tourbières semblables à celles de 

Newbury. La promenade autour des remparts de cette ville est 

très jolie ; les petits jardins des bastions sont curieux. Beaucoup 

d'Anglais habitent Montreuil ; pourquoi ? Il n'est pas aisé de le 

concevoir ; car on n'y trouve pas cette animation qui fait le 

charme du séjour dans les villes. Dans un court entretien avec 

une famille anglaise retournant chez elle, la dame, qui est jeune 

et, je crois, agréable, m'assura que je trouverais la cour de 

Versailles d'une splendeur surprenante. Oh ! qu'elle aimait la 

France ! Comme elle aurait regretté son voyage en Angleterre, si 

elle ne se fût pas attendue à en revenir bientôt ! Comme elle avait 

traversé tout le royaume, je lui demandai quelle en était la partie 

qui lui plaisait le mieux ; la réponse fut telle qu'on la devait 

attendre d'aussi jolies lèvres : « Oh ! Paris et Versailles ! » Son 

mari, qui n'est plus si jeune, me répondit : « La Touraine. » Il est 

très probable qu'un fermier approuvera plutôt les sentiments du 
mari que ceux de la femme, malgré tous ses attraits. – 24 milles. 

 
Le 19. – J'ai dîné, ou plutôt je suis mort de faim, à Bernay, où, 

pour la première fois, j'ai rencontré ce vin dont j'avais entendu si 

souvent dire en Angleterre qu'il était pire que la petite bière. Pas 

de fermes éparses dans cette partie de la Picardie, ce qui est aussi 

malheureux pour la beauté de la campagne qu'incommode pour 

sa culture. Jusqu'à Abbeville, pays uni, mal plaisant, il y a 

beaucoup de bois, qui sont fort grands, mais sans intérêt. Passé 

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– 14 – 

près d'un château nouvellement construit, en craie ; il appartient 

à M. Saint-Maritan. S'il avait vécu en Angleterre, il n'aurait pas 

élevé une belle maison dans cette situation, ni donné à ses murs 
l'air de ceux d'un hôpital. 

 
Abbeville passe pour contenir 22 000 âmes ; c'est une ville 

ancienne et mal bâtie ; beaucoup de maisons sont en bois et me 

paraissent les plus antiques que je me souvienne avoir vues ; il y a 

longtemps qu'en Angleterre leurs sœurs ont été démolies. J'ai 

visité la manufacture de Van-Robais, établie par Louis XIV, et 

dont Voltaire et d'autres ont tant parlé. J'avais à prendre ici 

beaucoup d'informations sur la laine et les lainages, et, dans mes 

conversations avec les manufacturiers, je les ai trouvés grands 

faiseurs de politique et très violents contre le nouveau traité de 
commerce avec l'Angleterre. – 30 milles. 

 
Le 21. – Même pays plat et ennuyeux jusqu'à Flixcourt. – 15 

milles. 

 
Le 22 – De la misère et de misérables moissons jusqu'à 

Amiens ; les femmes sont au labour avec un couple de chevaux 

pour les semailles d'orge. La différence de coutumes entre les 

deux nations n'est nulle part plus frappante que dans les travaux 

des femmes : en Angleterre, elles vont peu aux champs, si ce n'est 

pour glaner et faner, parties de plaisir ou de maraude bien plus 

que travaux réguliers ; en France, elles tiennent la charrue et 

chargent le fumier. Les peupliers d'Italie ont été introduits ici en 
même temps qu'en Angleterre.

1

 

 

                                       

1

 Il faut que les choses aient changé depuis A. Young, car il nous 

avons vu les Anglaises travailler aux champs, et même la surprise n'a 
pas été petite de rencontrer une paysanne, en robe à trois étages de 
volants, en train de sarcler ses navets. En Écosse, où les gens de la 
campagne ont conservé le costume qu'exige leur situation, ces travaux 
ne nuisent en rien à l'ordre du ménage et à la bonne tenue de la 
famille. 

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– 15 – 

Une affaire remarquable dont Picquigny a été le théâtre fait le 

plus grand honneur à l'esprit tolérant des Français. M. Colmar, 

qui est juif, a acheté, du duc de Chaulnes, la seigneurie et les 

terres comprenant la vicomté d'Amiens, en vertu de quoi il 

nomme les chanoines de la cathédrale. L'évêque s'est opposé à 

l'exercice de ce droit ; un appel a porté la discussion devant le 

Parlement de Paris, qui s'est prononcé pour M. Colmar. La 

seigneurie immédiate de Picquigny, sans ses dépendances, a été 
revendue au comte d'Artois. 

 
Vu la cathédrale d'Amiens, que l'on dit bâtie par les Anglais ; 

elle est très grande et magnifique de légèreté et de richesse 

d'ornementation. On y disposait une tenture noire avec baldaquin 

et des luminaires pour le service du prince de Tingry, colonel du 

régiment de cavalerie en garnison dans la ville. Ce spectacle était 

une affaire pour les bourgeois, il y avait foule à chaque porte. On 

me refusa l'entrée ; mais, quelques officiers ayant été admis, 

donnèrent des ordres pour laisser passer un monsieur anglais ; je 

me trouvais déjà à une certaine distance lorsqu'on me rappela, en 

m'invitant, avec beaucoup de politesse, à entrer, et me faisant des 

excuses sur ce qu'on ne m'avait pas d'abord reconnu pour 

Anglais. Ce ne sont là que de bien petites choses, mais elles 

montrent un esprit libéral et doivent être notées. Si un Anglais 

reçoit des attentions en France, parce qu'il est Anglais, point n'est 

besoin de dire la conduite à tenir envers un Français en 

Angleterre. Le Château-d'Eau, ou machine hydraulique qui 

alimente Amiens vaut la peine d'être vu, mais on n'en pourrait 

donner une idée qu'au moyen de planches. La ville contient un 

grand nombre de fabriques de lainages. Je me suis entretenu avec 

plusieurs maîtres, qui s'accordaient entièrement avec ceux 
d'Abeville pour condamner le traité de commerce. – 15 milles. 

 
Le 23. – D'Amiens à Breteuil, pays accidenté, des bois en vue 

pendant tout le chemin. – 21 milles. 

 
Le 24. – Campagne plate, crayeuse et ennuyeuse presque 

jusqu'à Clermont, où elle s'améliore, s'accidente et se boise. Jolie 

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– 16 – 

vue de la ville et des plantations du duc de Fitzjames, au 
débouché de la vallée. – 24 milles. 

 
Le 25. – Les environs de Clermont sont pittoresques. Les 

coteaux de Liancourt sont jolis et couverts d'une culture que je 

n'avais pas vue auparavant, mélange de vignes (car la vigne se 

présente ici pour la première fois), de jardins et de champs : une 

pièce de blé, une autre de luzerne, un morceau de trèfle ou de 

vesces, un carré de vignes, des cerisiers et d'autres arbres à fruits 

plantés çà et là, le tout cultivé à la bêche. Cela fait un charmant 

ensemble, mais doit donner de pauvres produits. Chantilly ! La 

magnificence est son caractère dominant, on l'y voit partout. Il 

n'y a ni assez de goût, ni assez de beauté pour l'adoucir : tout est 

grand, excepté le château et il y a en cela quelque chose 

d'imposant. Je mets à part la galerie des batailles du grand Condé 

et le cabinet d'histoire naturelle, bien que riche en beaux 

échantillons, très habilement disposés ; il ne contient rien qui 

mérite une mention particulière ; pas une salle ne serait regardée 

comme grande en Angleterre. L'écurie est vraiment belle et 

surpasse en vérité de beaucoup tout ce que j'ai pu voir jusqu'ici : 

elle a 580 pieds de long, 40 de large, et renferme quelquefois 240 

chevaux anglais. J'avais tellement l'habitude de retrouver, dans 

les pièces d'eau, l'imitation des lignes sinueuses et irrégulières de 

la nature, que j'arrivais à Chantilly prévenu contre l'idée d'un 

canal 

; mais la vue de celui d'ici est frappante, elle 

m'impressionna comme les grandes choses seules le peuvent 

faire. Ce sentiment résulte de la longueur et des lignes droites de 
l'eau s'unissant à la régularité de tous les objets en vue. 

 
C'est, je crois, lord Kaimes qui dit que la portion du jardin 

contiguë au château doit participer à la régularité des bâtiments ; 

dans un endroit, si somptueux, cela est presque indispensable. 

L'effet,  ici,  est  amoindri  par  le  parterre  devant  la  façade,  dans 

lequel les carrés et les petits jets d'eau ne correspondent pas à la 

magnificence du canal. La ménagerie est très jolie et montre une 

variété prodigieuse de volailles de toutes les parties du monde ; 

c'est un des meilleurs objets auxquels une ménagerie puisse être 

consacrée ; ceci et le cerf de Corse prit toute mon attention. Le 

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– 17 – 

hameau renferme une imitation de jardin anglais ; comme ce 

genre est nouvellement introduit en France, on ne doit pas user 

d'une critique sévère. L'idée la plus anglaise que j'aie rencontrée 

est celle de la pelouse devant les écuries : elle est grande, d'une 

belle verdure et bien tenue, preuve  certaine  que  l'on  peut  avoir 

d'aussi beaux gazons dans le nord de la France qu'en Angleterre. 

Le labyrinthe est le seul complet que j'aie vu, et il ne m'a pas 

laissé de désir d'en voir un autre : c'est le rébus du jardinage. 

Dans les sylvae, il y a des plantes très rares et très belles. Je 

souhaite que les personnes qui visitent Chantilly et qui aiment les 

beaux arbres n'oublient pas de demander le gros hêtre ; c'est le 

plus, beau que j'aie vu, droit comme une flèche, n'ayant pas, à vue 

d'œil, moins de 80 à 90 pieds de haut, 40 jusqu'à la première 
branche, et 12 de diamètre à 5 pieds du sol. 

 
C'est, sous tous les rapports, un des plus beaux arbres qui se 

rencontrent en aucun lieu. Il y en a deux qui s'en rapprochent 

sans l'égaler. La forêt de Chantilly, appartenant au prince de 

Condé, est immense et s'étend fort loin dans tous les sens ; la 

route de Paris la traverse pendant dix milles dans la direction la 

moins étendue. On dit que la capitainerie est de plus de cent 

milles en circonférence, c'est-à-dire que dans cette 

circonscription les habitants sont ruinés par le gibier, sans avoir 

la permission de le détruire, afin de fournir aux plaisirs d'un seul 
homme. Ne devrait-on pas en finir avec ces capitaineries ? 

 
À Luzarches, ma jument m'a paru incapable d'aller plus loin ; 

les écuries de France, espèces de tas de fumier couverts, et la 

négligence des garçons d'écurie, la plus exécrable engeance que je 

connaisse, lui ont fait prendre froid. Je l'ai laissée, en 

conséquence, jusqu'à ce que je l'envoie chercher de Paris, et j'ai 

pris la poste pour cette ville. J'ai trouvé ce service plus mauvais, 

et même, en somme, plus cher qu'en Angleterre. En chaise de 

poste, j'ai voyagé comme on voyage en chaise de poste, c'est-à-

dire, voyant peu, ou rien. Pendant les dix derniers milles, je 

m'attendais à cette cohue de voitures qui près de Londres arrête 

le voyageur. J'attendis en vain ; car le chemin, jusqu'aux 

barrières, est un désert en comparaison. Tant de routes se 

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– 18 – 

joignent ici, que je suppose que ce n'est qu'un accident. L'entrée 

n'a rien de magnifique ; elle est sale et mal bâtie. Pour gagner la 

rue de Varenne, faubourg Saint-Germain, je dus traverser toute la 
ville, et le fis par de vilaines rues étroites et populeuses. 

 
À l'hôtel de Larochefoucauld, j'ai trouvé le duc de Liancourt et 

ses fils, le comte de Larochefoucauld et le comte Alexandre, ainsi 

que mon excellent ami, M. de Lazowski, que tous j'avais eu le 

plaisir de connaître dans le Suffolk. Ils me présentèrent à la 

duchesse d'Estissac, mère du duc, et à la duchesse de Liancourt. 

L'agréable réception et les attentions amicales que me prodigua 

toute cette généreuse famille étaient de nature à me laisser la plus 
favorable impression… – 42 milles. 

 
Le 26. – J'avais passé si peu de temps en France que tout y 

était encore nouveau pour moi. Jusqu'à ce que nous soyons 

accoutumés aux voyages, nous avons un penchant à tout dévorer 

des yeux, à nous étonner de tout, à chercher du nouveau en cela 

même où il est ridicule d'en attendre. J'ai été assez sot d'espérer 

trouver le monde bien autre que je le connaissais, comme si une 

rue de Paris pouvait se composer d'autre chose que de maisons, 

les maisons d'autre chose que de brique ou de pierre ; comme si 

les gens qui s'y trouvent, parce qu'ils n'étaient pas des Anglais, 

eussent dû marcher sur la tête. Je me déferai de cette sotte 

habitude aussi vite que possible, et porterai mon attention sur le 

caractère national et ses dispositions. Cela mène tout 

naturellement à saisir les petits détails qui les expriment le 
mieux ; tâche peu aisée et sujette à beaucoup d'erreurs. 

 
Je n'ai qu'un jour à passer à Paris, et il est employé à faire des 

achats. À Calais, ma trop grande prévoyance a causé les 

désagréments qu'elle voulait empêcher : j'avais peur de perdre ma 

malle si je la laissais à l'hôtel Dessein ; pour qu'on la mît à la 

diligence, je l'envoyai chez Mouron. Par suite, je ne l'ai pas 

trouvée à Paris, et j'ai à me procurer de nouveau tout ce qu'elle 

renfermait, avant de quitter cette ville pour les Pyrénées. Ce 

devrait être, selon moi, une maxime pour les voyageurs, de 

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– 19 – 

toujours confier leurs bagages aux entreprises publiques du pays, 
sans recourir à des précautions extraordinaires. 

 
Après une rapide excursion avec mon ami, M. Lazowski, pour 

voir beaucoup de choses, trop à la hâte pour en avoir quelque idée 

exacte, j'ai passé la soirée chez son frère, où j'ai eu le plaisir de 

rencontrer M. de Boussonet, secrétaire de la Société royale 

d'agriculture, et M. Desmarets, tous deux de l'Académie des 

sciences. Comme M. Lazowski connaît bien les manufactures de 

France, dans l'administration desquelles il occupe un poste 

important, et comme ces autres messieurs se sont beaucoup 

occupés d'agriculture, la conversation ne fut pas peu instructive, 

et je regrettai que l'obligation de quitter Paris de bonne heure ne 

me laissât pas l'espérance de retrouver une chose aussi agréable 

pour moi que la compagnie d'hommes dont la conversation 

montrait la connaissance des intérêts nationaux. Au sortir de là, 

je partis en poste, avec le comte Alexandre de Larochefoucauld, 

pour Versailles. afin d'assister  à  la  fête  du  jour  suivant 
(Pentecôte). Couché à l'hôtel du duc de Liancourt. 

 
Déjeuné avec lui, dans ses appartements, au palais, privilège 

qu'il tient de sa charge de grand maître de la garde-robe, une des 

principales de la cour de France. Là, je le trouvai au milieu d'un 

cercle de gentils-hommes, entre autres le duc de 

Larochefoucauld, célèbre par son goût pour l'histoire naturelle ; je 

lui fus présenté, car il se rend à Bagnères-de-Luchon, où j'aurai 
l'honneur d'être de sa compagnie. 

 
La cérémonie du jour était causée par le cordon bleu dont le 

roi devait donner l'investiture au duc de Berri, fils du comte 

d'Artois. La chapelle de la reine y chanta, mais l'effet fut bien 

mince. Pendant le service, le roi était assis entre ses deux frères, 

et semblait, par sa tenue et son inattention, regretter de n'être pas 

à la chasse. Il eût tout aussi bien fait que de s'entendre prêter un 

serment féodal, ou quelque autre sottise de ce genre, par un 

enfant de dix ans. À la vue de tant de pompeuses vanités, 

j'imaginai que c'était là le Dauphin, et m'en informai d'une dame 

fort à la mode, assise près de moi, ce qui la fit me rire au nez, 

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– 20 – 

comme si j'avais été coupable de la bêtise la plus signalée ; rien ne 

pouvait être plus offensant ; car ses efforts pour se retenir ne 

marquaient que mieux l'expression de son visage. Je m'adressai à 

M. de Larochefoucauld  afin  de  savoir quelle grosse absurdité 

m'était échappée à mon insu ; c'était de croirez-vous ? Parce que 

le  Dauphin,  comme  tout  le  monde  le  sait  en  France,  reçoit  le 
cordon bleu en naissant. 

 
Était-il si impardonnable à un étranger d'ignorer une chose 

d'autant d'importance dans l'histoire du pays que la bavette bleue 
donnée à un marmot au lieu d'une bavette blanche ? 

 
Après cette cérémonie, le roi et les chevaliers se dirigèrent en 

procession vers un petit appartement où le roi dîna ; ils saluèrent 

la reine en passant. Il parut y avoir plus d'aisance et de familiarité 

que d'apparat dans cette partie de la cérémonie ; Sa Majesté qui, 

par parenthèse, est la plus belle femme que j'aie vue aujourd'hui, 

reçut ces hommages de façons diverses. Elle souriait aux uns, 

parlait aux autres, certaines personnes semblaient avoir 

l'honneur d'être plus dans son intimité. Elle répondait froidement 

à ceux-ci, tenait ceux-là à distance. Elle se montra respectueuse et 

bienveillante pour le brave Suffren. Le dîner du roi en public a 

plus de singularité que de magnificence. La reine s'assit devant un 

couvert, mais ne mangea rien, elle causait avec le duc d'Orléans et 

le duc de Liancourt qui se tenait derrière sa chaise. C'eût été pour 

moi un très mauvais repas, et si j'étais souverain, je balayerais les 

trois quarts de ces formalités absurdes. Si les rois ne dînent pas 

comme leurs sujets, ils perdent beaucoup des plaisirs de la vie ; 

leur situation est assez faite pour leur en enlever la plus grande 

partie ; le reste, ils le perdent par les cérémonies vides de sens 

auxquelles ils se soumettent. La seule façon confortable et 

amusante de dîner serait d'avoir une table de dix à douze 

couverts, entourée de gens qui leur plairaient ; les voyageurs nous 
disent que telle était l'habitude du feu roi de Prusse. 

 
Il connaissait trop bien le prix de la vie pour la sacrifier à de 

vaines formes ou à une réserve monastique. 

 

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– 21 – 

Le palais de Versailles, dont les récits qu'on m'avait Ils 

avaient excité en moi la plus grande attente, n'est pas le moins du 

monde frappant. Je l'ai vu sans émotion ; l'impression qu'il m'a 

laissée est nulle. Qu'y a-t-il qui puisse compenser le manque 

d'unité 

? De quelque point qu'on le voie, ce n'est qu'un 

assemblage de bâtiments, un beau quartier pour une ville, non 

pas un bel édifice, reproche qui s'étend à la façade donnant sur le 

parc, quoiqu'elle soit de beaucoup la plus remarquable. La grande 

galerie est la plus belle que je connaisse, les autres salles ne sont 

rien ; on sait, du reste, que les statues et les peintures forment 

une magnifique collection. Tout le palais, hors la chapelle, semble 

ouvert à tout le monde ; la foule incroyable, au travers de laquelle 

nous nous frayâmes un chemin pour voir la procession, était 

composée de toutes sortes de personnes, quelques-unes assez mal 

vêtues, d'où je conclus qu'on ne repoussait qui que ce soit aux 

portes. Mais à l'entrée de l'appartement où dînait le roi, les 

officiers firent des distinctions, et ne permirent pas à tous de 
s'introduire pêle-mêle. 

 
Les voyageurs, même de ces derniers temps, parlent 

beaucoup de l'intérêt remarquable que prennent les Français à ce 

qui concerne leurs rois, montrant par la vivacité de leur attention 

non seulement de la curiosité, mais de l'amour. Où, comment et 

chez qui l'ont-ils découvert ? C'est ce que j'ignore. – Il doit y avoir 

de l'inexactitude, ou bien le peuple a changé, dans ce peu 
d'années, au delà de ce qu'on peut croire. 

 
Dîné à Paris ; le soir, la duchesse de Liancourt, qui paraît être 

la meilleure des femmes, m'a mené à l'Opéra, à Saint-Cloud, où 

nous avons aussi visité le palais que la reine fait bâtir ; il est 

grand, mais je trouve beaucoup à redire dans la façade. – 20 
milles. 

 
Le 28. – Ma jument étant assez remise pour supporter le 

voyage, point essentiel pour un aussi pauvre écuyer que moi, j'ai 

quitté Paris avec le comte de Larochefoucauld et mon ami 

Lazowski, et me suis mis en chemin pour traverser tout le 

royaume jusqu'aux Pyrénées. La route d'Orléans est une des plus 

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– 22 – 

importantes de celles qui partent de Paris ; j'espérais, en 

conséquence, que ma précédente impression du peu d'animation 

des environs de cette ville serait effacée ; elle s'est au contraire 
confirmée : c'est un désert, comparé aux approches de Londres. 

 
Pendant dix milles nous n'avons pas rencontré une diligence ; 

rien que deux messageries et des chaises de poste en petit 

nombre ; pas la dixième partie de ce que nous aurions trouvé près 
de Londres à la même heure. 

 
Connaissant la grandeur, la richesse et l'importance de Paris, 

ce fait m'embarrasse beaucoup. S'il se confirmait plus tard, il y 
aurait abondance de conclusions à en tirer. 

 
Pendant quelques milles on voit de tous côtés des carrières, 

dont on extrait la pierre au moyen de grandes roues. La 

campagne est variée ; il y faudrait une rivière pour la rendre plus 

agréable aux yeux. On a, en général, des bois en vue ; la 

proportion du territoire français, couvert par cette production en 

l'absence de charbon de terre, doit être considérable, car elle est 

la même depuis Calais. À Arpajon, petit château du duc de 
Mouchy, rien ne le recommande à l'attention. – 20 milles. 

 
Le 29. – Contrée plate jusqu'à Étampes, le commencement du 

fameux Pays de Beauce. Jusqu'à Toury, chemin plat et ennuyeux, 

deux  ou  trois  maisons  de  campagne  en  vue,  seulement.  –  31 
milles. 

 
Le 30. – Plaine unie, sans clôtures, sans intérêt et même 

ennuyeuse, quoique l'on ait partout en vue des villages et de 

petites villes ; on ne trouve pas réunis les éléments d'un paysage. 

Ce Pays de Beauce renferme, selon sa réputation, la fine fleur de 

l'agriculture française ; sol excellent, mais partout des jachères. 

Passé à travers la forêt d'Orléans, propriété du duc de ce nom, 
c'est une des plus grandes de France. 

 

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– 23 – 

Du clocher de la cathédrale d'Orléans, la vue est fort belle. La 

ville est grande ; ses faubourgs, dont chacun se compose d'une 

seule rue, s'étendent à près d'une lieue. Le vaste panorama qui se 

déroule de toutes parts est formé par une plaine sans bornes, à 

travers laquelle la magnifique Loire serpente majestueusement ; 

c'est un horizon de quatorze lieues parsemé de riches prairies, de 

vignes, de jardins et de forêts. Le chiffre de la population doit être 

élevé ; car, outre la cité, qui contient près de 40 000 habitants, le 

nombre de villes plus petites et de villages qui se pressent dans 

cette plaine est assez grand pour donner au paysage beaucoup 

d'animation. La cathédrale, d'où nous observions cette scène 

grandiose, est un bel édifice ; le chœur en fut élevé par Henri IV. 

La nouvelle église est jolie, le pont de pierre superbe ; c'est le 

premier essai en France de l'arche plate, qui y est maintenant en 

vogue. Il a neuf arches et mesure 410 yards de long sur 45 pieds 

de large. À entendre certains Anglais, on supposerait qu'il n'y a 

pas un beau pont dans toute la France ; ce n'est, je l'espère, ni la 

première, ni la dernière erreur que ce voyage dissipera. On voit 

amarrés aux quais beaucoup de barges et de bateaux construits 

sur la rivière, dans le Bourbonnais, etc. ; chargés de bois, d'eau-

de-vie, de vin et d'autres marchandises, ils sont démembrés à leur 

arrivée à Nantes et vendus avec la cargaison. Le plus grand 

nombre est en sapin. Entre Nantes et Orléans, il y a un service de 

bateaux partant quand il se trouve six voyageurs à un louis d'or 

par tête ; on couche à terre ; le trajet dure quatre jours et demi. La 

rue principale conduisant au pont est très belle, pleine d'activité 

et de mouvement, car on fait ici beaucoup de commerce. On doit 
admirer les beaux acacias épars dans la ville. – 20 milles. 

 
Le 31. En la quittant, on entre dans la misérable province de 

Sologne, que les écrivains français appellent la triste Sologne. Les 

gelées de printemps ont été fortes partout dans le pays, car les 

feuilles de noyers sont noires et brûlées. Je ne me serais pas 

attendu à ce signe certain d'un mauvais climat de l'autre côté de 

la Loire ; la Ferté-Lowendahl, plateau graveleux couvert de 

bruyères. Les pauvres gens qui cultivent ici sont métayers, c'est-à-

dire que, n'ayant pas de capital, ils reçoivent du propriétaire le 

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– 24 – 

bétail et la semence, et partagent avec lui le produit ; misérable 
système qui perpétue la pauvreté et empêche l'instruction. 

 
Rencontré un homme employé sur le chemin, qui est resté 

quatre ans prisonnier à Falmouth ; il ne semble pas garder 

rancune aux Anglais, bien qu'il n'ait pas été satisfait de la façon 

dont on l'avait traité. Le château de la Ferté, appartenant au 

marquis de Coix, est très beau ; on y trouve de nombreux canaux, 

de l'eau en abondance. À Nonant-le-Fuzellier, singulier mélange 

de sables et de flaques d'eau ; clôtures nombreuses, maisons et 

chaumières en bois, à murs d'argile ou de briques, couvertes, non 

pas en ardoises, mais en tuiles, quelques-unes en bardeaux, 

comme dans le Suffolk ; rangées de têtards dans les haies, 

excellente route, sol sableux. L'aspect général du pays est boisé ; 

tout concourt à produire une ressemblance frappante avec 

plusieurs parties de l'Angleterre ; mais la culture en est si 

différente, que la moindre attention suffit à détruire cette 
apparence. – 27 milles. 

 
Le 1er Juin. – Même pays malheureux jusqu'à la Loge ; les 

champs trahissent une agriculture pitoyable, les maisons la 

misère. Cependant le sol serait susceptible de grandes 

améliorations, si l'on savait s'y prendre ; mais c'est peut-être la 

propriété de quelques-uns de ces êtres brillants qui figuraient 

dans la cérémonie de l'autre jour à Versailles. Que Dieu 

m'accorde de la patience quand j'aurai à rencontrer des pays aussi 

abandonnés, et qu'il me pardonne les malédictions qui 

m'échappent contre l'absence ou l'ignorance de leurs possesseurs. 

Entré dans la généralité de Bourges et bientôt après dans une 

forêt de chênes, appartenant au comte d'Artois ; les arbres se 

couronnent avant d'atteindre une taille convenable. Ici finit la 

Sologne pauvre. Le premier aspect de Verson (Vierzon) et de ses 

alentours est très beau : une vallée majestueuse s'ouvre à vos 

pieds ; le Cheere (Cher) la suit, et l'œil le retrouve plusieurs fois 

pendant quelques lieues ; un soleil brillant faisait resplendir ses 

eaux comme une chaîne de lacs sous les ombrages d'une vaste 
forêt. On aperçoit Bourges sur la gauche. – 18 milles. 

 

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– 25 – 

Le 2. – Passé le Cher et la Lave. Ponts bien construits ; belles 

rivières formant, avec les bois, les maisons, les bateaux, les 
collines adjacentes, une scène animée. 

 
Vierzon. – Plusieurs maisons neuves, édifices en belle pierre ; 

la ville semble florissante et doit sans doute beaucoup à la 

navigation. Nous sommes actuellement en Berry, pays gouverné 

par une assemblée provinciale ; par conséquent, les routes sont 
bonnes et faites sans corvées. 

 
La petite ville de Vatan s'occupe surtout de filature. Nous y 

avons bu d'excellent vin de Sancerre, généreux, haut en couleur, 

d'une saveur riche, à 20 sous la bouteille ; dans la campagne, il 

n'en coûte que 10. Horizon étendu aux approches de 
Châteauroux. Vu les manufactures. – 40 milles. 

 
Le 3. – Nous sommes tombés, à environ 3 milles d'Argenton, 

sur un paysage admirable, malgré sa sévérité : c'est une vallée 

étroite entre deux rangs de collines boisées, se resserrant, de 

façon à être embrassées d'un coup d'œil, pas un acre de sol uni, 

sauf le fond, que sillonne une petite rivière baignant les murs 

d'un vieux château placé à droite, de façon pittoresque ; à gauche 
une tour s'élève au-dessus des bois. 

 
Argenton. – J'ai gravi les rochers qui surplombent la ville, et 

une scène délicieuse s'est offerte à mes regards : la vallée, qui a 

1/2 mille de large, 2 ou 3 de long, fermée, à l'une de ses 

extrémités, par des collines, à l'autre par Argenton et les vignes 

qui l'entourent, présente des traits assez abruptes pour former un 

ensemble pittoresque 

; dans le fond, la rivière serpente 

gracieusement au milieu d'innombrables enclos d'une charmante 
verdure. 

 
Les vénérables ruines d'un château, situées près du 

spectateur, sont bien faites pour éveiller les réflexions sur le 

triomphe  des  arts  de  la  paix  sur les ravages barbares des âges 

féodaux, alors que chacune des classes de la société était plongée 

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– 26 – 

dans le désordre, et les rangs inférieurs dans un esclavage pire 
que celui de nos jours. 

 
De Vierzon à Argenton, plaine unie et semée de bruyères. Pas 

d'apparence de population, les villes mêmes sont distantes. 

Pauvre culture, gens misérables. Par ce que j'ai pu voir, je les 

crois honnêtes et industrieux ; ils paraissent propres, sont polis et 

ont bonne façon. Je pense qu'ils amélioreraient volontiers leur 

pays, si la société dont ils font partie était réglée par des principes 
tendant à la prospérité nationale. – 18 milles. 

 
Le 4 – Traversé une suite d'enclos, qui auraient eu meilleure 

apparence si les chênes n'avaient perdu leurs feuilles, par suite 

des ravages d'insectes dont les toiles pendent encore sur leurs 

bourgeons.  Il  en  repousse  de  nouvelles. Traversé un cours d'eau 

qui sépare le Berry de la Marche ; on voit aussitôt paraître les 

châtaigniers ; ils s'étendent sur les champs, et donnent la 
nourriture du pauvre. 

 
De beaux bois, des accidents de terrain, mais peu de signes de 

population. On voit aussi des lézards pour la première fois. Il 

semble y avoir une corrélation entre le climat, les châtaigniers et 

ces innocents animaux. Ils sont très nombreux, quelques-uns ont 
près d'un pied de long. Couché à la Ville-au-Brun. – 24 milles. 

 
La campagne devient plus belle. Passé un vallon où les eaux 

d'un petit ruisseau, retenues par une chaussée, forment un lac, 

principal ornement de ce tableau délicieux. Ses rives ondulées et 

les éminences couvertes de bois sont pittoresques ; de chaque 

côté, les collines sont en harmonie ; l'une d'elles, couverte 

maintenant de bruyères, peut se transformer en une pelouse pour 

l'œil prophétique du goût. Rien ne manque, pour faire un jardin 
charmant, qu'un peu de soin. 

 
Pendant seize milles, le pays est de beaucoup le plus beau que 

j'aie vu en France. Bien clos, bien boisé ; le feuillage ombreux des 

châtaigniers donne aux collines une éclatante verdure, comme les 

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– 27 – 

prairies arrosées (que je vois ici pour la première fois 

aujourd'hui) la donnent aux vallées. Des chaînes de montagnes 

lointaines forment l'arrière-plan du tableau dont elles rehaussent 

l'intérêt. La pente qui mène à Bassines offre une superbe vue ; et, 

à l'approche de la ville, le paysage présente un mélange capricieux 
de rochers, de bois et d'eaux. 

 
Le long de notre route vers Limoges, nous avons rencontré un 

second lac artificiel entre deux collines ; puis des hauteurs plus 

sauvages coupées de jolis vallons ; un autre lac plus beau que le 

précédent, avec une belle ceinture de bois ; nous avons ensuite 

passé une montagne revêtue d'un taillis de châtaigniers, d'où se 

découvrait un horizon comme je n'en avais pas encore vu, soit en 

France, soit en Angleterre, très accidenté, tout couvert de forêts, 

et bordé de montagnes éloignées. Pas une trace d'habitation 

humaine ; ni village, ni maison, ni hutte, pas même une fumée 

indiquant la présence de l'homme ; scène vraiment américaine, 

où il ne manquait que le tomahawk du sauvage. Halte à une 

exécrable auberge, appelée Maison-Rouge, où nous projetions de 

passer la nuit ; mais, après examen, les apparences furent jugées 

si repoussantes, et il nous vint de la cuisine un rapport si 

misérable, que nous reprîmes le chemin de Limoges. La route, 

pendant tout ce trajet, est vraiment superbe, bien au delà de ce 
que j'ai vu en France ou autre part. – 44 milles. 

 
Le 6. – Visité Limoges et ses manufactures. C'était 

certainement une station romaine, et il y reste encore quelques 

traces de son antiquité. Elle est mal bâtie, les rues sont étroites et 

tortueuses, les maisons hautes et d'un aspect désagréable ; les 

gros murs sont en granit ou en bois, revêtus avec des lattes et du 

plâtre, ce qui épargne la chaux article très cher ici, car on l'amène 

de douze lieues de distance ; toits garnis de tuiles, très avancés et 

presque plats ; preuve certaine que nous sommes hors de la 
région des neiges. 

 
Le plus bel édifice public est une fontaine dont l'eau, amenée 

de trois quarts de lieue par un aqueduc voûté, passe à soixante 

pieds sous un rocher pour arriver à l'endroit le plus élevé de la 

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– 28 – 

ville, d'où elle tombe dans un bassin de quinze pieds de diamètre, 

taillé  dans  un  seul  bloc  de  granit ;  de  là  elle  se  rend  dans  des 

réservoirs garnis d'écluses, que l'on ouvre pour l'arrosage des rues 
ou en cas d'incendie. 

 
L'antique cathédrale est en pierre ; on y voit des arabesques 

sculptées avec autant de légèreté, de délicatesse, d'élégance, que 

ce que fait l'orgueil des maisons modernes décorées dans le même 
style. 

 
L'archevêque actuel s'est bâti un grand et beau palais, et son 

jardin est la chose la plus remarquable de Limoges, car il domine 

un paysage dont la beauté a peu d'égales ; ce serait perdre son 

temps d'en donner d'autre description que juste ce qu'il faut pour 

engager les autres voyageurs à le voir. La rivière serpente dans 

une vallée entourée de coteaux, qui présentent l'assemblage le 

plus animé et le plus riant de villas, de fermes, de vignes, de 

prairies en pente, de châtaigneraies, s'harmonisant avec un tel 

bonheur, qu'il en résulte un spectacle vraiment délicieux. Cet 

évêque est un ami de la famille du comte de Larochefoucauld ; il 
nous invita à dîner et nous reçut largement. 

 
Lord Macartney, amené en France après la prise des 

Grenadines, passa quelque temps avec lui : il y eut un exemple de 

politesse française à l'égard de Sa Seigneurie, qui montre 

l'urbanité de ce peuple : l'ordre était venu de la Cour de chanter le 

Te Deum, juste le jour où lord Macartney devait arriver. Sentant 

ce que des démonstrations de joie publique, pour une victoire qui 

avait enlevé sa liberté à cet hôte distingué, auraient de pénible 

pour lui, l'évêque proposa à l'intendant de remettre la cérémonie 

à quelques jours plus tard, afin qu'elle ne le surprît point à 

l'improviste ; ce que fut convenu, et fait ensuite de manière à 

montrer autant d'attention pour les sentiments de lord Macartney 

que pour les leurs propres. L'évêque me dit que lord Macartney 

parlait mieux français qu'il ne l'aurait cru possible à un étranger, 

s'il ne l'avait entendu ; mieux que beaucoup de Français bien 
élevés. 

 

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– 29 – 

La place d'intendant ici a été illustrée par un ami de 

l'humanité, Turgot, dont la réputation, bien gagnée dans cette 

province, le fit mettre à la tête des finances du royaume, comme 

on  le  peut  voir  dans  son  intéressante  biographie,  écrite  par  le 

marquis de Condorcet avec autant d'exactitude que d'élégance. La 

renommée laissée ici par Turgot est considérable. Les 

magnifiques chemins que nous avons suivis, si fort au-dessus de 

tout ce que j'ai vu en France, comptent parmi ses bonnes œuvres ; 

on  leur  doit  bien  ce  nom,  car  il n'y employa pas les corvées. Le 

même patriote éminent a fondé une société d'agriculture ; mais 

dans cette direction, où les efforts de la France ont presque 

toujours été malheureux, il n'a rien pu faire, des abus trop 

enracinés lui barraient le chemin. Comme dans les autres 

sociétés, on s'assemble, on fait la conversation, on offre des prix 

et on publie des sottises. Il n'y a pas grand mal à cela ; le peuple, 

ne sachant pas lire, est bien loin de consulter les mémoires qu'on 

écrit. Il peut voir cependant, et si une ferme lui était présentée 

digne d'être imitée, il pourrait apprendre. Je demandai, entre 

autres choses, si les membres de cette société avaient des terres, 

d'où l'on pût juger s'ils connaissaient eux-mêmes ce dont ils 

parlaient ; on m'en assura, cependant la conversation m'éclaira 

bientôt là-dessus. Ils ont des métairies autour de leurs maisons de 

campagne, et se considèrent comme faisant valoir, se faisant 

justement un mérite de ce qui est la malédiction et la ruine du 

pays. Dans toutes mes conversations sur l'agriculture depuis 

Orléans, je n'ai pas trouvé une personne qui sentît le mal dérivant 
de ce mode de fermage. 

 
Le 7. – Les châtaigneraies cessent une lieue avant Pierre-

Buffière, parce que, dit-on, le sol est un granit très dur ; on ajoute 

aussi à Limoges que sur ce granit il ne vient ni vignes, ni blé, ni 

châtaignes, bien que ces plantes prospèrent quand il se 

désagrège ; il est vrai que le granit et les châtaignes nous 

apparurent à la fois à notre entrée dans le Limousin. La route est 

incomparable, et ressemble plutôt aux allées bien tenues d'un 

jardin qu'à un grand chemin ordinaire. Vu pour la première fois 

de vieilles tours ; elles semblent nombreuses dans ce pays. – 33 
milles. 

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– 30 – 

 
Le 8. – Spectacle extraordinaire pour l'œil d'un Anglais : 

plusieurs bâtiments, trop bien construits pour mériter le nom de 

chaumières, n'ont pas une vitre. À quelques milles sur la droite se 

trouve Pompadour, haras royal ; il y a des chevaux de toutes 

races, mais principalement des arabes, des turcs et des anglais. Il 

y a trois ans, on importa quatre étalons arabes coûtant soixante-

douze mille livres (3 149 L.). Le prix d'une saillie n'est que de trois 

livres, au bénéfice du palefrenier ; les propriétaires peuvent 

vendre leurs poulains comme ils l'entendent, mais lorsque ceux-ci 

atteignent la taille voulue, les officiers du roi jouissent d'un 

privilège, pourvu qu'ils donnent le prix offert par d'autres. On ne 

monte pas ces chevaux avant six ans. Ils pâturent tout le jour ; la 

nuit on les renferme par crainte des loups, une des grandes plaies 

du pays. Un cheval de six ans, haut de quatre pieds six pouces, se 

vend soixante-dix liv. st. ; on a offert quinze liv. st. d'un poulain 

d'un an. Passé Uzarche ; dîné à Douzenac ; entre cet endroit et 
Brives, rencontré le premier champ de maïs ou blé de Turquie. 

 
La beauté du pays, dans les 34 milles qui séparent Saint-

Georges de Brives, est si variée, et sous tous les rapports si 

frappante et de tant d'intérêt, que je n'entreprendrai pas une 

description minutieuse 

; je remarquerai seulement, d'une 

manière générale, que je doute qu'il y ait en Angleterre ou en 

Irlande quelque chose de comparable. Ce n'est pas que, dans le 

Royaume-Uni, une belle vue ne rompe çà et là l'uniformité 

ennuyeuse de tout un district, et ne récompense le voyageur ; 

mais il n'y a pas cette rapide succession de paysages, dont bon 

nombre seraient fameux en Angleterre par la foule de curieux 

qu'ils attireraient. Le pays est tout en collines et en vallées ; les 

collines sont très hautes, elles seraient chez nous des montagnes 

si elles étaient désertes et revêtues de bruyères ; la culture, qui 

s'étend jusqu'au sommet, les amoindrit à l'œil. Leurs formes sont 

très variées : elles se renflent en dômes superbes ; elles se 

dressent en masses abruptes, enserrant des gorges profondes 

(glens) ; elles s'étendent en amphithéâtres de cultures que l'œil 

suit de gradin en gradin ; à de certains endroits se trouvent 

amoncelées mille et mille inégalités de terrain ; dans d'autres, la 

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– 31 – 

vue se repose sur des tableaux de la plus douce verdure. Ajoutez à 

ceci le riche vêtement de châtaigneraies que la main prodigue de 

la nature a jeté sur les pentes. Soit que les vallées ouvrent leur 

sein verdoyant pour que le soleil y fasse resplendir les rivières qui 

s'y reposent, soit qu'elles se resserrent en sombres gorges, livrant 

à peine passage aux eaux qui roulent sur leurs lits de rochers, 

éblouissant l'œil de l'éclat des cascades, toujours le paysage est 

rempli d'intérêt et de caractère. Des vues, d'une beauté singulière, 

nous rivaient au sol ; celle de la ville d'Uzarche, couvrant une 

montagne conique surgissant du milieu d'un amphithéâtre de 

forêts, les pieds baignés par une magnifique rivière, n'a point 

d'égale en son genre. Derry (Irlande) y ressemble, mais les traits 

les plus beaux lui manquent. De la ville elle-même, et un peu 

après l'avoir passée, on jouit de délicieuses scènes formées par les 

eaux. À la descente de Douzenac, on a également un horizon 

immense et magnifique. Il faut y joindre le plus beau chemin du 

monde, parfaitement construit, parfaitement tenu : on n'y voit 

pas plus de poussière, de sable, de pierres, d'inégalités que dans 

l'allée d'un jardin ; solide, uni, formé de granit broyé, tracé 

toujours tellement de façon à dominer le paysage, que si 

l'ingénieur n'avait pas eu d'autre but, il ne l'eût pas fait avec un 
goût plus accompli. 

 
La vue de Brives, prise des hauteurs, est si attrayante, que 

l'on s'attend à trouver une charmante petite ville ; l'animation des 

alentours confirme cet espoir ; mais en entrant le contraste est 

tel, qu'il vous en dégoûte entièrement. Les rues étroites, mal 

bâties, tortueuses, sales, puantes, empêchent le soleil et presque 

l'air de pénétrer dans les habitations ; il faut en excepter 
quelques-unes sur la promenade. – 34 milles. 

 
Le 9. – Nous entrons dans une nouvelle province, le Quercy, 

partie de la Guyenne ; elle n'est pas, à beaucoup près, si belle que 

le Limousin, mais en revanche, elle est beaucoup mieux cultivée, 

grâce au maïs qui y fait merveilles. Passé devant Noailles ; sur le 

sommet d'une haute colline, on voit le château du duc de ce nom. 

Nous avons quitté le granit pour le calcaire, et perdu du même 
coup les châtaigniers. 

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– 32 – 

 
En descendant à Souillac, on jouit d'une vue qui doit plaire à 

tout le monde : c'est une échappée sur un délicieux petit vallon, 

encaissé entre des collines très abruptes ; de sauvages montagnes 

font ressortir la beauté de la plaine couverte de cultures, 

ombragée çà et là de noyers. Rien ne semble pouvoir surpasser 
l'exubérance de ce fonds. 

 
Souillac est une petite ville florissante, qui compte quelques 

gros négociants. Par la Dordogne, rivière navigable huit mois de 

l'année, on reçoit du merrain d'Auvergne qu'on exporte à 

Bordeaux et Libourne, ainsi que du vin, du blé et du bétail ; on 

importe du sel en grande quantité. Impossible pour une 

imagination anglaise de se figurer les animaux qui nous servirent 

à l'hôtel du Chapeau-rouge : des êtres appelés femmes par la 

courtoisie des habitants de Souillac, en réalité des tas de fumier 

ambulants.  Mais  ce  serait  en  vain  qu'on  chercherait  en  France 

une servante d'auberge proprement mise. – 34 milles. Le 10. – 

Passé la Dordogne sur un bac, parfaitement arrangé aux deux 

extrémités pour l'entrée et la sortie des chevaux, sans qu'on soit 

obligé, comme en Angleterre, de les battre outrageusement pour 

les décider à y sauter : le contraste des prix n'est pas moindre ; 

pour un whisky anglais, un cabriolet français, un cheval de selle et 

six personnes, nous ne payâmes que 50 sous (2/1). En Angleterre, 

sur ces exécrables bacs, j'ai payé une demi-couronne par roue, et 

au grand risque de rompre les jambes des chevaux. La rivière 

coule dans une vallée très profonde entre deux rangs de collines 

élevées : la vue qui s'étend loin, rencontre partout des villages ou 

des habitations isolées ; l'apparence d'une nombreuse population. 

Les châtaigniers viennent ici sur le calcaire, contrairement à la 
maxime limousine. 

 
Passé Payrac, rencontré beaucoup de mendiants, ce qui ne 

m'était pas encore arrivé. Partout le pays, filles et femmes n'ont ni 

bas, ni souliers ; les hommes à la charrue n'ont ni sabots, ni bas à 

leurs pieds. Cette pauvreté frappe à sa racine la prospérité 

nationale, la consommation du pauvre étant d'une bien autre 

importance que celle du riche : la richesse d'un peuple consiste 

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– 33 – 

dans la circulation intérieure et sa propre consommation ; on doit 

donc regarder comme un mal des plus funestes, que les produits 

des manufactures de lainage et de cuir soient hors de la portée 

des classes pauvres. Cela nous rappelle la misère de l'Irlande. 

Traversé Pont-de-Rodez et gagné un terrain élevé, d'où nous 

jouissons d'un immense panorama de chaînes de montagnes, de 

collines, de pentes douces, de vallées, s'échelonnant l'une derrière 

l'autre dans toutes les directions ; peu de bois, mais de nombreux 

arbres disséminés. On embrasse distinctement au moins 

quarante milles, sur lesquels pas un acre n'est de niveau ; le soleil, 

sur le point de se coucher, en éclairait une partie et montrait un 

grand nombre de villages et de fermes éparses. Les monts 
d'Auvergne, à une distance de cent milles, ajoutaient à l'effet. 

 
Passé près de plusieurs chaumières, fort bien bâties en pierre 

et couvertes en tuiles ou ardoises, cependant sans vitres aux 

fenêtres : y a-t-il apparence qu'un pays soit florissant quand la 

préoccupation principale est d'éviter la consommation des objets 

manufacturés ? Un autre signe de misère que je remarque, 

pendant tout le chemin, depuis Calais jusqu'ici, ce sont ces 

femmes qui vont ramasser dans leur tablier de l'herbe pour leurs 
vaches. – 30 milles. 

 
Le 11. – Vu pour la première fois les Pyrénées, à la distance de 

150 milles. – Pour moi qui n'avais aperçu de montagnes qu'à 60 

ou 70 milles au plus, j'entends celles de Wicklow, au sortir 

d'Holyhead, le coup d'œil était intéressant. L'œil, en quête de 

nouveaux objets, finissait toujours par se reposer là. Leur 

grandeur, leurs cimes neigeuses, les deux royaumes qu'elles 

partagent, le but de notre voyage que nous savions y trouver, 

rendent bon compte de cet effet. Vers Cahors, le pays change et 

prend un aspect sauvage ; cependant partout on voit des maisons, 
et un tiers des terres est en vignes. 

 
Ville laide ; les rues ne sont ni larges ni droites ; la nouvelle 

route est une amélioration. Le principal objet du commerce d'ici 

sont les vins et les eaux-de-vie. Le vrai vin de Cahors, dont la 

réputation est grande, provient d'une suite d'enclos très 

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– 34 – 

rocailleux, situés sur une chaîne de collines en plein sud ; on 

l'appelle vin de Grave, parce qu'il vient sur un sol de gravier. Dans 

les années d'abondance, le prix du bon vin ici ne dépasse pas le 

prix du fût ; l'année dernière, il se vendait 10/6 la barrique, ou 8 

d. la douzaine. On nous en servit, aux Trois-Rois, de trois à dix 

ans ; ce dernier à raison de 30 sous (2/3) la barrique ; excellent, 

généreux, montant, sans être capiteux, et, à mon goût, bien 

meilleur que nos Porto. Il me plut tellement que j'établis une 
correspondance avec M. Andoury, l'aubergiste.

2

 La chaleur de ce 

pays suffit à la production de ce vin très fort. Voici le jour le plus 
brûlant que nous ayons encore eu. 

 
Après Cahors la montagne s'élève si brusquement qu'on la 

croirait près de culbuter dans la ville. Les feuilles de noyers ont 

été noircies par les gelées d'il y a quinze jours. En questionnant, 

j'ai appris que les mois de printemps sont sujets à ces gelées, et, 

quoique les seigles en soient quelquefois brûlés, on connaît à 

peine la rouille du froment ; preuve décisive contre la théorie qui 

fait des gelées la cause de ce fléau. Il est rare qu'il tombe de la 
neige. Couché à Ventillac. – 22 milles. 

 
Le 12. – Par leur forme et leur couleur, les maisons des 

paysans ajoutent à la beauté de la campagne : elles sont carrées, 

blanches, ont des toits presque plats, et peu de fenêtres. Les 

paysans sont pour la plupart propriétaires. Le tableau immense 

des Pyrénées se déploie devant nous dans des proportions 

d'étendue et de hauteur vraiment sublimes : près de Perges, la 

vue d'une riche vallée, qui semble s'étendre jusqu'au pied des 

montagnes, est une scène splendide ; on ne voit qu'une vaste 

nappe de culture, parsemée de ces maisons blanches si bien 

bâties ; l'œil se perd dans une vapeur qui s'arrête au pied de la 

magnifique chaîne, dont les sommets, couverts de neige, se 

                                       

2

 Je lui en demandai depuis une barrique ; mais, soit que (ce que 

je  ne  veux  pas  croire)  il  m'en  ait  envoyé  de  mauvais,  soit  que  ce  vin 
soit tombé en de mauvaises mains ; je n'en sais rien ; mais je compte 
l'argent qu'il m'a coûté comme un gaspillage. 

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– 35 – 

découpent de la façon la plus hardie. Le chemin de Caussade est 

bordé de six rangées d'arbres, dont deux de mûriers, les premiers 

que j'aie vus. Ainsi nous avons donc presque atteint les Pyrénées 

avant de rencontrer une culture que quelques-uns voudraient 

introduire en Angleterre ! Le fond de la vallée est tout à fait plat ; 

la route est bien construite, et faite principalement de gravier. 

Montauban est une ville ancienne mais non pas mal bâtie. Il y a 

de belles maisons, bien qu'elles ne forment pas de belles rues. On 

la dit populeuse ; le mouvement qui y règne en est la preuve. La 

cathédrale est moderne, d'une assez bonne construction, mais 

lourde. Le collège, le séminaire, l'évêché et le palais du premier 

président de la Cour des Aides sont de beaux édifices ; ce dernier 

est grand, avec une entrée trop fastueuse. Promenade bien située, 

sur le plus haut des remparts, embrassant cette admirable vallée, 

ou plutôt cette plaine, une des plus riches de l'Europe, bornée 

d'un côté par la mer, de l'autre par les Pyrénées, dont les masses 

sublimes, amoncelées les unes sur les autres et couvertes de 

neige, déploient une étonnante variété d'ombres et de lumières, 

naissant de leurs formes abruptes et de l'immensité de leurs 

proportions. Cet amphithéâtre, de cent milles de diamètre, a la 

majesté de l'Océan, l'œil s'y perd : horizon presque infini de 

cultures ; ensemble animé et confus de parties infiniment variées, 

se fondant par degrés dans la lointaine obscurité, d'où sort 

l'imposant chaos des Pyrénées, dont les cimes argentées s'élèvent 

par delà les nuages. J'ai rencontré à Montauban le capitaine 

Plampin, de la marine royale ; il était avec le major Crew, qui vit 

avec sa famille dans une maison qu'il a achetée ici. Il nous en fit 

courtoisement les honneurs ; elle est délicieusement placée, à la 

sortie de la ville, devant un très beau paysage ; leur obligeance 

m'éclaira sur certains points, dont leur résidence ici les faisait 

bons juges. La vie est à bon marché ; on nous nomma une famille, 

dont on supposait le revenu de 1 500 louis par an, et qui vivait sur 

le  pied  de  5 000  l.  st.  en  Angleterre.  La  cherté  et  le  bon  marché 

relatifs des différents pays est un sujet de considérable 

importance, mais d'une analyse difficile. Comme, à mon avis, les 

Anglais sont beaucoup plus avancés que les Français dans les arts 

usuels et les manufactures, l'Angleterre doit être le pays où il fait 

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– 36 – 

le moins cher vivre. Ce que nous observons ici, c'est l'habitude de 
moins dépenser ; chose, très différente. – 30 milles. 

 
Le 13. – Traversé Grisolles : les chaumières sont, les unes 

bien bâties, mais sans vitres aux fenêtres, les autres sans autre 

ouverture que la porte. Dîné à Pompinion (Pompignan), au 

Grand-Soleil, auberge excellente, où le capitaine Plampin, qui 

nous avait accompagnés, prit congé de nous. Violent orage ; 

j'avais trouvé cette pluie plus forte que ce que je connaissais en 

Angleterre ; mais en nous remettant en route pour Toulouse, je 

fus immédiatement convaincu qu'il n'en était pas tombé de 

semblable dans le royaume car la désolation répandue sur la 

scène, qui nous souriait dans son abondance peu d'heures 
auparavant, faisant mal à voir. 

 
Partout la détresse ; les belles moissons de blé sont tellement 

couchées, que je doute qu'elles se relèvent jamais, d'autres 

champs sont si inondés, qu'on ne sait, en les regardant, si l'eau ne 

les a pas toujours occupés. Les fossés, rapidement comblés par la 

boue, avaient débordé sur la route et porté du sable et du limon 
au travers des récoltes. 

 
Traversé les plus beaux champs de blé que l'on puise voir 

nulle part. L'orage a donc été heureusement partiel. Passé à 

Saint-Jorry ; route superbe, sans surpasser celles du Limousin. 

Jusqu'aux portes de Toulouse, c'est le désert ; on ne rencontre pas 

plus de monde que si l'on était à cent milles de toute cité. – 31 
milles. 

 
Le 14. – Visité la ville, qui est très ancienne et très grande, 

mais non peuplée à proportion ; les édifices sont de briques et de 

bois, et, par suite, de triste apparence. Toulouse s'est toujours 

enorgueilli de son goût pour les beaux-arts et la littérature. Son 

université date de 1215, et ses prétentions font remonter la 

fameuse Académie des Jeux floraux jusqu'à 1323 ; elle possède 

aussi une Académie royale des sciences, et une autre de peinture, 

sculpture et architecture. L'église des Cordeliers a des caveaux, 

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– 37 – 

dans lesquels nous descendîmes, et qui ont la propriété de 

préserver les cadavres de la corruption ; on en montre que l'on dit 
avoir cinq cents ans. 

 
Si j'avais un caveau bien éclairé, qui conservât l'air et la 

physionomie, aussi bien que la chair et les os, j'aimerais à y voir 

tous mes ancêtres, et ce désir serait, je le suppose, proportionné, 

à leur mérite et à leur renommée ; mais la tombe ordinaire, avec 

sa voracité, est préférable à celle-ci qui conserve des difformités 

cadavéreuses et perpétue la mort. Toulouse n'est pas sans objet 

plus intéressants que des églises et des académies : il y a le 

nouveau quai, les moulins à blé et le canal de Brienne. Le quai est 

très long, bel ouvrage sous tous les rapports ; les maisons qu'on 

doit bâtir seront régulières comme celles qui existent déjà, d'un 

style massif et sans élégance. Le canal de Brienne, ainsi appelé du 

nom de l'archevêque de Toulouse, depuis premier ministre et 

cardinal, a été destiné à joindre à Toulouse la Garonne et le canal 

de Languedoc, qui se réunissent à deux milles de cette ville. La 

nécessité de cette jonction vient de ce que la navigation est 

impossible dans la ville, à cause des barrages établis pour les 

moulins à blé. Il communique au fleuve par une voûte qui passe 

sous le quai ; une écluse le met de niveau avec le canal de 

Languedoc. Sa largeur permet à plusieurs barges de passer de 

front. Ces entreprises ont été bien conçues, et leur exécution est 

vraiment magnifique ; mais la magnificence surpasse le besoin ; 

tandis que le canal de Languedoc est très animé, celui de Brienne 
est un désert. 

 
Nous vîmes, entre autres choses à Toulouse, la maison de 

M. du Barry, frère du mari de la célèbre comtesse. Grâce à 

certaines manœuvres qui prêteraient à l'anecdote, il parvint à la 

tirer de l'obscurité, puis à la marier avec son frère, et en fin de 

compte à se faire par elle une assez jolie fortune. Au premier 

étage se trouve l'appartement principal, composé de sept à huit 

pièces, tapissé et meublé avec un tel luxe, qu'un amant 

enthousiaste disposant des finances d'un royaume, pourrait à 

grand'peine répéter sur une échelle un peu large ce qui se trouve 

ici  en  proportion  modérée.  Pour  qui  aime  la  dorure  il  y  en  a  à 

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– 38 – 

satiété, tellement que pour un Anglais cela paraîtrait trop brillant. 

Mais les glaces sont belles et en grand nombre. Salon très élégant 

(toujours à l'exception des dorures) 

; j'ai remarqué un 

arrangement d'un effet très agréable : c'est un miroir devant les 

cheminées, au lieu des différents écrans dont on se sert en 

Angleterre ; il glisse en avant et en arrière dans le mur. Il y a un 

portrait de madame du Barry, qui passe pour ressemblant ; si 

vraiment  il  l'est,  on  pardonne  les  folies  faites  par  un  roi  pour 

l'écrin d'une telle beauté ! Quant au jardin, il est au-dessous de 

tout mépris, si ce n'est comme exemple des efforts où peut 

entraîner l'extravagance : dans l'espace d'un acre sont entassées 

des collines en terre, des montagnes de carton, des rochers de 

toile ; des abbés, des vaches et des bergères, des moutons de 

plomb, des singes et des paysans, des ânes et des autels en 

pierre ; de belles dames et des forgerons, des perroquets et des 

amants en bois ; des moulins à vent, des chaumières, des 
boutiques et des villages, tout, excepté la nature. 

 
Le 15. – Rencontré des montagnards qui me rappelèrent ceux 

d'Écosse ; je les avais vus pour la première fois à Montauban, ils 

portent des bonnets ronds et plats et de larges culottes : « La 

cornemuse, les bonnets bleus, le gruau d'avoine, se trouvent tout 

aussi bien, dit Sir James Stuart, en Catalogne, en Auvergne et en 

Souabe que dans le Lochaber. » Beaucoup de femmes ici vont 

sans bas ; j'en ai rencontré revenant du marché avec leurs souliers 
dans leurs paniers.

3

 La vue des Pyrénées est si nette, on distingue 

si bien les contrastes de lumière et d'ombre sur la neige que l'on 

serait tenté de réduire à quinze les soixante milles qui nous en 
séparent. – 30 milles. 

 
                                       

3

  Il  en  est  de  même  en  Écosse,  où  les  femmes  du  peuple  vont 

généralement nu-pieds, surtout les servantes et les ouvrières des 
manufactures. C'est un spectacle très commun aux abords des villes 
où se tiennent les marchés, que celui de jeunes personnes en chapeau, 
avec de belles robes, de beaux châles de Paisley et le boa de rigueur, se 
lavant les pieds pour mettre les bas et les souliers qu'elles ont 
apportés avec elles. 

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– 39 – 

Le 16. – À partir de Toulouse nous avons vu, de l'autre côté de 

la Garonne, une rangée de hauteurs qui a pris hier de plus en plus 

de régularité ; ce sont, sans aucun doute, les ramifications les plus 

lointaines des Pyrénées, qui s'étendent dans cette immense vallée 

jusqu'à Toulouse, mais pas plus loin. On s'approche des 

montagnes, la culture couvre les étages inférieurs, le reste semble 

être boisé ; chemins toujours mauvais. Rencontré plusieurs 

charrettes, toutes chargées de deux pièces de vin posées tout à fait 

à l'arrière sur le train : comme les roues de derrière sont 

beaucoup plus hautes que celles de devant, on voit que ces 

montagnards ont plus de bon sens que John Bull. Les roues sont 
toutes cerclées en bois. 

 
Ici, pour la première fois, j'ai vu des festons de vignes, 

courant d'arbre en arbre dans des rangées d'érables ; on les 

conduit au moyen de liens de ronces, de sarments ou d'osier. 

Elles donnent beaucoup de raisins, mais le vin en est mauvais. 

Traversé Saint-Martino (St-Martory), puis un village composé de 
maisons bien bâties, sans une seule vitre. – 30 milles. 

 
Le 17. – Saint-Gaudens est une ville en train de s'embellir : 

beaucoup de maisons neuves, avec quelque chose de plus que du 

confort. Vue extraordinaire de Saint-Bertrand ; on arrive tout 

d'un coup sur une vallée assez enfoncée pour que l'œil n'en perde 

ni un buisson, ni un arbre ; la ville se presse sur une éminence 

autour de sa grande cathédrale : on l'eût bâtie tout exprès pour 

rehausser le pittoresque du paysage, qu'on ne l'eût su mieux 

placer. Les montagnes s'élèvent orgueilleusement tout autour, 
faisant un cadre rustique à ce délicieux petit tableau. 

 
Passé la Garonne sur un nouveau pont d'une seule belle 

arche, en calcaire bleu compacte. Dans toutes les haies, des 

néfliers, des pruniers, des cerisiers, des érables, servent d'appui à 

la vigne. Halte à Lauresse, après quoi nous touchons presque aux 

montagnes, qui ne laissent qu'une étroite vallée, dont la Garonne 

et la route occupent une partie. Immense quantité de volaille ; 

dans  tout  ce  pays  on  en  sale  la  plus  grande  partie  et  on  la 

conserve dans de la graisse. Nous goûtâmes de la soupe faite avec 

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– 40 – 

une cuisse d'oie ainsi conservée, elle était loin d'être aussi 
mauvaise que je m'y serais attendu. 

 
Les moissons d'ici sont arriérées et trahissent le manque de 

soleil ; il n'y a pas à s'en étonner, car nous suivons depuis 

longtemps les bords d'une rivière très rapide, et quoique nous 

soyons encore dans la vallée, nous devons avoir atteint une 

grande altitude. Les montagnes deviennent de plus en plus 

intéressantes. Aux yeux d'un homme du nord, elles sont d'une 

beauté singulière ; on sait l'aspect sombre et désolé qu'offrent les 

nôtres, ici le climat les couvre de verdure, les plus hautes cimes 

que nous ayons en vue sont boisées ; la neige ne se trouve que sur 
des chaînes plus élevées. 

 
Quitté la Garonne à quelques lieues avant Sirpe (Cierp) où 

elle reçoit la Neste. La route de Bagnères suit cette rivière dans 

une étroite vallée, à la naissance de laquelle est bâtie Luchon, 

terme de notre voyage, qui a été pour moi un des plus agréables 

que j'aie entrepris : mes compagnons avaient la bonne humeur et 

le bon sens indispensables aux voyageurs pour retirer d'une telle 
expédition et plaisir et profit. 

 
Après avoir traversé le royaume et fréquenté pas mal 

d'auberges françaises, je dirais généralement qu'elles sont, en 

moyenne, supérieures à celles d'Angleterre sous deux rapports, 

inférieures sous tout le reste. Nous avons été mieux traités sans 

aucun doute, pour la nourriture et la boisson que nous ne 

l'eussions été en allant de Londres aux Highlands d'Écosse, pour 

le double du prix. Mais si on ne regarde pas à la dépense, on vit 

mieux en Angleterre. La cuisine ordinaire en France a beaucoup 

d'avantages ; il est vrai que si on n'avertit pas, tout est rôti outre 

mesure ; mais on donne des plats si variés et en tel nombre, que si 

les uns ne vous conviennent pas, vous en trouverez sûrement 

d'autres à votre goût. Le dessert d'une auberge de France n'a pas 

de rival en Angleterre ; on ne doit pas non plus mépriser les 

liqueurs. Si nous avons quelquefois trouvé le vin mauvais, il est 

en général bien meilleur que le porto de nos hôteliers. Les lits de 

France surpassent les autres, qui ne sont bons que dans les 

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– 41 – 

premiers hôtels. On n'a pas non plus le tracas de voir si les draps 

sont mis à l'air, sans doute par rapport au climat. Hors cela, le 

reste fait défaut. Pas de salle à manger particulière, rien qu'une 

chambre à deux, trois et quatre lits. Vilain ameublement, murs 

blanchis à la chaux ou papier de différentes sortes dans la même 

pièce, ou encore tapisseries si vieilles, que ce sont des nids de 

papillons et d'araignées ; un aubergiste anglais jetterait les 

meubles au feu. Pour table, on vous donne partout une planche 

sur des tréteaux arrangés de façon si commode, qu'on ne peut 

étendre ses jambes qu'aux deux extrémités. Les fauteuils de 

chêne, à siège de jonc, ont le dossier tellement perpendiculaire, 

que toute idée de se délasser doit être abandonnée. On dirait les 

portes destinées autant à donner une certaine musique qu'à 

laisser entrer le monde ; le vent siffle à travers leurs fentes, les 

gonds sont toujours grinçant, il entre autant de pluie que de 

lumière par les fenêtres ; il n'est pas aisé de les ouvrir, une fois 
fermées ; ni une fois ouvertes, aisé de les fermer. 

 
L'inventaire des ustensiles d'une auberge de France ne doit 

faire mention ni de têtes-de-loup, ni de balais de crin, ni de 

brosses. De sonnettes, il n'en est pas question, il faut brailler 

après la fille, qui, lorsqu'elle paraît n'est ni propre ni bien 

habillée, ni jolie. La cuisine est noire de fumée ; le maître est 

ordinairement aussi cuisinier ; moins on voit ce qui s'y fait, plus il 

est probable que l'on conservera d'appétit, mais ceci n'a rien de 

particulier à la France. Grande quantité de batterie de cuisine en 

cuivre, quelquefois mal étamée. La politesse et les attentions 

envers leurs hôtes semblent rarement aux maîtresses de maison 
un des devoirs de leur état. – 30 milles. 

 
Le 28. – Après dix jours passés dans le logement que les amis 

du comte de Larochefoucauld nous ont procuré, il est temps de 

prendre note de quelques particularités de notre manière de vivre 

ici. M. Lazowski et moi nous avons occupé deux belles pièces au 

rez-de-chaussée, ayant chacune un lit, plus une chambre de 

domestique pour 4 livres (3/6) par jour. Nous sommes si peu 

habitués en Angleterre à habiter dans nos chambres à coucher 

que l'on trouve singulier qu'en France on ne se tienne nulle part 

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– 42 – 

ailleurs ; c'est ce que j'ai vu dans toutes les auberges, c'est ce que 

fait ici tout le monde sans différence de rangs. Ceci m'est 

nouveau : notre coutume anglaise est bien plus commode et bien 

plus agréable. Mais j'attribue cette habitude à l'économie 

française.  
 

 
Le lendemain de notre arrivée, je fus présenté à la société 

Larochefoucauld avec laquelle nous vivons ; elle se compose du 

duc et de la duchesse de Larochefoucauld, fille du duc de Chabot ; 

de son frère, le prince de Laon ; de la princesse, fille du duc de 

Montmorency ; du comte de Chabot, autre frère de la duchesse de 

Larochefoucauld ; du marquis d'Aubourval ; ce qui, en comptant 

mes deux compagnons et moi-même, fait un total de neuf 

convives au dîner et au souper. Un traiteur nous prend 4 livres 

par tête pour les deux repas, composés : à dîner, de deux services 

et un dessert ; à souper, d'un service et de dessert, le tout bien 

garni des fruits de saison ; on paye le vin à part, 6 sous (3 d.) la 

bouteille. Ce n'est qu'avec difficulté que le palefrenier du comte a 

pu trouver une écurie. Le foin ne vaut guère moins de 5 l. st. par 

tonne ; l'avoine est à peu près au même prix en Angleterre, mais 

moins bonne ; la paille est chère et si rare que souvent les 
chevaux se passent de litière. 

 
Les états de Languedoc font bâtir un grand établissement de 

bains, contenant des cabinets séparés avec baignoire, une vaste 

salle commune et deux galeries où l'on peut se promener à l'abri 

du soleil et de la pluie. Il n'y a actuellement que d'horribles trous. 

Les patients sont enfoncés jusqu'au cou dans une eau sulfureuse, 

bouillante, que l'on croirait destinée, ainsi que la caverne de bêtes 

sauvages d'où elle sort, à donner plus de maladies qu'elle n'en 
guérit. 

 
On y a recours pour des éruptions cutanées. La vie y est 

monotone. Les baigneurs et les buveurs d'eau ne vont à la source 

que vers cinq heures et demie, six heures du matin, mais mon ami 

et moi parcourons déjà les montagnes, en admirant les scènes 

grandioses et sauvages que l'on y rencontre à chaque pas. La 

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– 43 – 

région des Pyrénées tout entière est d'une nature et d'un aspect 

tellement différents de ce que j'avais encore vu, que ces 

excursions m'intéressent au plus haut point. La culture est d'une 

grande perfection, surtout en ce qui regarde les prairies arrosées ; 

nous recherchons le paysans qui nous paraissent les plus 

intelligents et nous nous entretenons longuement avec ceux qui 

entendent le français, ce que tous ne font pas, car le langage du 

pays est un mélange de catalan, de provençal et de français. Ceci, 

avec l'examen des minéraux (sujet pour lequel le duc de 

Larochefoucauld aime à nous tenir compagnie, étant lui-même 

très versé dans cette branche de l'histoire naturelle) et la revue 

des plantes que nous connaissons, nous fait employer très 

agréablement notre temps. La course du matin achevée, nous 

revenons nous habiller pour le dîner, à midi et demi, une heure ; 

puis on visite alternativement le salon de madame de 

Larochefoucauld ou celui de la comtesse de Grandval, les seules 

dames logées assez grandement pour recevoir toute notre 

compagnie. Personne n'est exclu ; comme le premier soin de tout 

arrivant est de faire le matin une visite à ceux qui l'ont précédé, 

que cette visite est rendue, tout le monde se connaît à ces 

réunions, qui durent jusqu'à ce que la fraîcheur du soir permette 

de faire une promenade. Il n'est question que de cartes, de tric-

trac, d'échecs et quelquefois de musique ; mais les cartes 

dominent : point n'est besoin de dire que je m'absentais souvent 

de ces assemblées, que je trouve aussi mortellement ennuyeuses 

en France qu'en Angleterre. Le soir, la compagnie se sépare pour 

la promenade jusqu'à huit heures et demie, on soupe à neuf ; 

ensuite vient une heure de conversation dans la chambre d'une de 

ces dames, et c'est le meilleur moment de la journée, car la 

causerie y est libre, vive et pleine d'abandon ; on ne l'interrompt 

que les jours du courrier, alors le duc reçoit de tels paquets de 

journaux  et  de  pamphlets  que  nous  devenons  tous  de  sérieux 

politiques. Tout le monde est couché à onze heures. Dans cet 

ordre du jour il n'y a rien de plus gênant que l'heure du dîner ; 

c'est une conséquence de ce qu'on ne déjeune pas, car la toilette 

étant de rigueur, il faut être de retour de toute excursion matinale 

à midi. Cette seule chose, lorsqu'on s'y tient, suffit à exclure 

toutes recherches, sauf les plus frivoles. En coupant la journée 

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– 44 – 

exactement en deux, on rend impossible toute affaire demandant 

sept ou huit heures d'attention non interrompue par les soins de 

la toilette ou des repas, soins que l'on accepte volontiers après de 

la fatigue ou un travail quelconque. En Angleterre nous nous 

habillons  pour  le  dîner,  et  avec  raison,  le  reste  du  jour  étant 

consacré au loisir, à la conversation, au repos ; mais le faire à 

midi, c'est trop de temps perdu. À quoi est bon un homme en 

culottes et en bas de soie, le chapeau sous le bras et la tête bien 

poudrée ? – À faire de la botanique dans une prairie arrosée ? – À 

gravir les rochers pour recueillir des échantillons 

minéralogiques ? – À parler fermage avec le paysan et le valet de 

charrue ? – Non, il n'est propre qu'à s'entretenir avec les dames, 

ce qui certainement en tout pays, mais surtout en France où leur 

esprit est très éclairé, forme un excellent emploi du temps ; 

seulement on n'en jouit jamais aussi bien qu'après une journée 

passée à un exercice actif ou à une recherche animée ; à quelque 

chose qui ait élargi la sphère de nos conceptions, ou ajouté au 

trésor de nos connaissances. Je suis conduit à faire cette 

remarque, parce que l'habitude de dîner à midi est générale en 

France, excepté chez les personnes de haut rang à Paris. On ne 

saurait l'attaquer avec trop de sévérité ni trop de ridicule, parce 

qu'elle est contraire à toute vue de la science, à tout effort 
vigoureux, à toute occupation utile. 

 
Vivre, comme je le fais, avec des personnes considérables du 

royaume, est une excellente occasion pour un voyageur désireux 

de connaître les coutumes et le caractère d'une nation. J'ai toute 

raison d'être satisfait de l'expérience, car elle me fait jouir 

constamment des avantages d'une société libre et polie, dans 

laquelle prévaut, éminemment, une condescendance invariable, 

une douceur de caractère, ce que nous appelons en anglais good 

temper ; elles viennent, je le crois au moins, de mille petites 

particularités sans nom, qui ne sont pas le résultat du caractère 

personnel des individus, mais apparemment de celui de la nation. 

Outre les personnes déjà nommées, nous avons encore dans nos 

réunions : le marquis et la marquise de Hautfort (d'Hautefort) ; le 

duc et la duchesse de Ville, la duchesse est une des meilleures 

personnes que je connaisse ; le chevalier de Peyrac ; M. l'abbé 

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– 45 – 

Bastard ; le baron de Serres ; la vicomtesse Duhamel ; Ies évêques 

de Croire (Cahors ?) et de Montauban ; M. de la Marche ; le baron 

de Montagu, célèbre joueur d'échecs ; le chevalier de Cheyron et 

M. de Bellecombe, qui commandait à Pondichéry, et fut pris par 

les Anglais. Il y a aussi une demi-douzaine de jeunes officiers et 
trois ou quatre abbés. 

 
S'il m'était permis, d'après ce que j'ai vu là, de hasarder une 

remarque sur le ton de la conversation en France, j'en louerais la 

parfaite convenance, bien qu'en la trouvant insipide. Toute 

vigueur de pensée doit tellement s'effacer dans l'expression, que 

le mérite et la nullité se trouvent ramenés à un même niveau. 

Châtiée, élégante, polie, insignifiante, la masse des idées 

échangées n'a le pouvoir ni d'offenser ni d'instruire ; là où le 

caractère est si effacé, il y a peu de place pour la discussion, et 

sans la discussion et la controverse, qu'est-ce que la 

conversation ? L'humeur facile et la douceur habituelle sont les 

premières conditions de la société privée ; mais l'esprit, les 

connaissances, l'originalité, doivent rompre cette surface 

uniforme par quelques saillies de sentiment ; sans cela l'entretien 
n'est qu'un voyage sur une plaine sans fin. 

 
La vallée de Larbousse, dans laquelle Luchon se trouve, est 

avec son cadre de montagnes la plus grande de toutes les beautés 

rustiques que nous avons à contempler. La chaîne qui la borde au 

nord est déboisée mais couverte de cultures ; aux trois quarts de 

sa hauteur, un grand village est perché sur une côte si escarpée, 

que le voyageur inexpérimenté tremble que le village, l'église et 

les habitants ne culbutent dans la vallée. Des villages ainsi juchés, 

comme l'aire d'un aigle, sont très communs dans les Pyrénées, 

qui paraissent prodigieusement peuplées. La hauteur de la 

montagne, à l'ouest de la vallée, est étonnante. Les prairies 

arrosées et les cultures en occupent plus du tiers. Une forêt de 

chênes et de hêtres forme au-dessus une superbe ceinture, plus 

haut il n'y a que de la bruyère, plus haut encore, de la neige. De 

quelque point qu'on la contemple, cette montagne est imposante 

par sa masse, magnifique par sa verdure. La chaîne de l'est est 

d'un caractère différent : il y a plus de variété de cultures, de 

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– 46 – 

villages, de forêts, de gorges et de cascades. Celle de Gouzat, qui 

met un moulin en mouvement en tombant de la montagne, est 

d'une beauté romantique ; et rien ne lui manque de ce qu'il faut 

pour la rehausser. Il y a des détails dans celle de Montauban que 

Claude Lorrain eût reproduits sur sa toile, et la vue prise du roc 

au châtaignier, est vive et animée. Au sud, notre vallée se termine 

d'une manière remarquable ; la Neste jette d'incessantes cascades 

sur les rochers qui semblent lui opposer une éternelle résistance. 

L'éminence, au centre d'une petite vallée sur laquelle est une 

vieille tour, forme un site sauvage et romantique ; le grondement 

des eaux s'harmonise avec les montagnes, dont les forêts 

sourcilleuses perdues dans la neige, donnent une grandeur 

imposante, une majesté sombre à cette scène, et semblent élever 

entre les deux royaumes une barrière infranchissable aux armées. 

Mais que peuvent les rochers, les montagnes et les neiges contre 

l'ambition humaine ? Les ours se retirent dans les tanières de 

leurs bois, les aigles nichent sur leurs rocs. Tout est grand ; la 

sublimité de la nature, avec une majesté imposante, remplit l'âme 

de terreur 

; l'esprit est comme enchaîné à ces lieux, et 

l'imagination, malgré tout son pouvoir, ne cherche rien au delà : 

elle rend plus sourds les mugissements des cascades et revêt les 
bois d'une teinte plus sombre. 

 
Il faut du temps pour visiter un semblable pays. Le climat est 

tel ou du moins a été tel depuis que je suis à Bagnères-de-Luchon, 

que l'on ne peut guère compter plus d'un beau jour sur trois. Les 

nuages, arrêtés et déchirés par les montagnes, déversent 

incessamment leur contenu. Du 26 juin au 2 juillet, nous eûmes 

une pluie abondante qui dura soixante heures sans interruption. 

Les montagnes, quoique proches, étaient cachées jusqu'à la base 

par les nuages. Elles n'arrêtent pas seulement ceux qui flottent 

dans l'atmosphère, mais semblent pouvoir en produire : vous 

voyez de légères vapeurs s'élever des gorges, s'amasser le long des 

pentes, s'accroître par degrés, jusqu'à ce qu'elles forment des 

nuées assez lourdes pour reposer sur les hauts sommets, ou 

autrement jusqu'à ce qu'elles soient emportées avec les autres 
dans l'atmosphère. 

 

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– 47 – 

Parmi les maîtres de cette immense chaîne, les premiers en 

dignité, à l'égard du mal qu'ils font, sont les ours. Il y en a de deux 

espèces : carnivores et frugivores ; les dégâts de ces derniers 

surpassent ceux de leurs plus terribles frères. Ils viennent la nuit 

ravager les grains, surtout le sarrasin et le maïs, et sont d'un goût 

si délicat dans le choix des épis, qu'ils renversent et gâtent 

infiniment plus qu'ils ne mangent. Les carnivores attaquent le 

gros bétail aussi bien que les moutons ; on ne peut laisser les 

troupeaux la nuit au pâturage. Quand ils sortent, c'est sous la 

garde d'un berger armé d'un fusil et accompagné de chiens 

grands et forts ; le soir, tout le long de l'année, on les ramène aux 

étables. Quelquefois des bœufs s'égarent et courent risque d'être 

dévorés. Les ours les attaquent en leur sautant sur le dos, ils les 

forcent à baisser la tête, puis les déchirent avec leurs ongles dans 

une étreinte effroyable. On fait, chaque année, des battues, 

plusieurs paroisses associant leurs efforts. Une ligne de chasseurs 

resserre peu à peu le bois où se trouve l'ours. Les ours sont gras 

en hiver, une bonne pièce vaut alors trois louis. Jamais ils 

n'attaquent les loups, mais plusieurs loups poussés par la faim 

attaqueront un ours et le dévoreront. On ne voit ici les loups 

qu'en hiver. En été ils se retirent dans les endroits des Pyrénées 

les plus déserts, les plus éloignés des habitations ; c'est la terreur 
des troupeaux de moutons, comme par tout le reste de la France. 

 
Dans le premier projet de notre tour aux Pyrénées, se trouvait 

une excursion en Espagne. Notre hôte de Luchon avait déjà 

auparavant procuré des mulets et des guides à des personnes se 

rendant à Saragosse et à Barcelone pour affaires. Sur notre 

demande, il écrivit à Vielle, première ville espagnole au delà des 

montagnes, qu'on envoyât trois mules et un guide parlant 

français. Quand ils arrivèrent, au jour fixé, nous nous mîmes en 
route.

4

 (Voir, pour les détails, Annales d'Agr., t. VIII, p. 193.) 

 
                                       

4

 Le récit de cette excursion se trouve dans le volume publié en 

1860 sous le titre de Voyages en Italie et en Espagne pendant les 
années 1787, et 1789, trad. de M. Lesage, p. 347 et suiv. Paris, 
Guillaumin, in-18 de 424 p. 

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– 48 – 

21  Juillet.  –  Retour.  –  Quitté  Jonquières,  où  la  figure  et  les 

manières des habitants vous feraient croire qu'il n'en est pas un 

qui ne soit contrebandier ; nous arrivons à une superbe route que 

le roi d'Espagne a ordonné de faire. Elle commence aux piliers 

marquant la frontière des deux monarchies et se joint à la route 

française : elle est magnifiquement construite. Nous prenons 

congé de l'Espagne pour rentrer en France ; le contraste est 

frappant. Lorsque l'on passe la mer de Douvres à Calais, les 

apprêts et les embarras d'une traversée conduisent graduellement 

l'esprit a l'idée du changement ; mais ici, sans franchir une ville, 

une barrière, un mur même, vous entrez dans un nouveau 

monde. Une superbe chaussée, faite avec la solidité et la 

magnificence qui distinguent les grandes routes françaises, prend 

la place des misérables chemins de Catalogne, encore tels que la 

nature les a tracés ; de beaux ponts sont jetés sur les torrents qu'il 

fallait passer à gué. Nous nous trouvions tout à coup transportés 

d'une province sauvage, déserte et pauvre, au milieu d'un pays 

enrichi par l'industrie de l'homme. Tout tenait le même langage et 

nous disait en termes sur lesquels on ne pouvait se méprendre, 

qu'une cause puissante et active produisait ces contrastes, trop 

évidents pour être méconnus. Plus on voit, plus, selon mon 

opinion, on est conduit à penser qu'il n'y a qu'une influence toute-

puissante qui stimule le genre humain – le gouvernement. 

D'autres produisent des exceptions et des nuances : celle-ci agit 

avec une efficacité permanente et universelle. L'exemple présent 

est remarquable ; car le Roussillon est en fait une partie de 

l'Espagne : les habitants sont Espagnols de langage et de 
coutumes ; mais ils sont soumis à un gouvernement français. 

 
Nous laissons la chaîne des Pyrénées dans le lointain. 

Rencontré des bergers parlant catalan. Sur la route, les cabriolets 

sont espagnols. On bat le grain comme de l'autre côté des 

montagnes. Les auberges et les maisons sont les mêmes. Gagné 

Perpignan ; là je me suis séparé de M. Lazowski. Il retournait à 

Luchon, tandis que j'avais arrangé un tour dans le Languedoc, 
pour finir la saison. – 15 milles. 

 

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– 49 – 

Le 22. – Le duc de Larochefoucauld m'avait donné une lettre 

pour M. Barri de Lasseuses, major d'un régiment à Perpignan, 

qui, disait-il, s'entendait en agriculture, et serait charmé de 

s'entretenir avec moi sur ce sujet. J'allai chez lui le matin, mais, 

comme c'était dimanche, il passait  la  journée  à  sa  maison  de 

campagne de Pia, à une lieue environ. Je me rôtis en m'y rendant 

à travers des vignobles pierreux. Monsieur, madame et 

mademoiselle de Lasseuses m'accueillirent avec une grande 

politesse. Je leur expliquai que le motif de mon voyage n'était pas 

de courir à l'étourdie comme le troupeau des voyageurs vulgaires, 

mais d'examiner l'agriculture, afin d'imiter ce que j'y pourrais 

trouver de bon et d'applicable à l'Angleterre. On applaudit 

beaucoup ce dessein ; le major dit que c'était un motif de voyage 

vraiment digne de louanges ; qu'il était étonnant que cela fût si 

peu commun, et se fit fort d'assurer qu'il n'y avait pas un seul 

Français en Angleterre poussé par la même raison. Il me pria de 

passer la journée avec lui. La vigne était la plus importante de ses 

cultures. Mais le peu qu'il avait de terres arables était tenu selon 

la singulière coutume de cette province. Il me montra un village 

appelé Rivesaltes qu'il me dit produire un des plus fameux vins de 

France ; je trouvai au dîner que cette réputation était juste. 

Retourné le soir à Perpignan, après une journée fort instructive. – 
8 milles. 

 
Le 23. – Pris la route de Narbonne. Passé près de Rivesaltes. 

De la montagne jaillit la plus grande source que j'aie rencontrée. 

Otterspool et Holywell ne sont auprès que des bulles de savon. 

Elle fait tourner un moulin dès sa naissance, c'est plutôt une 

rivière qu'une source. Traversé une plaine unie, dévastée, sans 

arbres ni maisons ni village pendant un espace considérable ; 

certes le plus vilain pays que j'aie vu en France. Le grain est foulé 

aux pieds des mules, comme en Espagne. Dîné à Séjeen (Sigean) 

au Soleil, bonne auberge neuve, où je rencontrai par hasard le 

marquis de Tressan. Il me dit qu'il fallait que je fusse un singulier 

original de voyager aussi loin sans autre but que l'agriculture ; il 

n'avait jamais vu ni entendu rien de pareil ; mais il m'approuvait 
beaucoup et souhaitait d'en pouvoir faire autant. 

 

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– 50 – 

Les routes sont d'admirables travaux. J'ai passé une tranchée, 

dans le roc vif qui facilite une descente, elle coûte 90 000 liv. 

(3 937 l. st.) pour quelques centaines de yards. Les trois lieues et 

demie de Sigean à Narbonne coûtent 1, 800 000 liv. (78 750 l. 

st.). On a fait des folies, des sommes énormes ont été employées 

au nivellement des pentes les plus douces. Les chaussées sont en 

remblai, avec un mur de soutènement de chaque côté, formant 

une masse artificielle solide, traversant les vallées à la hauteur de 

six, sept et huit pieds, et n'ayant pas moins de cinquante pieds de 

large. Il y a un pont d'une seule arche dont la chaussée est 

vraiment quelque chose d'admirable ; nous n'avons pas en 

Angleterre l'idée d'une telle route. La circulation n'exigeait 

cependant pas de semblables efforts, un tiers de la largeur est 

battu, l'autre sert à peine, il pousse de l'herbe sur le reste. 

Pendant 36 milles je n'ai croisé qu'un cabriolet, une demi-

douzaine de charrettes et quelques bonnes femmes menant leur 

âne. Pourquoi cette prodigalité ? En Languedoc, il est vrai, les 

corvées n'existent pas ; mais il y a de l'injustice à exiger une 

contribution qui n'en diffère que peu. On procède par tailles, et 

dans la répartition les terres nobles sont si favorisées, tandis que 

l'on charge au contraire tellement les terres de roture, que près 

d'ici 120 arpents dans le premier cas ne payent que 90 livres, 

alors que 400 autres, qui proportionnellement devraient 300 

livres, sont taxées à 1 400 livres. À Narbonne, le canal qui se joint 

à celui du Languedoc mérite attention ; c'est un très bel ouvrage, 
qui, dit-on, sera terminé le mois prochain. – 36 milles. 

 
Le 24. – Des femmes sans bas, beaucoup même sans 

souliers ; mais si leurs pieds sont pauvrement couverts, il leur 

reste la superbe consolation de les poser sur une chaussée 

grandiose ; la nouvelle voie a cinquante pieds de large, plus 
cinquante autres déblayés pour lui faire place. 

 
Les vendanges peuvent à peine égaler l'animation et le 

mouvement universel du dépiquage que présentent les villes et 

les villages du Languedoc. Les gerbes sont empilées 

grossièrement autour d'une aire où un grand nombre de mules et 

de chevaux trottent en cercle ; une femme tient les rênes, une 

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– 51 – 

autre ou bien une ou deux petites filles activent la marche avec 

des fouets ; les hommes alimentent l'aire et la nettoient ; d'autres 

vannent en jetant le grain en l'air pour que les déchets soient 

emportés. Personne ne reste inoccupé et chacun s'emploie de si 

bon cœur qu'on dirait les gens aussi joyeux de leurs travaux, que 

le maître de ses tas de blé. Le tableau est singulièrement animé et 

joyeux. Je m'arrêtais souvent et je descendais de cheval pour 

examiner ces travaux ; toujours on me traita courtoisement, et 

mes vœux pour que les prix fussent bons pour le fermier sans 

l'être trop pour le pauvre, furent toujours bien reçus. Cette 

méthode avec laquelle on se passe de granges, dépend 

absolument du climat : depuis mon départ de Bagnères-de-

Luchon jusqu'ici, en Catalogne, en Roussillon, en Languedoc, je 

n'ai pas vu de pluie, mais un ciel toujours clair et un soleil 

brûlant ; la chaleur n'était nullement étouffante et, pour moi, 

nullement désagréable. Je demandai si l'on n'était pas 

quelquefois surpris par la pluie ; c'est bien rare, me dit-on, et 

alors, après une violente averse, vient un soleil ardent qui a 
bientôt fait de tout sécher. 

 
Le canal de Languedoc est la chose la plus remarquable de 

cette province. La montagne qu'il traverse de part en part est 

isolée au milieu d'une grande vallée et à un demi-mille seulement 

de la route. C'est une œuvre grandiose et merveilleuse, d'environ 

trois toises de largeur et creusée sans le secours de puits d'aérage. 

Quitté le chemin et traversé le canal que je suis jusqu'à Béziers ; 

neuf écluses font descendre l'eau de la montagne pour l'amener à 

la ville. Superbe ouvrage ! Le port est assez large pour porter 

quatre grandes barques de front, la plus grande jaugeant de 90 à 

100 tonnes. Beaucoup étaient amarrées au quai, d'autres en 

mouvement, signes d'affaires très actives. Voici la plus belle chose 

que j'aie vue en France. Ici, Louis XIV, tu es vraiment grand ! – 

Ici, d'une main généreuse et bienfaisante, tu dispenses à ton 

peuple le bien-être et la richesse ! – Si sic omnia, ton nom eût été, 

à juste titre, couvert de vénération. Pour cette réunion des deux 

mers, moins d'argent fut dépensé que pour assiéger Turin ou se 

saisir de Strasbourg comme un voleur. Un tel emploi des revenus 

d'un grand royaume est la seule manière louable dans un 

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– 52 – 

monarque de conquérir l'immortalité ; les autres ne font revivre 

leur nom qu'au milieu de ceux des incendiaires, des brigands, des 

fléaux de l'humanité. Le canal traverse la rivière pendant environ 

une demi-lieue, séparé d'elle par des murs qui sont couverts en 

temps d'inondation ; il prend ensuite la direction de Sète. Dîné à 

Béziers. Sachant que M. l'abbé Rozier, le célèbre éditeur du 

Journal Physique, actuellement en train de publier un 

dictionnaire d'agriculture, très renommé en France, faisait valoir 

une ferme près de Béziers, je demandai à l'hôtel le chemin de sa 

maison. On me dit qu'il avait quitté Béziers depuis deux ans, mais 

que de la rue on pouvait voir sa maison ; on me la montra d'une 

espèce d'esplanade qui donnait d'un côté sur la campagne 

ajoutant qu'elle appartenait à un M. de Rieuse qui avait acheté la 

terre de l'abbé. Il me semblait, en visitant la ferme d'un homme 

célèbre par ses écrits, que je me mettais en état de mieux saisir, à 

la lecture de son livre, ses allusions au sol, à l'exposition et aux 
autres circonstances. 

 
Je fus fâché d'entendre, à table d'hôte, jeter du ridicule sur 

l'agriculture de l'abbé Rozier, en prétendant qu'il avait beaucoup 

de fantaisie, mais rien de solide ; on se moquait surtout de son 

idée de paver une vigne. Je fus enchanté d'avoir connaissance 

d'une telle expérience, qui me parut trop remarquable pour ne 

pas la voir. Il arrive ici à l'abbé, comme fermier, ce qui arrivera 

sûrement à tout homme qui se départ des errements de ses 

voisins ; car il n'est pas dans la nature des paysans d'admettre 

parmi eux quelqu'un qui pense pour eux. Je m'enquis de la raison 

qui lui avait fait quitter le pays, et on me répondit par une 

curieuse anecdote. L'évêque de Béziers voulait, avec l'argent de la 

province, ouvrir une route qui menât à la porte de sa maîtresse ; 

comme cette route passait sur les domaines de l'abbé, il s'ensuivit 

une telle querelle que M. Rozier se vit forcé de quitter la place. 

Voici un joli trait de gouvernement : un homme forcé de vendre 

son bien et de s'éloigner du pays par des galanteries d'évêques, 

avec les femmes des voisins, je suppose, car il n'y en a pas 

d'autres à la mode en France… Laquelle de mes voisines 

pousserait l'évêque de Norwich à ouvrir une route sur ma ferme 

et à me forcer de vendre Bradfield ? Je donne mon autorité pour 

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– 53 – 

cette anecdote : des bavardages de table d'hôte, ayant autant de 

chances d'être faux que de se trouver véridiques ; mais, après 

tout, les évêques du Languedoc ne sont certainement pas des 

prélats anglais. – M. de Rieuse me reçut poliment et satisfit à mes 

réponses comme il put, car il ne savait guère des systèmes de 

l'abbé que ce qu'en rapportait la voix publique et ce qu'en 
montrait la ferme elle-même. 

 
Quant aux vignes pavées, il n'y avait rien de semblable : le 

conte doit provenir d'un clos de ceps de Bourgogne que l'abbé fit 

planter d'une façon nouvelle, les plaçant en arc dans un trou qu'il 

recouvrit seulement de pierres à fusil au lieu de terre, ce qui 

réunit très bien. Je parcourus la ferme, admirablement située sur 

le penchant et le sommet d'une hauteur qui domine Béziers, sa 
riche vallée, ses cours d'eau et un bel horizon de montagnes. 

 
Béziers a une belle promenade ; les Anglais commencent à 

préférer cette ville à Montpellier à cause de l'air. Pris le chemin de 
Pézenas. Il gravit une colline d'où l'on découvre la Méditerranée. 

 
Dans tout ce pays, surtout dans les bois d'oliviers, la cigale 

fait retentir son cri constant, aigu, monotone ; on ne saurait 

imaginer de compagnie plus odieuse, Pézenas domine un très 

beau pays, une vallée de six à huit lieues toute cultivée ; mélange 

de vignes, de mûriers, d'oliviers, de villas et de fermes éparses, 

beaucoup de belles luzernes, le tout encadré de collines cultivées 

jusqu'au sommet. Au souper, à table d'hôte, nous fûmes servis par 

une fille sans bas ni souliers, d'une laideur repoussante, et 

sentant plus fort, mais non pas mieux que roses. Il y avait 

cependant un chevalier de Saint-Louis et deux ou trois 

marchands, à en juger par les apparences, bavardant avec elle 

très familièrement : à un repas de fermiers, dans le marché le 

plus pauvre et le plus écarté de l'Angleterre, un tel animal ne 

serait souffert ni par le maître dans sa maison, ni par les hôtes 
dans leur salle à manger. – 32 milles. 

 

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– 54 – 

Le 25. – Magnifique viaduc accompagnant un pont long de 

plus d'un mille, large de dix yards, haut de huit à douze pieds ; de 

six en six yards de chaque côté s'élèvent des colonnes en pierres ; 

c'est un ouvrage prodigieux. Je ne sais rien d'aussi remarquable 

pour le voyageur que les routes du Languedoc : nous n'avons pas 

en Angleterre l'idée de tels efforts ; c'est superbe, splendide. Si je 

pouvais aussi bien chasser de mon esprit le souvenir des taxes 

injustes qui les soutiennent, j'admirerais sans cesse la 

magnificence déployée par les États de cette province. Cependant 

la police est très mauvaise, car je rencontre à peine un charretier 
qui ne soit pas endormi. 

 
Suivi la route de Montpellier, à travers une délicieuse 

campagne, sur une autre immense chaussée soutenue par des 

murs ; elle est large de dix yards et haute de huit à douze pieds, 

longeant  le  bord  de  la  mer.  Passé  à  Pijan  et  près  Frontignan  et 

Montbazin, dont les vins sont si célèbres. Les environs de 

Montpellier, dans un rayon d'une lieue, sont charmants et bien 

plus coquets que tout ce que j'ai vu en France. Des villas bien 

bâties, propres, aisées, paraissant être la propriété de personnes 

riches, sont répandues à profusion dans toute la campagne. Ce 

sont, en général, de jolis bâtiments carrés, dont quelques-uns 

sont très spacieux. Montpellier, qui semble plutôt une capitale 

qu'une ville de province, couvre une colline s'élevant avec 

hardiesse. L'entrée vous réserve une désillusion par ses rues 

étroites, mal bâties, tortueuses, mais très peuplées et pleines de 

l'animation des affaires ; il n'y a cependant pas de manufactures 

considérables ; les principales sont celles de vert-de-gris, de 
foulards, de couvertures, de parfums et de liqueurs. 

 
La grande curiosité pour l'étranger, c'est une promenade ou 

une place (car on y trouve les caractères de l'un et de l'autre) 

qu'on appelle le Pérou (Peyrou). Un magnifique aqueduc, à trois 

rangs d'arches, alimente la ville avec les eaux d'une montagne 

éloignée ; c'est un très bel ouvrage ; un château d'eau les reçoit 

dans un bassin circulaire, d'où elles tombent dans un réservoir 

extérieur pour fournir aux besoins de la ville et aux jets d'eau qui 

rafraîchissent l'air d'un jardin placé  plus  bas,  le  tout  dans  une 

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– 55 – 

belle esplanade très élevée au-dessus du reste de la ville et 

entourée d'une balustrade et d'autres décorations en pierre ; au 

centre se trouve une belle statue équestre de Louis XIV. Il y a 

dans cet ouvrage d'utilité publique un air de vraie grandeur qui 

me fit plus d'impression que quoi que ce soit à Versailles. La vue 

aussi est singulièrement belle. Au sud, l'œil se promène avec 

délices sur une riche vallée parsemée de villas et se terminant à la 

mer. Au nord s'étend une chaîne de hauteurs en culture. D'un 

côté, la magnifique chaîne des Pyrénées va se perdre dans le 

lointain, de l'autre, les neiges éternelles des Alpes brillent au-

dessus des nuages. C'est un des spectacles les plus sublimes que 

l'on puisse contempler, lorsqu'un ciel clair permet de l'embrasser 
dans son ensemble. – 32 milles. 

 
Le 26. – La foire de Beaucaire met en mouvement tout le 

pays ; j'ai rencontré beaucoup de charrettes chargées, et neuf 

diligences allant ou revenant. – Hier et aujourd'hui sont les jours 

les plus chauds que j'aie sentis ; nous n'avions rien de semblable 

en Espagne. – Les mouches sont plus désagréables encore que la 
chaleur. – 30 milles. 

 
Le 27. – L'amphithéâtre de Nîmes est un édifice merveilleux, 

montrant combien les Romains savaient adapter ces lieux aux 

abominables fêtes auxquelles ils étaient destinés. La bonne 

disposition d'un théâtre pouvant recevoir sans embarras 17 000 

personnes, sa masse, la manière inébranlable dont ces énormes 

pierres sont posées sans ciment, les ravages du temps, et plus 

encore des barbares qui l'ont à peine entamé dans les révolutions 
de seize siècles, tout captive l'attention. 

 
J'ai visité hier la Maison-Carrée, je l'ai revue ce matin et deux 

fois dans la journée : c'est, sans comparaison, l'édifice le plus 

léger, le plus élégant, le plus charmant que j'aie jamais vu. 

Quoiqu'il n'ait aucune masse qui surprenne, ni aucune 

magnificence extraordinaire qui éblouisse, le regard ne peut s'en 

détacher. Il y a dans les proportions une harmonie magique qui 

charme les yeux. Aucun détail ne ressort par une beauté 

particulière, c'est un tout parfait de grâce et de symétrie Quelle 

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– 56 – 

infatuation des architectes modernes, de dédaigner la pure et 

élégante simplicité pour élever ces chefs-d'œuvre d'extravagance 

et  de  lourdeur  si  communs  en  France !  Le  Temple  de  Diane, 

comme on l'appelle, les bains dernièrement restaurés et la 

promenade, forment les parties d'un même tableau qui orne 

magnifiquement la cité. Par malheur pour moi, on avait retiré 

l'eau des bains et des canaux pour les nettoyer. Les pavés 
(mosaïques) romains sont fort beaux et très bien conservés. 

 
L'hôtel du Louvre, excellente maison, vaste et commode, où 

j'étais descendu à Nîmes, ressemblait, depuis le matin jusqu'à la 
nuit, autant à une foire que le champ de Beaucaire lui-même. 

 
Je dînais et soupais à table d'hôte ; le bon marché de ces 

tables convient à mes finances et l'on peut y étudier les habitudes 

du pays ; nous étions de vingt à quarante à chaque repas, 

compagnie mêlée de Français, d'Italiens, d'Espagnols et 

d'Allemands, avec un Grec et un Arménien. On me dit qu'il y avait 

à peine une nation d'Europe ou d'Asie qui n'ait pas son 

représentant à cette grande foire, principalement pour le 

commerce des soies grèges, dont il se fait des affaires de millions 

en quatre jours ; on y trouve également tous les autres produits 
du monde. 

 
À propos de cette nombreuse table d'hôte, je dois noter un 

fait dont j'ai été souvent frappé : l'humeur taciturne des Français. 

J'arrivai dans ce royaume, m'attendant à avoir constamment les 

oreilles rompues par la vivacité et la volubilité infinie de ces gens, 

que tant de personnes ont décrits, au coin de leur feu en 

Angleterre, sans doute. À Montpellier, quoiqu'il y eût quinze 

personnes à table parmi lesquelles plusieurs dames, il me fut 

impossible de leur faire rompre ce silence inflexible par plus d'un 

monosyllabe, et la société ressemblait plutôt à une assemblée de 

quakers muets qu'à la réunion des deux sexes chez un peuple 

fameux par sa loquacité. Ici il en était de même à chaque repas, 

aucun Français n'ouvrait la bouche. Aujourd'hui, à dîner, 

désespérant des gens de cette nation, et dans la peur de perdre 

l'usage d'un organe dont ils semblaient si peu disposés à se servir, 

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– 57 – 

je m'assis à côté d'un Espagnol, et comme j'arrivais récemment de 

son pays, je le trouvai en humeur de parler et assez communicatif. 

Nous eûmes, à nous seuls, plus de conversation que les trente 
autres personnes. 

 
Le 28. – Parti de bon matin pour le pont du Gard, en 

traversant une grande plaine couverte, vers la gauche, de vastes 

plants d'oliviers au milieu de beaucoup de rochers arides. À 

première vue, je fus désappointé, je me figurais quelque chose 

d'autrement grandiose, mais je découvris bientôt mon erreur, et 

restai convaincu, après l'avoir examiné de plus près, qu'il ne lui 

manque aucune des qualités qui commandent l'admiration. C'est 

un travail prodigieux ; la grandeur et la solidité massive de 

l'architecture, qui peut encore défier deux ou trois mille ans, 

unies à l'incontestable utilité de l'entreprise, nous donnent une 

haute idée de la hardiesse qui l'a fait exécuter, pour fournir aux 

besoins d'une ville de province : la surprise cesse toutefois en 

voyant que ce furent les nations enchaînées qui fournirent au 

travail. Sur le chemin de Nîmes, j'ai rencontré beaucoup de 

marchands de retour de la foire ; chacun portait un tambour 

d'enfant attaché à son porte-manteau ; j'avais trop ma petite-fille 

en tête pour ne pas les aimer, pour cette preuve d'attention envers 

leurs enfants ; mais pourquoi un tambour ? N'y a-t-il pas assez 

d'esprit militaire dans ce royaume, où eux-mêmes sont exclus des 

honneurs, de la considération et des bénéfices venant du sabre ? 

J'aime beaucoup Nîmes ; et si les habitants étaient le moins du 

monde au niveau de leur ville, je la préférerais comme résidence à 

la plupart, si ce n'est à toutes les villes de France sous le rapport 

du théâtre, point fort important, on dit que Montpellier 
l'emporte. – 24 milles. 

 
Six lieues de pays très désagréable jusqu'à Sauve ; vignes et 

oliviers. Le château de M. Sabattier se remarque dans une contrée 

si sauvage ; il a enclos une partie de sa propriété de murs en 

pierres sèches, planté beaucoup de mûriers et d'oliviers qui 

semblent jeunes et bien venants, surtout bien défendus, 

cependant le sol est si pierreux, qu'on n'y voit pas de terre : 

quelques-uns de ses murs ont quatre pieds d'épaisseur, l'un 

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– 58 – 

même atteint douze pieds sur cinq de hauteur, d'où il semble qu'il 

prenne à tâche d'enlever les pierres, amélioration sur laquelle j'ai 

des doutes. Il a bâti trois ou quatre nouvelles fermes ; je suppose 

qu'il a l'intention de résider sur ses terres pour les mettre en bon 

état. J'espère qu'il n'a aucune charge dont les vains tracas 

puissent le détourner d'une conduite aussi honorable pour lui que 

bienfaisante pour le pays. Au sortir de Sauve, j'ai été très frappé 

de voir au grand espace qui ne paraissait être qu'un amas 

d'énormes rochers, enclos et planté avec le soin le plus 

industrieux. Chacun a un mûrier, un olivier, un amandier, un 

pêcher ou quelques vignes répandus çà et là ; de sorte que le 

terrain forme le plus bizarre mélange de plantes et de quartiers de 

roches que l'on puisse concevoir. Les habitants de ce village 

méritent d'être encouragés pour leur industrie, et, si j'étais 

ministre, ils le seraient. Ils changeraient bientôt en jardins les 

déserts qui les entourent. Un tel centre d'agriculteurs actifs, qui 

transforment leurs rochers en une scène de fertilité, parce que, je 

le suppose, ces rochers leur appartiennent, feraient de même 

pour les solitudes environnantes, en vertu du même principe 

tout-puissant. Dîné à Saint-Hippolyte avec huit marchands 

protestants, retournant chez eux, dans le Rouergue, après la foire 

de Beaucaire. Comme nous partîmes en même temps, je voyageai 

dans leur compagnie et je sus d'eux plusieurs choses dont je 

désirais être informé ; ils m'apprirent aussi que les mûriers 

s'étendent au-delà du Vigan, mais là et surtout à Milhau les 
amandiers prennent leur place et sont très abondants. 

 
Mes amis de Rouergue me pressèrent de les accompagner à 

Milhau et à Rodez, m'assurant que le bon marché était si grand 

dans leur province, que je serais tenté de me fixer quelque temps 

parmi eux. Je pourrais trouver à Milhau un logement garni, 

composé de quatre pièces ordinaires, de plain-pied, pour 12 louis 

par an, et vivre avec ma famille, si je la faisais venir, dans la plus 

grande abondance, pour 100 louis ; il y avait des familles nobles, 

vivant  d'un  revenu  de  50  et  même  de  25  louis.  De  tels  récits, 

considérés au point de vue de la politique, ont leur intérêt ; ce bon 

marché contribue, d'un côté au bien-être des individus ; de 

l'autre, à la prospérité, à la richesse, à la puissance du royaume. Si 

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– 59 – 

je rencontrais beaucoup d'exemples semblables ou d'autres 

directement opposés, il deviendrait nécessaire d'y réfléchir plus 
longuement. – 30 milles. 

 
Le 30 – En sortant de Ganges, je fus surpris de rencontrer le 

système d'irrigation le plus avancé que j'aie vu en France ; je 

passai ensuite près de montagnes fort escarpées, parfaitement 

cultivées en terrasses. Grandes irrigations à Saint-Laurent ; 

paysage d'un grand intérêt pour le fermier. Depuis Ganges 

jusqu'à la rude montagne que j'ai traversée, la course a été la plus 

intéressante que j'aie faite en France ; les efforts de l'industrie les 

plus vigoureux ; le travail le plus animé. Il y a ici une activité qui a 

balayé devant elle toutes les difficultés et revêtu les rochers de 

verdure. Ce serait insulter au bon sens que d'en demander la 

cause : la propriété seule l'a pu faire. Assurez à un homme la 

possession d'une roche nue, il en fera un jardin ; donnez-lui un 

jardin par bail de neuf ans, il en fera un désert. Montadier, sur 

une rude montagne couverte de buis et de lavande, est un village 

de mendiants, avec une auberge qui me fit presque reculer. Je 

trouvai, mangeant du pain noir, des espèces de coupe-jarrets dont 

le visage avait un tel air de galères, que je croyais entendre le 

bruit de leur chaîne. Je les regardai aux jambes et ne pus 

m'empêcher d'imaginer qu'il vaudrait mieux qu'ils ne fussent pas 

libres. Il y a une sorte de physionomie si horriblement mauvaise, 

qu'il est impossible de s'y tromper. J'étais seul et sans aucune 

arme. Jusqu'alors, il ne m'était pas à l'idée d'emporter des 

pistolets ; à cette heure j'eusse été fort aise d'en avoir. Le maître 

de l'auberge, qui semblait cousin-germain de ses hôtes, me donna 

avec difficulté un mauvais pain, qui cependant n'était pas noir. Ni 

viande, ni œufs, ni légumes, et du vin exécrable ; pour ma mule, 

ni avoine, ni foin, ni paille, ni fourrage vert ; par bonheur la 

miche était grosse, j'en pris un morceau et coupai le reste en 

tranches pour mon ami le quadrupède espagnol, qui le mangea 

d'un air reconnaissant ; l'aubergiste grognait. Descendu par une 

route sinueuse excellente à Maudières, où un pont d'une arche est 

jeté sur le torrent. Passé Saint-Maurice et traversé une forêt 

détruite, au milieu des troncs d'arbres. Descente de trois heures 

sur une route superbe, tranchée dans la montagne jusqu'à 

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– 60 – 

Lodève, ville sale, laide, mal construite, avec d'étroites rues 

tortueuses, mais très peuplée et fort industrieuse. Bu d'excellent 
vin blanc léger, à 5 sous la bouteille. – 36 milles. 

 
Le 31. – Traversé la montagne par un affreux chemin et gagné 

Beg de Rieux (Bédarieux), qui partage avec Carcassonne la 

fabrication des londrins pour le commerce du Levant. – Grands 

espaces incultes jusqu'à Béziers. J'ai rencontré aujourd'hui dans 

un marchand français de bonne mine, un exemple d'ignorance 

qui m'a surpris. Il m'avait harassé par une foule de questions 

saugrenues, et me demandait, pour la troisième ou quatrième 

fois, de quel pays j'étais. Je lui dis que j'étais Chinois. – Combien 

y a-t-il d'ici ? Deux cents lieues, répliquai-je. Deux cents lieues ! 

Diable ! C’est un grand chemin ! – L'autre jour un Français me 

demanda, après que je lui eus dit que j'étais Anglais, si nous 

avions des arbres dans mon pays. – Quelquefois, lui répondis-je. 

– Et des rivières ? – Oh ! Pas du tout. – Ah ! Ma foi, c'est bien 
triste.

5

 Cette ignorance incroyable, quand on la compare aux 

lumières si universellement répandues en Angleterre, doit être 
attribuée, comme tout le reste, au gouvernement. – 40 milles. 

 
1er août. – Quitté Béziers pour me rendre à Capestang, par la 

montagne Percée. Traversé plusieurs fois le canal de Languedoc 

et de grands terrains incultes avant d'arriver à Pléraville. On voit 

les Pyrénées en plein sur la gauche, et leurs derniers contreforts 

ne sont qu'à quelques lieues. À Carcassonne, on me mena voir 

une fontaine d'eau bourbeuse et la porte des Casernes ; mais je 

fus plus satisfait de quelques grandes maisons de manufacturiers, 
qui marquaient de la richesse. – 40 milles. 

                                       

5

 Je puis renchérir là-dessus, car deux étudiants de Cambridge 

avec lesquels j'allais à Londres, me demandèrent : « Est-ce que la Saxe 
est en Allemagne ? Est-ce que le Saxon (peut-être entendaient-ils 
l'anglo-saxon) y est le langage usuel ? » – J'en pourrais citer d'autres 
exemples venant de personnes des classes moyennes à Londres, mais 
ces exemples ne signifient que peu de chose, et on en trouverait 
partout. (ZIMMERMANN, traduct. allem. Berlin, 1791, vol. I, p. 70. 
Note.) 

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– 61 – 

 
Le 2. – Faujours (Fargeaux), couvent considérable, avec une 

longue ligne de bâtiments très élevés. 

 
Le 3. – À Mirepoix, on bâtit un pont magnifique à sept arches 

plates, chacune de 64 pieds d'ouverture, qui coûtera 1, 8000 000 

livres (78 758 l. st.). Voilà douze ans qu'on y travaille ; il en faudra 

encore bien deux pour le finir. Le temps, depuis quelques jours, a 

été aussi beau que possible, mais très chaud ; aujourd'hui, la 

chaleur était si désagréable, que je me suis reposé à Mirepoix 

depuis midi jusqu'à trois heures ; il faisait un soleil si brûlant, 

qu'il m'en coûta beaucoup de faire un demi-quart de mille pour 

voir le pont. Des myriades de mouches me dévoraient, et je 

pouvais à peine supporter un peu de clarté dans ma chambre. Le 

cheval me fatiguant, je cherchai un véhicule quelconque pour ces 

grandes chaleurs, c'est ce que j'avais fait à Carcassonne ; mais on 

ne  put  m'en  procurer  d'aucune  sorte.  En  se  rappelant  que 

Carcassonne est une des villes manufacturières les plus 

considérables de France, comptant 15 000 âmes, que Mirepoix 

est loin d'être sans importance, et que cependant on n'y peut 

trouver de voiture d'aucune espèce, combien un Anglais doit 

s'estimer heureux des facilités de tout genre, universellement 

répandues dans son pays, où je ne crois pas qu'il y ait une ville de 

1 500 âmes dans laquelle on ne puisse avoir, en un moment, une 

chaise de poste et de bons chevaux. Quel contraste ! Ceci 

confirme le fait déduit du peu de mouvement sur les routes près 

de Paris. La circulation est presque nulle en France. La chaleur 

était telle que je quittai Mirepoix presque malade : c'est de 

beaucoup le jour le plus chaud que j'aie éprouvé. L'air paraissait 

enflammé des rayons ardents qui rendaient impossible de diriger 

les regards même à bien des degrés de distance de l'orbe radieux 

flamboyant alors dans les cieux. Traversé un autre beau pont de 

trois arches ; puis, une contrée boisée, ce qui ne m'était pas arrivé 

depuis longtemps. Vignes nombreuses autour de Pamiers, qui est 

situé au centre d'une belle vallée, sur le bord d'une jolie rivière. 

La ville elle-même est remarquablement laide et mal bâtie ; et 

quelle auberge ! Adieu, monsieur Gascit ; si le sort m'en départ 

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– 62 – 

encore une comme la vôtre, que cela me soit compté en rémission 
de mes péchés ! – 28 milles. 

 
Le 4. – Un peu après, au sortir d'Amons (du Mas d'Azil), on a 

le spectacle extraordinaire d'une rivière sortant d'une caverne ; au 

revers de la montagne, on voit l'autre caverne par où elle entre ; la 

montagne est percée. Dans beaucoup de pays, il y a de ces 

exemples de rivières souterraines. À St-Géronds (St-Girons), 

descendu à la Croix-Blanche, le plus exécrable réceptacle de 

saleté, de vermine, d'impudence et de vol qui ait jamais exercé la 

patience ou blessé les sentiments d'un voyageur ! Là préside une 

sorcière décrépite, le démon de la brutalité. Je me couchai (je ne 

dis pas que j'aie dormi) dans une chambre au-dessus de l'écurie, 

dont les vapeurs étaient les moins désagréables des parfums 

qu'exhalait ce hideux bouge. On ne put me servir que deux œufs 

gâtés, pour lesquels seulement je dus payer vingt sous. L'Espagne 

ne m'a rien présenté qui égalât ce cloaque, dont un porc anglais se 

détournerait avec horreur. Mais toutes les auberges depuis Nîmes 

sont misérables, excepté celles de Lodève, de Ganges, de 

Carcassonne et de Mirepoix. Saint-Géronds paraît avoir de 4 à 

5 000 âmes. Pamiers en contient près du double. Quelle peut 

être, entre ces centres de population et d'autres, la circulation, 

encouragée par de semblables auberges ? Certains écrivains ont 

regardé de telles remarques comme dictées purement par la 

vivacité des voyageurs ; cela montre leur ignorance. Il y a une 

donnée politique dans ces petites observations. Nous ne pouvons 

demander que tous les registres de France soient ouverts pour 

trouver quelle est la circulation dans ce royaume ; le politique 

doit donc le préjuger de choses à sa portée et parmi celles-ci, la 

circulation sur les grandes routes, et la disposition des maisons 

établies pour la réception des voyageurs nous disent et le nombre 

et la qualité de ces voyageurs. J'entends les gens du pays, que les 

affaires ou les plaisirs appellent hors de chez eux ; car, s'ils ne 

sont pas assez nombreux pour entretenir de bonnes auberges, ce 

ne seront certes pas ceux qui viennent de loin qui le feront : on le 

voit par la détestable hospitalité offerte même sur le grand 

chemin de Londres à Rome. Au contraire, allez en Angleterre, 

dans des villes de 1 500, 2 000 ou 3 000 habitants, tout à fait en 

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– 63 – 

dehors de la circulation comme moyen de ressource, et n'ayant à 

attendre presque aucun voyageur, vous y trouverez cependant des 

auberges bien tenues par du monde propre et convenable, de 

bons meubles, une civilité cordiale ; si vos sens ne sont pas flattés, 

au moins ne seront-ils blessés par rien ; et, si vous demandez une 

chaise de poste et un couple de bons chevaux, ce qui ne coûte pas 

moins de 80 liv. st., vous l'aurez à votre disposition pour vous 

mener où bon vous semblera, malgré la lourde taxe qui les grève. 

N'y a-t-il pas des conclusions politiques à tirer de ce contraste ? 

Cela prouve qu'il y a assez de communications entre les villes 

anglaises pour soutenir de telles maisons. Les clubs des habitants, 

les visites de leurs amis et de leurs parents, les parties de plaisir, 

les marchés, les rapports avec la capitale et les autres centres, 

forment les bonnes auberges ; et quand elles n'existent pas dans 

un pays, c'est qu'il n'a pas le même mouvement, ou que ce 

mouvement entraîne moins de richesse, moins de consommation, 

moins de bien-être. Dans cette tournée en Languedoc, j'ai 

traversé un nombre incroyable de magnifiques ponts et de 

superbes chaussées. Cela ne prouve que l'absurdité et 

l'oppression du gouvernement. Des ponts de 70 à 80 000 l. s., et 

d'immenses chaussées pour réunir des villes sans auberges autres 

que celles décrites ci-dessus, paraît une grande erreur. Cela n'est 

pas à l'usage seul des habitants, le quart seul leur suffirait ; c'est 

donc un faste que l'on déploie aux yeux des voyageurs. Mais quel 

voyageur, au milieu de la saleté d'un cabaret, blessé par tous les 

sens, ne condamnera une aussi vaine folie, et ne souhaitera moins 
d'apparente splendeur et plus de bien-être réel. – 30 milles. 

 
Le 5. – Jusqu'à Saint-Martory, suite d'enclos bien cultivés. – 

Depuis plus de cent milles, les femmes vont sans souliers, même 

dans les villes ; à la campagne, beaucoup d'hommes font de 
même. 

 
La chaleur, hier et aujourd'hui, est aussi intense 

qu'auparavant ; il est hors de propos de chercher à voir clair dans 

les appartements ; tout doit être clos, ou il n'y en a pas d'assez 

frais ; en passant d'une chambre éclairée dans une autre, noire, 

quoique toutes deux au nord, on éprouve une fraîcheur bien 

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– 64 – 

différente ; mais aller de là sur une terrasse couverte, c'est comme 

si on entrait dans un four. On m'a conseillé, aujourd'hui, de ne 

pas bouger avant quatre heures. De dix heures du matin à cinq 

heures de l'après-midi, la chaleur rend tout exercice pénible, et 

les mouches sont une vraie plaie d'Égypte. Plutôt le froid et les 

brouillards de l'Angleterre qu'une telle chaleur, si elle devait 

durer ! Les gens du pays me disent que cette intensité a atteint 

son terme ordinaire, quatre ou cinq jours, et que même, dans les 

mois les plus brûlants, il fait beaucoup plus frais qu'à présent. 

Pendant deux cent cinquante milles, je n'ai rencontré que deux 

cabriolets et trois misérables choses semblables à notre vieille 

chaise de poste anglaise à un cheval ; pas un gentilhomme ; 

beaucoup de négociants, comme ils s'appellent, avec deux ou trois 

porte-manteaux en croupe : rareté de voyageurs surprenante ! – 
28 milles. 

 
Le 6. – Rejoint mes amis à Bagnères-de-Luchon, très aise de 

me reposer un peu au sein de ces fraîches montagnes, après une 
si brûlante tournée. 

 
Le 10. – Notre société n'étant pas encore prête à retourner à 

Paris, je résolus d'employer les dix ou douze jours qui restaient à 

visiter Bagnères-de-Bigorre et Bayonne, et de revenir rejoindre 

mes compagnons à Auch sur le chemin de Bordeaux. Cela conclu, 

je montai ma jument anglaise et pris un dernier congé de 
Bagnères-de-Luchon. – 28 milles. 

 
Le 11. – Paré près d'un couvent de Bernardins, dont le revenu 

est de 30 000 livres ; il est situé, dans un vallon qu'arrose un 

charmant ruisseau aux eaux cristallines ; des hauteurs, boisées de 

chênes, l'abritent en arrière. – Arrivé à Bagnères, qui contient peu 

de choses remarquables, mais que l'on fréquente beaucoup à 

cause de ses eaux. Visité la vallée de Campan, dont j'avais 

entendu faire de grands récits, et qui a cependant surpassé mon 

attente. Elle diffère entièrement de celles que j'ai vues dans les 

Pyrénées ou en Catalogne. Les traits en sont autrement disposés. 

En général, les pentes cultivées des montagnes sont divisées en 

enclos ; ici, elles restent ouvertes. La vallée elle-même est une 

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– 65 – 

nappe unie de cultures et de prairies arrosées, parsemée de 

nombreux villages et de maisons isolées. Les montagnes de l'est 

sont sauvages, escarpées, rocheuses, et ne nourrissent que des 

moutons et des chèvres. Elles forment le trait le plus saillant de ce 

tableau par leur contraste frappant avec celles de l'ouest qui 

déploient une admirable succession de moissons et de verdure, 

sans haies ni fossés, coupée seulement par les lignes de division 

des propriétés et les canaux, amenant aux basses région, les eaux 

des sommets ; leurs pentes offrent l'aspect de la plus riche et la 

plus luxuriante végétation. Çà et là s'éparpillent quelques 

bouquets de bois que le hasard a groupés avec un merveilleux 

bonheur pour jeter de la variété. La saison, en mélangeant l'or des 

blés mûrs avec le vert des prairies, colorait vivement ce paysage, 

qui est en somme, pour les formes et les teintes, le plus exquis 

dont nos yeux se soient récréés. – Pris le chemin de Lourdes ; on 

y tient garnison dans un château bâti sur le roc, rien que pour 

garder les prisonniers d'État envoyés ici par lettres de cachet. On 

en connaît sept ou huit qui y sont ; il y en a eu jusqu'à trente à la 

fois, arrachés par la main impitoyable d'une jalouse tyrannie, du 

sein des douceurs de la famille, enlevés à leurs femmes, à leurs 

enfants, à leurs amis, et condamnés pour des crimes ignorés 

d'eux, peut-être pour leurs vertus, à languir dans ce séjour de 

douleur et à y mourir de désespoir ! O liberté ! Liberté ! Et ce 

gouvernement est encore, après le nôtre, le plus doux de ceux 

d'Europe. Les décrets de la Providence semblent avoir permis à la 

race humaine d'exister, sous condition de servir de proie aux 

tyrans, comme elle a fait les pigeons pour les vautours. – 35 
milles. 

 
Le 12. – Pau est une ville considérable, ayant un Parlement et 

une manufacture de toile, mais elle est plus célèbre comme lieu 

de naissance d'Henri IV. J'ai vu le château, et on m'a montré, 

comme à tous les voyageurs, la chambre où Henri IV vint au 

monde et l'écaille de tortue qui lui servit de berceau. Influence 

des talents sur la postérité ! Voici une grande ville, mais je doute 
que rien y amenât l'étranger s'il n'y avait pas ce souvenir favori. 

 

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– 66 – 

En prenant la route de Moneng (Moneins), je suis tombé sur 

une scène si nouvelle pour moi en France, que j'en pouvais à 

peine croire mes yeux. Une longue suite de chaumières bien 

bâties, bien closes et confortables, construites en pierres et 

couvertes en tuiles, ayant chacune son petit jardin entouré d'une 

baie d'épines nettement taillée, ombragé de pêchers et d'autres 

arbres à fruits, de beaux chênes épars dans les clôtures, et çà et là 

de jeunes arbres traités avec ce soin, cette attention inquiète du 

propriétaire, que rien ne pourrait remplacer. De chaque maison 

dépend une ferme, parfaitement enclose ; le gazon des tournières 

dans les champs de blé est fauché ras, et ces champs 

communiquent ensemble par des barrières ouvertes dans les 

haies. Les hommes portent des bonnets rouges comme les 

montagnards d'Écosse. Quelques parties de l'Angleterre (là où il 

reste encore de petits Yeomen) se rapprochent de ce pays de 

Béarn, mais nous en avons bien peu d'égales à ce que je viens de 

voir dans ma course de douze milles de Pau à Moneng. Il est tout 

entre les mains de petits propriétaires sans que les fermes se 

morcèlent assez pour rendre la population misérable et vicieuse. 

Partout on respire un air de propreté, de bien-être et d'aisance 

qui se retrouve dans les maisons, dans les étables fraîchement 

construites. Dans les petits jardins, dans les clôtures, dans la cour 

qui précède les maisons, jusque dans les mues de volailles et les 

toits à porcs. Peu importe au paysan que son porc soit mal abrité, 

si son propre bonheur tient à un fil, à un bail de neuf ans. Nous 

sommes en Béarn, à quelques milles du berceau d'Henri IV. 

Serait-ce  de  ce  bon  prince  qu'ils  tiennent  tant  de  bonheur ?  Le 

génie bienveillant de cet excellent monarque semble régner 

encore sur le pays : chaque paysan y a la poule au pot. – 34 
milles. 

 
Le 13. – L'agréable tableau d'hier se déroule encore devant 

nos yeux : beaucoup de petites propriétés, toutes les apparences 

du bonheur champêtre. Navarreins est une petite ville murée et 

fortifiée, ayant trois rues principales, qui se coupent à angle droit, 

et une petite place. Des remparts on domine une belle campagne. 

La fabrication de la toile est très répandue. Jusqu'à Saint-Palais, 

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– 67 – 

le pays est le plus souvent enclos, et, en général, par des haies 
admirablement venues et soigneusement coupées. – 25 milles. 

 
Le  14.  –  Pris  un  guide  de  Saint-Palais  pour  me  conduire  à 

quatre lieues de là, à Auspan (Hasparren). Jour de foire, la place 

est remplie de fermiers ; j'ai vu la soupe qu'on leur préparait : 

c'était une montagne de tranches d'un pain de couleur peu 

ragoûtante, une grande masse de choux, de la graisse et de l'eau, 

et pour quelques vingtaines de personnes, à peu près autant de 

viande qu'en eussent mangé six fermiers anglais, en grognant 
contre leur hôte pour sa parcimonie. – 26 milles. 

 
Le 15. – Bayonne est de beaucoup la plus jolie ville que j'aie 

vue en France : non seulement les maisons sont en pierre et bien 

bâties, mais les rues sont larges, et il y a beaucoup de vides qui, 

sans former de places régulières, sont d'un bon effet. La rivière 

est  large,  beaucoup  de  maisons  lui  font  face,  ce  qui,  du  pont, 

forme une belle perspective. La promenade est charmante ; les 

allées d'arbres, dont les têtes se croisent en berceau, donnent un 

ombrage délicieux dans ce climat brûlant. Le soir elle était 

remplie de personnes de bonne mine ; les femmes de ce pays sont 

les plus belles que j'aie vues en France. Sur mon chemin, depuis 

Pau, j'ai rencontré, ce qui est bien rare dans ce royaume, des 

paysannes jolies et proprement mises ; dans la plupart des 

provinces, un travail dur leur gâte la taille et le teint. La fleur de la 

santé sur les joues d'une fille de campagne convenablement 

habillée n'est pas la moindre beauté d'un paysage. Loué une 

chaloupe pour voir l'endiguement à l'embouchure. L'eau en se 

répandant détériorait le port ; le gouvernement, pour la retenir, 

fait  élever  un  mur  d'un  mille  de  long  sur  la  rive  N.,  et  au  S.  un 

autre de moitié cette longueur. Il est large de dix à vingt pieds, et 

haut d'environ douze ou quinze pieds. Vers le goulet il a vingt 

pieds d'épaisseur, et les pierres sont reliées ensemble par des 

crampons de fer. On enfonce actuellement des pilotis en pin de 

seize pieds de longueur pour les fondations. C'est, en somme, un 

travail qui exigera de grandes dépenses, mais d'une grande 
magnificence et d'une grande utilité. 

 

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– 68 – 

Le 16. – Dax n'est pas précisément sur la route d'Auch ; mais 

j'étais résolu à voir le fameux désert appelé les Landes de 

Bordeaux, sur lequel j'avais tant lu de choses, et dont on m'avait 

tant parlé. On m'assura qu'en suivant cette route j'en traverserais 

au moins douze lieues. Il s'étend presque jusqu'aux portes de 

Bayonne, mais quelques endroits cultivés s'y montrent pendant 

une ou deux lieues. Ces landes forment une zone sableuse, 

couverte de pins que l'on exploite régulièrement pour la résine. 

Les historiens rapportent que, lors de leur expulsion d'Espagne, 

les Morisques demandèrent à la cour de France l'autorisation de 

coloniser et de défricher ces landes, ce que la cour leur refusa, au 

mécontentement général. Puisqu'il paraissait impossible aux 

Français de s'y fixer, ne valait-il pas mieux les abandonner aux 

Maures qu'à la solitude ? – À Dax, il y a au centre de la ville une 

source chaude fort remarquable. Elle sourd en abondance du 

fond d'un large bassin revêtu de maçonnerie : elle est bouillante, 

n'a aucune saveur, on la dit dépourvue de toute espèce de 

minéral. On ne l'emploie qu'à laver le linge. En toutes saisons elle 

reste  toujours  la  même  et  pour  la  quantité  et  pour  le  degré  de 
chaleur. – 27 milles. 

 
Le 17. – Traversé une région blanche comme la neige et dont 

le terrain est tellement désagrégé, que le vent l'emporte ; il y a 

cependant, grâce à un sous-sol de terre forte et blanche comme la 

marne, des chênes de deux pieds de diamètre. Passé trois rivières 
très propres à l'irrigation et dont on ne tire aucun parti. 

 
Le duc de Bouillon a de vastes domaines dans ce pays. En 

quelque temps et en quelque lieu que ce soit, si vous voyez des 

terres abandonnées, bien qu'elles soient susceptibles 

d'améliorations, il suffit, dites qu'elles appartiennent à un grand 
seigneur. – 29 milles. 

 
Le 18. – Comme les prix sont, dans mon opinion, 

généralement assez élevés en France, la sincérité veut que je 

donne, quand je les rencontre, des exemples du contraire. À la 

Croix-d'Or, à Aire, on me servit de la soupe, des anguilles, du pain 

blanc, avec des petits pois, un pigeon, un poulet et des côtelettes 

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– 69 – 

de veau, plus un dessert composé de biscuits, de pêches, de 

pêches-abricots et de prunes, un verre de liqueur et une bouteille 

de bon vin, le tout pour quarante sous (vingt p.) : je payai pour 

ma jument l'avoine 20 sous, et le foin dix sous. À Saint-Sever, le 

jour d'avant, j'avais eu un semblable souper. Tout à Aire était bon 

et propre, et chose extraordinaire, j'avais un salon pour moi seul, 

et la fille qui me servait était fort convenable et mise avec soin. Il 

avait plu si fort deux heures avant mon arrivée, que mon surtout 

de soie était traversé ; ma vieille hôtesse ne s'en pressa pas 

davantage de me faire du feu. Pour souper j'eus le souvenir de 
mon dîner. – 35 milles. 

 
Le 19. – Beek (Vic) semble une florissante petite ville à en 

juger par les maisons qui s'y construisent. La Clef-d'Or est une 
nouvelle auberge, grande et bien tenue. 

 
Une observation générale que je puis faire sur les deux cent 

soixante-dix milles qui séparent Bagnères-de-Luchon d'Auch, 

c'est que tout, à quelques exceptions près, est enclos, et que les 

fermes sont dispersées ça et là, au lieu d'être groupées en villes 

comme dans beaucoup d'autres provinces françaises. Je n'ai 

presque pas rencontré de châteaux modernes ; en général, ils sont 

d'une rareté surprenante. Je n'ai pas vu non plus de voiture de 

maître, pas un cavalier qui semblât un gentilhomme en train de 

faire des visites à ses voisins. En somme, pas de noblesse. À Auch, 

mes amis se trouvaient au rendez-vous, prêts à partir pour Paris. 

La ville n'a presque ni industrie, ni commerce ; elle ne se nourrit 

que des revenus de la campagne. Il y a beaucoup de nobles dans 

la province, mais trop pauvres pour vivre ici : si pauvres en vérité, 

que quelques-uns d'entre eux labourent leurs champs eux-

mêmes ; il pourrait bien se faire qu'ils soient pour la société des 

membres plus estimables que les sots et les fripons qui les 
tournent en ridicule. – 31 milles. 

 
Le 20. – Fleuran (Fleurance) ; on y trouve de belles maisons. 

Contrée populeuse jusqu'à La Tour (Lectoure), évêché dont nous 

avons laissé le titulaire à Bagnères-de-Luchon. Situation 
pittoresque à l'extrémité d'une rangée de collines. – 20 milles. 

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– 70 – 

 
Le 22, – Par Leyrac, à travers une campagne très belle, nous 

arrivons à la Garonne, qu'un bac nous fait traverser. La rivière a 

un quart de mille de large et paraît animée par le commerce. Un 

grand chaland passait chargé de cages à volaille. La 

consommation de la grande ville de Bordeaux se fait sentir aussi 

loin que la rivière est navigable. Cette riche vallée se continue 

parfaitement cultivée jusqu'à Agen ; mais elle n'a plus la beauté 
des environs de La Tour. 

 
Si de nouvelles constructions sont un indice sûr de l'état 

florissant d'une ville, Agen prospère. L'évêque s'est bâti un 

superbe palais dont le centre est de bon goût ; le raccordement 
avec les ailes est moins heureux. – 23 milles. 

 
Le 23. – La route d'Aiguillon suit une vallée riche et de bonne 

culture ; beaucoup de chanvre, toutes les paysannes y sont 

employées. Beaucoup de fermes propres et bien bâties sur de 

petites propriétés ; tout le pays est très peuplé. Vu le château du 

duc d'Aiguillon, dont la situation dans la ville n'est pas selon nos 

idées rurales, mais en France une ville est l'accessoire obligé d'un 

château ; il en était ainsi autrefois dans la plus grande partie de 

l'Europe ; il semblait résulter du pacte féodal que le grand 

seigneur garderait ses esclaves le plus possible à sa portée, 

comme on bâtit ses écuries près de la maison. Cet édifice, qui est 

considérable, a été bâti par le duc actuel ; il le commença, il y a 

une vingtaine d'années, lorsqu'il resta exilé ici pendant huit ans. 

Grâce à ce bannissement, l'édifice s'éleva majestueusement ; le 

corps de bâtiment fut fait, et les ailes détachées presque achevées. 

Mais à peine eut-on révoqué la sentence que le duc courut à Paris, 

d'où il n'est pas revenu depuis ; en conséquence, tout est arrêté. 

C'est ainsi que l'exil seul force la noblesse de France à ce que les 

Anglais font par plaisir : résider sur leurs domaines et les 

embellir. Une grande magnificence, c'est la construction d'un 

théâtre élégant et spacieux, qui remplit une des ailes. L'orchestre 

contient vingt-quatre musiciens payés et défrayés de tout par le 

duc, quand il est ici. Ce luxe agréable et de bon goût, à portée des 

grandes fortunes, est général en Europe, l'Angleterre exceptée ; 

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– 71 – 

les grands propriétaires y préfèrent des chevaux et des chiens à 

tous les plaisirs qu'on peut retirer du théâtre. Tonnance 
(Tonneins.) – 25 milles. 

 
Le 24. – Quantité de belles maisons de plaisance, 

nouvellement bâties, bien construites et accompagnées de 

jardins, de plantations, etc., etc. ; autant d'effets de la richesse de 

Bordeaux. Le peuple d'ici, comme le Français en général, mange 

peu de viande ; à Leyrac, on ne tue que cinq bœufs par an ; dans 

une  ville  anglaise  de  même  importance,  il  en  faudrait  deux  ou 

trois par semaine. La vue est superbe du côté de Bordeaux 

pendant plusieurs lieues ; on découvre la rivière en cinq ou six 

endroits. Gagné Langon et bu de son excellent vin blanc. – 32 
milles. 

 
Le 25. – Traversé Barsac, fameux aussi par ses vins. On 

laboure maintenant avec les bœufs entre les rangées de ceps, 

opération qui suggéra à Jethro Tull l'idée de sarcler les blés avec 

la houe à cheval. Population dense et nombreuses villas pendant 

tout le chemin. À Castres la campagne devient plate et sans 

intérêt. Arrivé à Bordeaux, à travers un village continuel. – 30 
milles. 

 
Le 26 – Malgré tout ce que j'avais lu et entendu sur le 

commerce, la richesse et la magnificence de cette ville, mon 

attente fut grandement surpassée. Paris n'y répondit en rien, car 

on ne saurait le comparer à Londres ; mais il ne faut pas mettre 

Liverpool en parallèle avec Bordeaux. La chose principale, que 

l'on m'avait le plus vantée, est ce qui m'a frappé le moins : je veux 

dire le quai, remarquable seulement par sa longueur et l'activité 

dont il est le théâtre, choses que l'étranger n'apprécie guère, si la 

beauté y fait faute. Les maisons qui le bordent sont régulières, 

sans grandeur ni élégance. C'est une berge boueuse, glissante, 

sans pavés par intervalles, embarrassée de tas de boue et de 

pierres ; on y amarre les alléges servant à charger et décharger les 

navires, qui ne peuvent s'approcher de ce qui devrait être un quai. 

On y trouve toute la saleté et les ennuis du commerce sans 

l'ordre, l'arrangement, la grandeur d'un beau port. Barcelone est 

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– 72 – 

unique à cet égard. En m'avançant jusqu'à blâmer les bâtiments 

qui bordent la rivière, il ne faut pas supposer que ce soit le tout ; 

la demi-lune placée sur la même ligne est bien mieux. La place 

royale, avec une statue de Louis XV au centre, est très belle ; les 

maisons qui l'encadrent ont de la régularité et un grand air. Mais 

le quartier du Chapeau-Rouge est réellement magnifique, 

composé de beaux hôtels construits, comme le reste de la ville, en 

pierre de taille blanche. Il confine au Château-Trompette, qui 

occupe près d'un demi-mille du rivage. Ce fort a été acheté au roi 

par une compagnie de spéculateurs, qui l'abattent dans l'intention 

d'y tracer une place et plusieurs rues avec dix-huit cents maisons. 

J'ai vu les plans, et si on les exécute, ce sera le plus beau 

développement qu'ait reçu aucune ville en Europe. La peur que le 
roi ne revienne sur son marché a fait suspendre ce grand travail. 

 
Le théâtre, bâti il y a environ dix ou douze ans, est de 

beaucoup le plus magnifique de France. Je n'ai rien vu qui en 

approche. Cet édifice est isolé et couvre un espace de trois cent six 

pieds sur cent soixante-cinq ; un portique de douze colonnes 

corinthiennes occupe la façade principale tout entière. De ce 

portique on se rend, par un superbe vestibule, non seulement aux 

différentes parties du théâtre, mais encore à une salle de concert 

ovale, fort élégante, et à des salons de promenade et de 

rafraîchissement. Le théâtre lui-même est de grande dimension et 

forme uni segment d'ellipse. La troupe pour la comédie, la 

tragédie, l'opéra, le ballet, l'orchestre, etc., donne une idée de la 

richesse et du luxe de cette ville. On m'a assuré qu'il a été payé de 

30 à 50 louis par soirée à une actrice favorite de Paris. Larrive, le 

premier tragédien de la capitale, est maintenant ici à raison de 

500  livres  (21  l.  st  12  sch.  6  p.)  par  soirée,  plus  deux  bénéfices. 

Dauberval, le danseur, et sa femme (mademoiselle Théodore, de 

Londres) sont engagés comme maître de ballet et première 

danseuse, aux appointements de 28 000 livres (1, 225 l. st.) ; on 

joue tous les jours, sans excepter le dimanche, comme partout en 

France. La vie des négociants ici est très somptueuse. Leurs 

maisons d'habitation et leurs magasins sont sur un grand pied. 

Grands dîners, souvent servis en vaisselle plate ; le pis est un gros 

jeu, et la chronique scandaleuse parle de commerçants comme 

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– 73 – 

entretenant ces dames du chant et de la danse, à un taux fort 

dangereux pour leur crédit. Ce théâtre, qui fait tant d'honneur au 

goût de Bordeaux pour les plaisirs, fut élevé à ses frais, 
moyennant 270 000 livres. 

 
Le nouveau moulin à farine et qui marche par les marées, 

qu'une compagnie vient de construire, mérite d'être visité. Un 

grand canal creusé sous le bâtiment et revêtu de murs en pierres 

de taille, de quatre pieds d'épaisseur, reçoit la marée montante et 

la jette sur les roues ; de là d'autres canaux également soignés la 

mènent à un réservoir d'où, en s'écoulant aux reflux, elle produit 

encore du mouvement. Trois de ces canaux passent sous le 

bâtiment, qui contient vingt-quatre paires de meules. Ces travaux 

sont admirablement exécutés pour la solidité et la durée. On 

estime la dépense à huit millions de livres (350 000 l. st) ; je ne 

saurais croire que l'on aventurât ainsi une pareille somme. De 

combien une à machine à vapeur, pour faire le même ouvrage, eût 

été plus économique, c'est ce que je ne rechercherai pas ; mais je 

craindrais que les moulins ordinaires de la Garonne, qui n'exigent 

pas de si énormes dépenses pour marcher, n'arrivent, par le cours 
habituel des choses, à ruiner la compagnie. 

 
Les constructions s'élevant dans tous les quartiers de la ville 

indiquent sa prospérité à ne pouvoir s'y méprendre. Dans les 

faubourgs on fait de nouvelles rues, d'autres sont déjà tracées et 

en partie bâties. Elles se composent en général de petites ou de 

médiocres habitations, pour les commerçants de classe inférieure. 

Toutes sont en pierre blanche, et, une fois finies, ajoutent 

beaucoup à la beauté de la ville. Je me suis enquis de la date de 

ces nouvelles rues : elles ne remontent pas à plus de quatre ou 

cinq  ans,  c'est-à-dire  à  la  paix ;  et  de  la  couleur  de  la  pierre  des 

constructions immédiatement antérieures, on voit que cette 

activité avait cessé pendant la guerre. Depuis la paix elle est plus 

grande que jamais. Quelle satire du gouvernement des deux 

royaumes, de permettre que dans l'un les préjugés des 

manufacturiers et des marchands, dans l'autre la politique double 

d'une cour ambitieuse, précipitent les deux nations dans des 

guerres éternelles qui arrêtent tous les travaux utiles et répandent 

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– 74 – 

la désolation la où les efforts privés tendaient à appeler le 

bonheur. Les loyers qui s'élèvent tous les jours, comme ils l'ont 

fait beaucoup depuis la paix, malgré les constructions en train de 

se faire ou achevées, se joignent à la hausse des denrées ; on se 

plaint qu'en dix ans la vie a augmenté de 30 %. Il n'y a pas de 
preuve plus frappante de progrès en prospérité. 

 
Le traité de commerce avec l'Angleterre était un sujet trop 

intéressant pour ne pas attirer notre attention ; nous posâmes les 

questions nécessaires. On le regarde ici d'une bien autre façon 

qu'à Abbeville et à Rouen : pour les Bordelais, c'est une sage 

mesure également profitable aux deux pays. Nous n'insisterons 
pas ici sur le commerce de cette ville. 

 
On alla deux fois voir Larrive remplir ses deux rôles 

principaux du prince Noir, dans Pierre le Cruel, de M. du Belloy, 

et de Philoctète ; il me donna une très haute idée du Théâtre-

Français. Excellents hôtels, entre autres l'hôtel d'Angleterre et 

celui du Prince des Asturies ; nous trouvâmes à ce dernier tout ce 

que l'on peut souhaiter, mais avec des contrastes que l'on ne 

saurait trop condamner : ainsi nous avions un appartement très 

élégant, on nous servait en vaisselle plate ; mais les lieux 

d'aisance étaient le même temple d'abomination que l'on eut 
trouvé dans les boues d'un village. 

 
Le 28. – Quitté Bordeaux ; traversé la rivière sur un bac qui 

emploie vingt-neuf hommes et quinze bateaux ; on l'afferme 

18 000 l. par an (787 l. st.). La Garonne offre un beau coup d'œil, 

elle est deux fois aussi large que la Tamise à Londres ; le nombre 

de grands vaisseaux qui y sont ancrés en fait, je suppose, le plus 

riche tableau maritime dont la France puisse se vanter. Nous 

gagnons la Dordogne, fort belle rivière encore, quoique très 

inférieure à la Garonne ; nous la passons sur un bac affermé 
6.000 liv. Gagné Cavignac. – 20 milles. 

 
Le 29. – Barbezieux, au milieu d'une belle campagne variée 

d'aspect et boisée ; le marquisat, ainsi que le château, appartient 

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– 75 – 

au duc de Larochefoucauld, que nous y avons rencontré ; il le 

tient du fameux Louvois, le ministre de Louis XIV. Dans les 

trente-sept milles compris entre la Garonne, la Dordogne et la 

Charente, par conséquent au milieu des marchés les plus 

importants de la France, il est incroyable que l'on rencontre 

autant de terres incultes ; c'est ce qui m'a frappé le plus dans cette 

excursion. Beaucoup de ces terrains appartenaient au prince de 

Soubise, qui n'en voulait rien céder. Il en est de même chaque fois 

que vous tombez sur un grand seigneur ; eût-il des millions de 

revenus, vous êtes sûr de trouver sa propriété déserte. Celles du 

prince et celles du duc de Bouillon sont des plus grandes de 

France, et tous les signes que j'ai aperçus de leur grandeur sont 

des bruyères, des landes, des déserts, des fougeraies. Visitez leur 

résidence où qu'elle soit, et vous les verrez probablement au 

milieu des forêts très peuplées de cerfs, de sangliers et de loups. 

Ah ! Si pour un jour j'étais le législateur de la France, comme je 
ferais sauter les grands seigneurs 

!

6

 Soupé avec le duc 

l'assemblée provinciale de Saintonge devant se réunir bientôt, il 
reste pour la présider. 

 
Le 30. – Pays crayeux, bien boisé, sans clôtures ; les 

approches d'Angoulême sont charmantes, la Charente embellit 
ces campagnes qu'elle arrose ; elle est navigable ici. – 25 milles. 

 
Le 31. – Passé Angoulême, on ne voit guère que des vignes ; 

puis vient une forêt, propriété de la duchesse d'Anville, mère du 

duc de Larochefoucauld ; à Verteuil, un château appartenant à 

cette même dame, bâti en 1459, et où nous trouvâmes tout ce 

qu'un voyageur peut désirer de l'hospitalité la plus large. 

L'empereur Charles-Quint y fut reçu par Anne de Polignac, veuve 

de François II, comte de Larochefoucauld, et ce prince déclara 

tout haut « n'avoir jamais été en maison qui sentît mieux sa 

grande vertu, honnêteté et seigneurie que celle-là. » Il est 

parfaitement tenu, complètement réparé, meublé entièrement et 

en bon ordre, ce qui mérite d'être loué, quand on songe que la 

                                       

6

 Je puis assurer le lecteur que tels étaient alors mes sentiments. 

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– 76 – 

famille passe rarement ici plus de quelques jours chaque année 

possédant d'autres châteaux, et bien plus considérables, en 

différentes provinces du royaume. Si ces égards, pour les intérêts 

de ceux qui suivront, étaient plus communs en France, nous 

n'aurions pas le triste spectacle de tant de manoirs ruinés. Dans 

la galerie se trouve une suite de portraits depuis le dixième 

siècle ; on voit, par l'un deux, que ce fut une demoiselle de 

Larochefoucauld qui acquit ce domaine en 1470. Le parc, la forêt 
et la Charente forment un délicieux ensemble

7

 cette rivière 

abonde de carpes, de tanches et de perches ; il est aisé en tout 

temps d'y pêcher de 50 à 100 couples de poissons pesant de trois 

à dix livres chacune ; on nous servit à souper une paire de carpes, 

les meilleures, sans exception, que j'aie jamais goûtées. Si je 

plantais ma tente en France, ce serait sur les bords d'une rivière 

donnant de semblables poissons. Rien ne vous agace davantage à 

la campagne que d'avoir en vue soit lac, soit rivière, soit la mer, et 

de se passer de poisson à dîner, comme c'est souvent le cas en 
Angleterre. – 27 milles. 

 
1

er

 septembre. – Caudec (Condac), Ruffec, Maisons-Blanches 

et Chaunay. Dans le premier de ces endroits, un très beau moulin 

à farine construit par le feu comte de Broglie, frère du maréchal 

de ce nom, un des officiers les plus capables et les plus actifs de 

l'armée française. Ses entreprises, comme particulier, portent 

toutes l'empreinte d'une sollicitude nationale : ce moulin, une 

forge et un projet de navigation ont prouvé qu'il était disposé à 

tous les efforts nécessaires au bien du pays, selon les idées en 

vogue, c'est-à-dire en toutes choses, excepté dans la seule qui eût 

été efficace, l'agriculture pratique. Le jour s'est passé, à quelques 

exceptions près, dans un pays pauvre, triste et désagréable. – 35 
milles. 

 

                                       

7

 Les derniers événements qui sont arrivés me rendaient désireux 

de retrancher ce passage et d'autres semblables ; mais il est plus loyal 
envers tous de les laisser tels quels. – Édit. de 1792 

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– 77 – 

Le 2. Le Poitou selon ce que j'en vois, est une vilaine et pauvre 

province, pour laquelle on n'a rien fait. Elle semble manquer de 

communications, de débouchés, de mouvement de toutes sortes, 

et elle ne produit pas en moyenne la moitié de ce qu'elle devrait 
produire. Le Bas-Poitou est bien meilleur et plus riche. 

 
Arrivé à Poitiers, une des villes les plus mal construites que 

j'aie vues en France ; très vaste, irrégulière, ne contenant presque 

rien de remarquable, sauf la cathédrale ; elle est bien bâtie et fort 

bien tenue. La plus belle chose de la ville, sans contredit, c'est la 

promenade, la plus grande que j'aie vue ; elle occupe un terrain 

considérable, a des allées sablées et tenues très soigneusement. – 
12 milles. 

 
Le 3. – Jusqu'à Châtellerault, le pays est blanchâtre, crayeux, 

ouvert et peu peuplé, quoiqu'il n'y manque pas de maisons de 

plaisance. La ville a l'animation, grâce à sa rivière qui se jette 

dans la Loire. La fabrique de coutellerie est considérable : à peine 

étions-nous arrivés, que notre appartement fut rempli de femmes 

et de filles de manufacturiers, ayant chacune sa boîte de ciseaux, 

de couteaux, de joujoux, etc. ; et elles pressaient de leur acheter 

avec une sollicitude si polie, que quand même rien ne vous eût été 

nécessaire, on ne pouvait laisser tant d'instances infructueuses. Il 

faut remarquer ici que, quoique les produits soient à bon marché, 

le travail est à peine divisé : des ouvriers, sans aucun rapport 

entre eux, font tout pour leur propre compte, sans autre aide que 
celui de leur famille. – 25 milles. 

 
Le 4. – Campagne plus riante, parsemée de châteaux 

jusqu'aux Ormes, où on s'arrêta pour visiter la résidence que s'y 

est construite feu le comte de Voyer-d'Argenson. C'est un bel 

édifice en pierre, flanqué de deux ailes considérables pour les 

communs et la réception des étrangers : on entre par un vestibule 

très  convenable,  au  bout  duquel  se  trouve  le  grand  salon,  pièce 

circulaire en marbre extrêmement élégante et parfaitement 

meublée ; dans le petit salon, des peintures représentent les 

quatre victoires remportées par les Français dans la guerre de 

1744 ; on voit ici, dans chaque appartement, une forte tendance à 

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– 78 – 

imiter les modes et le mobilier anglais. Cette retraite charmante 

appartient maintenant au comte d'Argenson, le dernier comte, 

celui qui l'a fait élever, avait formé avec le duc de Grafton actuel le 

projet d'une partie très agréable. Le duc devait venir, avec ses 

chevaux et sa meute, passer ici quelques mois en compagnie de 

certains de ses amis. L'idée en était venue d'une proposition de 

chasser les loups de France avec les limiers anglais pour le 

renard. Rien n'était mieux combiné, car il y a place aux Ormes 

pour une nombreuse société ; mais la mort du comte mit tout à 

néant. C'est une sorte d'échange entre la noblesse des deux 

royaumes, que je m'étonne de ne pas voir pratiquer quelquefois ; 

cela varierait très agréablement la monotonie de leur vie et 

produirait quelques-uns des avantages des voyages de la façon la 
plus convenable. – 23 milles. 

 
Le 5. – Pays plat, ennuyeux, mais la plus belle route que j'aie 

vue en France ; il est impossible qu'il y en ait qui la surpasse, du 

moment  qu'il  ne  s'agit  pas,  comme,  en  Languedoc,  de  faire  des 

prodiges, mais tout simplement d'employer avec art d'admirables 

matériaux. Il y a partout des châteaux dans cette partie de la 

Touraine, mais les fermes et les chaumières sont clair-semées, 

jusqu'à ce que l'on vienne en vue de la Loire, dont les rives 

semblent ne former qu'un seul village. Le Val peut avoir trois 

milles de largeur ; c'est une suite de prairies que le soleil a 
roussies. 

 
L'entrée de Tours, par une avenue nouvelle, bordée de 

grandes maisons de taille blanche, aux façades régulières, est 

vraiment magnifique. Cette superbe rue, large et bordée de 

trottoirs des deux côtés, coupe la ville en ligne droite, se dirigeant 

vers le nouveau pont, de quinze arches plates, ayant chacune 75 

pieds d'ouverture. C'est un noble effort pour l'embellissement 

d'une ville de province. Il reste encore à bâtir quelques maisons 

dont les façades seules sont achevées. Des révérends pères, 

satisfaits de leur ancien logis, ne veulent rien dépenser pour 

l'exécution du plan des architectes de Tours ; on les devrait bien 

dénicher, s'ils s'obstinent dans leur refus, car rien de plus ridicule 

que ces façades sans maisons. De la tour de la cathédrale on a une 

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– 79 – 

vue fort étendue ; mais pour un fleuve aussi considérable que la 

Loire, et que l'on vante comme le plus beau d'Europe, sa beauté 

est bien compromise par une si grande largeur d'écueils et de 

bancs de sable. Il y a dans la chapelle du vieux palais de Louis XI, 

le Plessis-lès-Tours, trois tableaux méritant l'attention des 

voyageurs : une Sainte Famille, une Sainte Catherine et une 

Hérodiade ; ils me semblent du plus beau siècle de l'art italien. La 

promenade est belle, longue et admirablement ombragée par 

quatre rangées d'ormes majestueux et élancés, qui n'ont point 

d'égaux pour abriter contre un soleil brûlant ; il y en a une autre 

courant parallèlement sur le vieux rempart qui domine les jardins 

adjacents. Mais ces promenades, si longtemps l'orgueil des 

habitants, sont devenues des objets de pitié : le corps de ville a 

mis les arbres en vente, et l'on assure qu'ils seront abattus l'hiver 

prochain. On ne s'étonnerait pas qu'une corporation anglaise 

sacrifiât la promenade des dames pour une plus grande 

abondance de tortue, de venaison et de madère ; mais que les 
Français montrent aussi peu de galanterie, c'est inexcusable. 

 
Le 9. – Des petits accès ressentis par le comte de 

Larochefoucault à son arrivée ici, et qui nous avaient empêchés 

de continuer notre route, se sont tournés le second jour en fièvre 

déclarée. On appela le meilleur médecin de la ville, et sa méthode 

me plut beaucoup, car il eut peu de recours aux médicaments, 

beaucoup d'attention à ce que la pièce fût fraîche et bien aérée, et 

sembla s'en remettre presque entièrement à la nature de se 

débarrasser de ce qui la gênait. Qui est-ce donc qui dit que la 

différence est grande entre un mauvais et un bon médecin, mais 
qu'il y en a bien peu entre un bon médecin et pas du tout ? 

 
Entre autres excursions, je me suis promené à cheval du côté 

de Saumur, sur les bords de la Loire, et j'ai trouvé le même pays 

qu'auprès de Tours ; mais les châteaux ne sont ni si nombreux, ni 

si beaux. Là où les collines de craie s'avancent 

perpendiculairement sur le fleuve, elles présentent le plus 

singulier assemblage d'habitations extraordinaires ; car un grand 

nombre de maisons sont creusées dans le roc, maçonnées sur la 

façade ; des trous à la partie supérieure leur servent de cheminée, 

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– 80 – 

de sorte que souvent vous ne savez d'où sort la fumée qui s'élève 

devant vous. En quelques endroits, ces maisons sont étagées les 

unes au-dessus des autres. Certaines font un joli effet avec leur 

petit coin de jardin. Elles sont en général occupées par les 

propriétaires eux-mêmes, mais beaucoup sont louées 10, 15 et 20 

liv. par an. Les gens auxquels je parlai semblaient contents de 

leurs habitations pour la salubrité et le bien-être ; preuve de la 

sécheresse du climat. En Angleterre, il n'y aurait guère d'autres 

habitants que les rhumatismes. Promenade à pied au couvent des 

bénédictins de Marmoutiers, dont le cardinal de Rohan, 
actuellement ici, est abbé. 

 
Le 10. – Le comte étant remis, grâce à la nature ou au docteur 

tourangeau, nous nous mettons en route. On chemine jusqu'à 

Chanteloup, sur une digue qui défend des inondations un espace 

considérable. Ce pays offre moins d'intérêt que je ne m'y serais 

attendu sur les rives d'un grand fleuve. Visité Chanteloup, la 

retraite de feu le duc de Choiseul. Elle est située sur une 

élévation, à quelque distance de la Loire, qui en hiver ou après de 

grandes crues peut orner le paysage, mais que l'on voit à peine 

maintenant. Le rez-de-chaussée de la façade se compose de sept 

pièces : la salle à manger d'environ 30 pieds sur 20, et le salon de 

30 sur 33 ; la bibliothèque, de 72 sur 20 ; elle vient d'être ornée 

par le possesseur actuel, le duc de Penthièvre, de très belles 

tapisseries des Gobelins. Dans le parc, sur une colline dominant 

un vaste horizon, le duc a fait bâtir une pagode de 120 pieds de 

haut en mémoire des personnes qui l'ont visité dans son exil. 

Leurs noms sont gravés sur des tablettes de marbre fixées au mur 

de la première pièce. Le nombre et le rang de ces personnes font 

honneur au duc et à elles-mêmes. L'idée était heureuse. La forêt 

qui s'étend à nos pieds est très grande, elle passe pour avoir onze 

lieues de large ; des avenues la sillonnent menant à la pagode. Du 

vivant du duc, ces clairières présentaient l'animation dévastatrice 

d'une grande chasse entretenue si libéralement, qu'elle a ruiné le 

propriétaire et fait passer le domaine dans les dernières, mains 

auxquelles je voudrais le voir : celles d'un prince du sang. Les 

seigneurs ont une malheureuse préférence à s'entourer de forêts, 

de sangliers et de chasseurs, au lieu de fermes propres et bien 

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– 81 – 

cultivées, de chaumières avenantes et de gais paysans. Par cette 

manière de signaler sa magnificence, on garderait moins de 

forêts, on dorerait moins de dômes, on élèverait moins de 

colonnes superbes ; mais à leur place on aurait des édifices pleins 

de bien-être, d'aisance et de félicité ; on récolterait les expressions 

d'une vive gratitude, au lieu de la chair des sangliers ; on verrait 

la prospérité publique fondée sur sa base la plus sûre, le bonheur 

privé. Une chose montre que le duc ne manquait pas de mérite 

comme fermier, c'est une belle vacherie : une plate-forme 

centrale règne entre deux rangs de mangeoires pour 78 bêtes, une 

autre étable en contient un peu moins, une troisième est destinée 

aux veaux. Il importa 120 vaches suisses très belles, qu'il montrait 

tous les jours à sa société, car elles ne sortaient jamais. J'ajouterai 

à cela la bergerie, la mieux construite que j'aie vue en France, et il 

me semble avoir aperçu de la pagode une partie de la ferme 

mieux traitée et labourée que dans le pays ; il aura donc amené 

probablement des laboureurs étrangers. Il y a du mérite en cela, 

mais grande part en revient à l'exil. Chanteloup n'eût jamais été 

ni bâti, ni arrangé, ni meublé, si le duc fût resté à Versailles. Il en 

a été de même avec le duc d'Aiguillon. Les ministres eussent 

envoyé le pays à tous les diables, avant d'avoir élevé de tels 

édifices ou formé de tels établissements, si on ne les avait chassés 

de la cour. Visité, à Amboise, les aciéries fondées par le duc de 
Choiseul. La vigne est la principale culture. – 37 milles. 

 
Le 11. – Blois, vieille ville dans une jolie situation sur la Loire, 

beau pont de pierre de onze arches. On visite le château, les 

souvenirs historiques qu'il renferme l'ayant rendu fameux. On 

nous fit voir la salle du conseil et la cheminée devant laquelle se 

tenait le duc de Guise quand un page du roi vint lui dire de se 

rendre près de celui-ci, la porte où il fut poignardé, la tapisserie 

qu'il relevait déjà pour pénétrer dans  le  cabinet,  la  tour  où  l'on 

jeta son frère, et un trou dans le donjon de Louis XI, sur lequel le 

guide nous raconta plusieurs histoires effrayantes, du même ton 

que son collègue, le gardien de l'abbaye de Westminster, récite sa 

monotone histoire des tombeaux. Le meilleur résultat du 

spectacle des lieux ou des murs témoins d'actions généreuses, 

pleines d'audace, d'importance, est l'impression qu'ils font sur 

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– 82 – 

l'esprit ou plutôt sur le cœur de celui qui les contemple, car c'est 

une émotion de sentiment plutôt qu'un effort de réflexion. Les 

meurtres ou exécutions politiques accomplis dans ce château, 

quoique non sans intérêt, ont été infligés et soufferts par des 

hommes qui n'ont droit ni à notre amour, ni à notre vénération. 

Les temps et les hommes nous inspirent également le dégoût. Un 

fanatisme et une ambition, l'un et l'autre sombres, perfides et 

sanglants, ne permettent aucuns regrets. De tels hommes 

n'étaient propres sans doute qu'à de telles rivalités. Quitté la 

Loire et passé à Chambord. Grande quantité de vignes, poussant 

très bien, sur un mauvais sable que le vent agite. Que mon ami Le 

Blanc serait heureux si ses plus maigres dunes de Cavenham lui 

donnaient annuellement 100 douzaines de bon vin par acre ! 
Embrassé d'un coup d'œil 2 000 acres de ces vignes. 

 
Visité le château royal de Chambord, bâti par François 1er, ce 

prince magnifique, et habité par feu le maréchal de Saxe. On 

m'avait beaucoup parlé de ce château, et il a surpassé mon 

attente. Il donne une grande idée de la splendeur de François 1er. 

En comparant les époques et les ressources, Louis XIV et son 

ancêtre, je préfère infiniment Chambord à Versailles. Les 

appartements en sont vastes, nombreux et bien distribués. 

J'admirai particulièrement l'escalier de pierre au centre du 

bâtiment, qui, étant en ligne spirale double, renferme deux 

escaliers distincts, l'un au-dessus de l'autre, de façon que deux 

personnes peuvent monter ou descendre à la fois sans se voir. Les 

quatre appartements des combles, à voûtes de pierre, ne sont pas 

de moindre goût. Le comte de Saxe en avait transformé un en un 

charmant théâtre, très commode. On nous montra l'appartement 

occupé par ce grand capitaine et la chambre où il mourut. Si ce 

fut ou non dans son lit, c'est un problème laissé, à résoudre aux 

fureteurs d'anecdotes. Le bruit commun en France est qu'il fut 

atteint  au  cœur  dans  un  duel  avec  le  prince  de  Conti,  venu  tout 

exprès, et que l'on prit le plus grand soin de le cacher au roi Louis 

XV, car son amitié pour le maréchal était si vive, qu'il eût 

certainement banni le prince du royaume. Plusieurs pièces ont été 

arrangées au goût du jour, soit par le maréchal, soit par les 

gouverneurs qui lui ont succédé. Dans l'une d'elles se voit un beau 

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– 83 – 

portrait de Louis XIV à cheval. Près du château sont les quartiers 

du régiment de 1 500 chevaux, formé par le maréchal, et que 

Louis XV lui donna, en fixant Chambord pour garnison, tant que 

son colonel y résiderait. Il vivait ici sur un grand pied, vénéré de 

son souverain, comme de tout le royaume. Le château n'est pas 

bien situé, il est trop bas et sans la moindre perspective ; du reste 

le pays en général est si uni, qu'il serait difficile d'y découvrir une 

éminence. De la plate-forme on découvre un horizon dont les 

trois quarts sont couverts par le parc ou forêt ; le mur qui 

l'entoure renferme 20 000 arpents remplis à profusion de toute 

sorte de gibier. De grandes clairières sont ou incultes, ou en 

bruyères, ou mal cultivées ; je ne pouvais m'empêcher de penser 

que, si jamais il prenait au roi de France l'idée d'établir une 

ferme-modèle sur le système de récoltes-racines suivi en 

Angleterre, c'était ici qu'il le fallait faire. Qu'il donne le château 

pour résidence au directeur et à son monde, que l'on convertisse 

en étables les casernes qui ne servent plus à rien maintenant, et 

les profits du bois suffiront à l'achat du bétail et à la mise en 

œuvre de toute l'entreprise. Quelle comparaison y a-t-il entre 

l'utilité d'un tel établissement et celui qu'à bien plus grands frais 

on a fait ici d'un haras, qui ne peut produire par sa tendance que 

du mal ? J'ai beau recommander de semblables institutions ; on 

ne  s'en  est  jamais  occupé  nulle  part,  et  jamais  on  ne  s'en 

occupera, jusqu'à ce que l'humanité soit régie par des principes 

absolument contraires à ceux d'à présent, jusqu'à ce que l'on 

pense que le progrès d'une agriculture nationale demande autre 
chose que des académies et des mémoires. – 35 milles. 

 
Le 12. – À deux milles du port, nous avons tourné la grande 

route d'Orléans. Un vigneron nous a informés ce matin que la 

gelée avait été assez forte pour faire du mal au raisin ; et je dois 

dire que, depuis quatre ou cinq jours, le ciel a été constamment 

clair, le soleil brillant, mais qu'il a soufflé un vent de nord-est si 

froid, que l'on eût dit nos journées claires d'avril en Angleterre ; 

nous n'avons pas quitté nos surtouts de toute la journée. Dîné à 

Clarey (Cléry) et visité le tombeau de ce tyran, si habile et si 

sanguinaire, Louis XI : il est en marbre blanc ; le roi est 

représenté à genoux, implorant, je suppose, pour ses bassesses et 

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– 84 – 

ses meurtres, un pardon qui, sans doute, lui fut promis par ses 
prêtres. Arrivé à Orléans. – 30 milles. 

 
Le 13. – Ici mes compagnons, pressés d'arriver aussitôt que 

possible à Paris, ont pris la route directe ; comme je l'avais déjà 

parcourue, j'ai préféré celle de Fontainebleau par Petivier 

(Pithiviers). Un de mes motifs pour cette résolution était de voir 

Denainvilliers, résidence de feu le célèbre M. du Hamel, le lieu 

des expériences d'agriculture, qu'il a rapportées dans plusieurs de 

ses ouvrages. Étant tout près à Petivier, j'y allai à pied pour le 

plaisir de parcourir des terres dont j'avais si souvent entendu 

parler, les regardant avec une sorte de vénération classique. Son 

homme d'affaires, qui conduisait la ferme, étant mort, je ne pus 

recueillir beaucoup de renseignements sur lesquels on pût se fier. 

Il en eût été autrement si M. Fougeroux, le propriétaire actuel, ne 

s'était trouvé absent. J'examinai le sol, point capital dans toutes 

les expériences dont il y a des conclusions à tirer ; je pris aussi 

quelques notes d'agriculture usuelle. Ayant appris, de l'ouvrier 

qui me guidait, que les instruments en usage, du temps de M. du 

Hamel, existaient encore dans un grenier, j'allai avec plaisir les 

voir, et je trouvai, autant que je me le rappelle, qu'ils avaient été 

parfaitement représentés dans les planches qui en ont été 

données par leur ingénieux auteur. Je fus satisfait de les voir mis 

en réserve jusqu'à ce qu'un autre fermier voyageur, aussi 

enthousiaste que moi-même, contemple les vénérables reliques 

d'un génie bienfaisant. Il y a un poêle et une étuve à sécher les 

grains, également décrits par lui ; dans une haie derrière la 

maison, une collection d'arbres exotiques très curieux, en bon 

état, et le long des chemins, près du château, plusieurs avenues de 

frênes, d'ormes et de peupliers ont été plantées par M. du Hamel. 

J'éprouvai un plaisir encore plus grand de trouver que 

Denainvilliers n'était pas un domaine insignifiant : de vastes 

terrains, un château de bonne apparence, avec offices, jardin, etc., 

tout ce qui annonce la fortune, prouvent que si cet infatigable 

auteur a échoué dans quelques-unes de ses entreprises, la cour ne 

s'en est pas moins honorée en le récompensant, et on ne le laissa 

pas, comme tant d'autres, chercher dans l'obscurité le prix que 

l'industrie obtient de ses propres efforts. Quatre milles avant 

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– 85 – 

Malsherbes (Malesherbes), de beaux arbres ont été plantés de 

chaque côté de la route par M. de Malsherbes  (Malesherbes) ; 

c'est un effort remarquable pour embellir un pays plat. Pendant 

plus de deux milles, ce sont des mûriers ; ils se joignent à ces 

magnifiques plantations de Malsherbes, qui comprennent une 

grande variété des arbres les plus curieux importés en France. – 
36 milles. 

 
Le 14. – Après trois lieues dans la forêt de Fontainebleau, je 

suis arrivé dans cette ville, et j'ai visité le château auquel plusieurs 

rois ont tellement ajouté, qu'il n'est plus aisé de faire la part de 

François 1er, son fondateur. Il n'a pas si bon air que Chambord. 

C'était une résidence favorite des Bourbons, cette famille de 

Nemrods. Parmi les appartements que l'on montre, ceux du Roi, 

de  la  Reine,  de  Monsieur  et  de  Madame  sont  les  principaux ;  la 

dorure semble l'ornement en vogue, mais, dans le boudoir de la 

reine, elle est parfaitement employée et avec une extrême 

élégance. La décoration de cette délicieuse petite retraite est 

exquise, et rien ne peut surpasser le goût des ornements qu'on y a 

prodigués. Dans ce palais, les tapisseries de Beauvais et des 

Gobelins se montrent à leur avantage. Je remarquai avec plaisir 

que la galerie de François 1er avait été conservée dans son ancien 

état jusqu'aux chenets, qui sont ceux dont se servait ce monarque. 

Le jardin est insignifiant, et il ne faut pas comparer le grand canal 

(comme on l'appelle) avec celui de Chantilly. Dans l'étang proche 

du palais, il y a des carpes aussi grosses et aussi apprivoisées que 

celles du prince de Condé. Mon hôte pensa sans doute qu'il ne 

faut pas que l'on visite gratis les résidences royales, car il me fit 

payer 10 livres un dîner qui ne m'aurait pas coûté plus de moitié à 

l'hôtel de l'Étoile et de la Jarretière à Richmond. Gagné Meulan 
(Melun). – 34 milles. 

 
Le 15. – Traversé, sur un espace considérable, la royale forêt 

de chênes de Sénart. Aux environs de Montgeron, champs sans 

clôtures, produisant avec la récolte autant de perdrix qu'il en faut 

pour la manger, car le nombre en est énorme. On peut compter 

en moyenne une couvée pour deux acres, outre certaines places 

favorites où elles foisonnent beaucoup plus. À Saint-George-

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– 86 – 

Villeneuve, la Seine surpasse la Loire en beauté. Rentré à Paris en 

renouvelant mon observation, qu'on ne trouve pas sur les routes 

qui y aboutissent le dixième du mouvement des environs de 
Londres. Descendu à l'hôtel de Larochefoucauld. – 20 milles. 

 
Le 16. – Accompagné le comte à Liancourt. – 38 milles. 
 
J'y allais faire une visite de trois ou quatre jours ; mais toute 

la famille s'employa si bien à me rendre l'endroit agréable sous 

tous les rapports, que j'y ai passé plus de trois semaines. À 

environ un demi-mille se trouvait une suite de collines en grande 

partie abandonnées. Le duc de Liancourt l'a dernièrement 

convertie en jardin anglais, avec bosquets, allées sinueuses, bancs 

de verdure et tonnelles. Le site est très heureux. Des sentiers 

ornés suivent le bord des pentes, pendant trois ou quatre milles, 

les vues qu'ils offrent sont agréables, dans quelques endroits elles 

ont de la grandeur. Près du château, la duchesse a fait construire 

une ménagerie et une laiterie d'un goût charmant. Le boudoir et 

l'antichambre sont fort jolis, le salon élégant ; la laiterie elle-

même  est  tout  en  marbre.  Dans  un  village  près  de  Liancourt,  le 

duc a fondé une manufacture de toiles et de tissus mêlés, fil et 

coton, qui promet de rendre de grands services ; on y compte 25 

métiers, et on se prépare à en monter d'autres. La filature pour 

ces métiers emploie un grand nombre de bras, qui autrement 

seraient inoccupés ; car, bien que la contrée soit populeuse, il n'y 

a aucune espèce de manufactures. De tels efforts méritent d'être 

loués hautement. À ceci se rattache un excellent projet du duc 

pour donner à la génération nouvelle des habitudes d'industrie. 

Les filles pauvres sont reçues dans une institution où on leur 

apprend un métier : on leur enseigne la religion, la lecture, 

l'écriture et le filage du coton ; elles y restent jusqu'à l'âge de se 

marier, et on leur donne alors pour dot une portion déterminée 

de leurs gains. Il y a aussi un autre établissement (pour lequel je 

me récuse) destiné à former les orphelins de l'armée à être 

soldats. Le duc a élevé pour eux de grands bâtiments 

parfaitement aménagés. Le tout est dirigé par un digne et 

intelligent officier, M. Leroux, capitaine de dragons et croix de 

Saint-Louis, qui surveille tout lui-même. Le nombre des enfants 

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– 87 – 

est maintenant de 120, tous en uniforme. Mes idées ont 

maintenant pris une tournure que  je  suis  trop  vieux  pour 

changer : j'aurais mieux aimé voir 120 garçons élevés à la charrue, 

dans des principes meilleurs que ceux d'à présent ; mais, il faut 

l'avouer, l'établissement est fait dans un but d'humanité, et la 
conduite en est excellente. 

 
Je reconnus à Liancourt la fausseté des idées que je m'étais 

faites, avant mon voyage en France, d'une maison de campagne 

dans ce royaume. Je m'attendais à n'y voir qu'une copie de la 

capitale, toutes les formes assommantes de la ville, moins ses 

plaisirs ; mais je me détrompai. La vie et les occupations 

ressemblent beaucoup plus à celles d'une résidence de grand 

seigneur anglais que l'on ne se l'imaginerait ordinairement. On 

trouve le thé servi, si l'on veut descendre déjeuner ; puis la 

promenade à cheval, la chasse, les plantations, le jardinage, 

mènent  jusqu'au  dîner,  que  l'on  ne  sert  qu'à  deux  heures  et 

demie, au lieu de l'ancienne habitude de midi ; la musique, les 

échecs, ainsi que les autres passe-temps ordinaires d'un salon de 

compagnie et une bibliothèque de sept ou huit mille volumes 

permettent d'employer agréablement les loisirs qui restent. On 

voit que la façon de vivre est en grande partie la même dans les 

différents pays d'Europe. Il faut ici que les ressources de 

l'intérieur soient très nombreuses ; car, avec un tel climat, on ne 

peut compter sur celles du dehors ; la quantité de pluie qui tombe 

est incroyable. J'ai remarqué que pendant vingt-cinq ans, en 

Angleterre, je n'ai jamais été retenu à la maison par la pluie ; il 

peut tomber une forte averse, qui dure plusieurs heures ; mais 

saisissant le moment, on peut se permettre un tour de 

promenade, soit à pied, soit à cheval. Depuis mon séjour à 

Liancourt, nous avons eu une pluie incessante, si forte, que je ne 

pouvais aller du château au pavillon du duc sans courir le risque 

d'être traversé. Il est tombé pendant dix jours plus d'eau, j'en suis 

sûr, si on avait pu la mesurer, qu'il n'en tombe jamais en 

Angleterre pendant un mois. C'est une mode nouvelle, en France, 

que de passer quelque temps à la campagne : dans cette saison et 

depuis plusieurs semaines Paris est comparativement désert. 

Quiconque a un château s'y rend, les autres visitent les plus 

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– 88 – 

favorisés. Cette révolution remarquable dans les habitudes 

françaises est certainement le meilleur emprunt fait à notre pays, 

et son introduction avait été préparée par les enchantements des 

écrits de Rousseau. L'humanité doit beaucoup à cet admirable 

génie, chassé, de son vivant, de pays en pays avec autant de 

fureur qu'un chien enragé, grâce à cet ignoble esprit de 
superstition qui n'a pas encore reçu le dernier coup. 

 
Les femmes du premier rang, en France, rougiraient, à 

présent, de laisser allaiter leurs enfants par d'autres, et les 

corsets, qui si longtemps torturèrent, comme encore en Espagne, 

le corps de la pauvre jeunesse, sont universellement bannis. Le 

séjour à la campagne n'a pas encore produit d'effets aussi 

remarquables, mais ils n'en sont pas moins sûrs et n'amélioreront 
pas moins toutes les classes de la société. 

 
Le duc de Liancourt, devant présider l'assemblée provinciale 

de l'élection de Clermont se rendit à la ville pour plusieurs jours 

et  m'invita  au  dîner  de  l'assemblée,  où  se  devaient  trouver 

plusieurs agriculteurs en renom. Ces assemblées, proposées 

depuis de si longues années par les patriotes français et surtout 

par le marquis de Mirabeau, le célèbre ami des hommes ; reprises 

par M. Necker, et jalousées par certaines personnes ne voyant pas 

de gouvernement meilleur que celui sur les abus duquel se 

fondait leur fortune, ces assemblées, dis-je, m'intéressaient au 

plus haut point. J'acceptai l'invitation avec plaisir. Il s'y trouvait 

trois grands cultivateurs, non pas propriétaires, mais fermiers. 

J'examinai avec attention leur conduite en face d'un grand 

seigneur du premier rang, d'une fortune considérable et très haut 

en l'estime du roi ; à ma grande satisfaction ils s'en tirèrent avec 

une aisance et une liberté fort convenables quoique modestes, 

d'un air ni trop dégagé ni trop obséquieux pour être en désaccord 

avec nos idées anglaises. Ils émirent leur opinion librement et s'y 

tinrent avec une confiance convenable. Un spectacle plus 

singulier était la présence de deux dames au milieu de vingt-cinq 

à vingt-six messieurs ; une telle chose ne se ferait pas en 

Angleterre. – Dire que les coutumes françaises l'emportent à cet 

égard sur les nôtres, c'est affirmer une vérité qui saute aux yeux. 

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– 89 – 

Si les femmes sont éloignées des réunions où l'entretien doit 

rouler sur des sujets plus sérieux que ceux qu'on traite d'ordinaire 

dans la conversation, elles resteront dans l'ignorance, ou bien se 

jetteront dans les extravagances d'une éducation exagérée, 

pédante, affectée, en un mot rebutante chez elles. L'entretien 

d'hommes s'occupant de choses importantes est la meilleure école 
pour une femme. 

 
La politique, dans toutes les sociétés que j'ai vues, roulait 

beaucoup plus sur les affaires de Hollande que sur celles de 

France. Tout le monde parlait d'apprêts pour une guerre avec 

l'Angleterre ; mais les finances françaises sont dans un tel 

désordre, que les mieux informés la déclarent impossible. Le 

marquis de Vérac, dernier ambassadeur à La Haye (envoyé, 

disent les politiques anglais, pour soulever une révolution), a 

passé trois jours à Liancourt. On peut croire qu'il se montrait 

prudent au milieu d'une compagnie si mêlée ; mais il ne faisait 

pas mystère de ce que cette révolution qu'il était chargé de 

provoquer en Hollande pour changer le stathouder ou réduire son 

pouvoir, avait été depuis longtemps combinée et tramée de 

manière à défier toutes chances mauvaises, si le comte de 

Vergennes n'eût compromis cette affaire, à force de manœuvres 

pour se rendre nécessaire au cabinet de Versailles. Ceci s'accorde 

avec les idées de quelques Hollandais, hommes de sens, à qui j'en 
avais parlé. 

 
Pendant mon séjour à Liancourt, mon ami Lazowski 

m'accompagna dans une petite excursion de deux jours à 

Ermenonville, chez M. le marquis de Girardon (Girardin). Nous 

passâmes par Chantilly et Morefountain (Mortfontaine), maison 

de campagne de M. de Mortfontaine, prévôt des marchands de 

Paris. On m'avait dit qu'elle était arrangée à l'anglaise. Il y a deux 

parties bien distinctes : l'une est un jardin sillonné de sentiers 

sinueux et orné d'une profusion de temples, de bancs, de grottes, 

de colonnes, de ruines et que sais-je encore ? J'espère que les 

Français qui n'ont point vu notre pays ne prendront point ceci 

comme échantillon du goût anglais, qui en diffère autant que le 

style régulier du siècle passé. L'autre, dont l'eau forme le 

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– 90 – 

principal ornement, a une gaieté, une vie, qui contrastent bien 

avec les collines sombres et tristes qui l'encadrent, et que revêt 

une solitude propre au pays environnant. On a fait beaucoup ici, 

et peu s'en faut que l'on ait atteint la perfection que le pays 
comporte. 

 
Gagné Ermenonville à travers une autre partie de la forêt du 

prince de Condé, qui confine aux jardins du marquis de Girardin. 

Cet endroit est devenu fameux depuis la résidence et la mort du 

malheureux et immortel Rousseau, dont chacun ici connaît la 

tombe, et l'on s'y rend de toutes parts. Il a été décrit, et on en a 

gravé les principales vues ; en faire une nouvelle description ne 

causerait que de l'ennui. Je me contenterai d'une ou deux 

observations qui ne me semblent point avoir été faites par 

d'autres. Les deux lacs et la rivière présentent trois points de vue 

différents. On nous montra d'abord celui qui est si fameux par la 

petite île des Peupliers, dans laquelle repose ce qu'il y avait de 

périssable dans cet extraordinaire et inimitable écrivain. Ce 

paysage est parfaitement conçu et exécuté. Le lac a de quarante a 

cinquante acres ; des collines l'entourent de deux côtés, de hautes 

futaies ferment les autres de façon à l'isoler entièrement. Les 

restes du génie que nous avons perdu impriment à cette scène un 

caractère mélancolique auquel les ornements siéraient peu ; aussi 

n'y en a-t-il que quelques-uns. C'était par une soirée calme que 

nous le visitions. Le soleil, en se couchant, allongeait les ombres 

sur le lac, et le silence semblait reposer sur les eaux qu'aucun 

souffle  ne  ridait,  comme  le  dit  un  poète,  je  ne  sais  lequel.  Les 

hommes illustres à qui est dédié le temple des Philosophes, et 

dont les noms sont gravés sur ses colonnes, sont : Newton, 

Lucem ;  Descartes,  Nil in rebus inane ;  Voltaire,  Ridiculum ; 

Rousseau,  Naturam ; et, sur une autre colonne non terminée : 

Quis hoc perficiet ? L'autre lac est plus grand ; il remplit tout le 

fond de la vallée autour de laquelle s'élèvent des collines 

sauvages, de rochers ou de sable infertile, ou nues ou revêtues de 

bruyères ; quelques endroits sont boisés, d'autres parsemés de 

genièvres. Le caractère est ici celui d'une nature sauvage, l'art 

s'est caché autant qu'il était compatible avec un accès facile. Une 

rivière forme l'autre tableau, en serpentant au milieu d'une 

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– 91 – 

pelouse partant de la maison, parsemée de bouquets de bois. Le 

terrain est trop plat pour faire un heureux effet, nulle part on ne 
le voit à son avantage. 

 
Le lendemain matin, nous allâmes d'Ermenonville à 

Brasseuse, résidence de madame du Pont, sœur de la duchesse de 

Liancourt. Quelle fut ma surprise de trouver un grand agriculteur 

dans cette vicomtesse ! Une dame, une Française, assez jeune 

encore pour goûter tous les plaisirs de Paris, vivant à la campagne 

et s'occupant de ses terres, c'était un spectacle inattendu. Elle fait 

probablement plus de luzerne que qui que ce soit en Europe, 250 

arpents. Elle me donna, avec un agrément et une simplicité 

charmante, des détails sur ses luzernières et sa laiterie : mais ce 

n'est les ici le lieu d'en parler. Retourné à Liancourt par Pont, où 

l'on passe l'eau sur trois arches soutenues de façon originale, 

chaque culée consistant en quatre  piliers,  avec  un  chemin  de 
halage sous l'une des arches ; la rivière et navigable. 

 
La chasse était un des amusements du matin auxquels je 

prenais part à Liancourt. Pour le cerf, les chasseurs forment 

autour du bois une ligne qu'ils vont toujours resserrant, et il est 

rare que plus d'une seule personne puisse tirer ; c'est plus 

ennuyeux qu'on ne saurait aisément se l'imaginer ; comme la 

pêche à la ligne, une attente incessante et un désappointement 

perpétuel. La chasse aux perdrix et au lièvre est presque aussi 

différente de ce qui se pratique en Angleterre. Nous nous y 

livrions dans la belle vallée de Catnoir (Catenoy), à cinq ou six 
milles de Liancourt. 

 
On se mettait en file, à 30 yards environ l'un de l'autre, ayant 

chacun derrière soi un domestique avec un fusil chargé tout prêt 

pour quand on aurait fait feu : de cette façon, nous parcourions la 

vallée en travers, forçant le gibier à se lever devant nous. Quatre 

ou cinq couples de lièvres et une vingtaine de couples de perdrix 

formaient les trophées de la journée. Cette chasse a pour moi peu 

de charmes de plus que celle du cerf à l'affût. Le meilleur résultat 

pour moi de cet exercice en campagne, c'est l'entrain du dîner qui 

couronne le jour. Pour en jouir, il ne faut pas que la fatigue ait été 

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– 92 – 

trop grande. Un excès de gaîté après un excès d'exercice est une 

affectation propre à de jeunes écervelés (je me rappelle bien d'en 

avoir été de mon temps) ; mais quelque chose au delà de la 

modération met l'excitation du corps à l'unisson de celle de 

l'esprit, et la bonne compagnie est alors délicieuse. Dans de telles 

occasions, nous revenions trop tard pour le dîner ; on nous en 

servait un exprès, pour lequel nous ne faisions autre toilette que 

de changer de linge ; ce n'était pas alors que le champagne de la 

duchesse avait le moins de bouquet. Un homme n'est pas bon à 

pendre qui ne sait boire un peu trop le cas échéant ; mais prenez-

y garde : revenez-y par trop souvent et que cela tourne en 

réunions bachiques, la fleur du plaisir se fane, et vous devenez un 
de nos chasseurs de renard d'autrefois. 

 
Un jour que nous dînions ainsi à l'anglaise, buvant à la 

charrue, à la chasse, à je ne sais quoi, la duchesse de Liancourt et 

quelques-unes de ses dames vinrent par partie nous visiter. Ce 

pouvait être pour elles l'occasion de trahir leur malignité, en 

cachant à peine sous les sourires leur mépris pour des façons 

étrangères ; il n'en fut rien, elles ne manifestèrent qu'une 

curiosité enjouée, un plaisir naturel à voir les autres gais et 

heureux. « Ils ont été de grands chasseurs aujourd'hui, disait 

l'une. Oh ! Ils s'applaudissent de leurs exploits. – Ont-ils bu en 

l'honneur du fusil ? disait l'autre. Ils ont bu à leurs maîtresses 

certainement, ajoutait une troisième. J'aime à les voir en gaîté, il 

y a là quelque chose d'aimable dans ceci. » Il semblera peut-être 

superflu de prendre note de semblables bagatelles ; mais qu'est-

ce que la vie, les bagatelles mises de côté ? Elles caractérisent une 

nation mieux que les grandes affaires. Au conseil, dans la victoire, 

dans la défaite, dans la mort, l'humanité, je le suppose, est 

toujours et partout la même. Les riens font plus de différence, et 

le nombre est infini de ceux qui me donnent l'idée de l'excellent 

naturel des Français. Je n'aime ni un homme ni un écrit montés 

sur des échasses et vêtus de cérémonie. Ce sont les sentiments de 

tous les jours qui donnent la couleur à notre vie, et qui les goûte 

le mieux a le plus de chances d'atteindre le bonheur. Mais, bien à 

mon regret, il est temps de quitter Liancourt. Pris congé de la 

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– 93 – 

bonne duchesse, dont l'hospitalité et la bienveillance ne doivent 
pas être de sitôt oubliées. – 51 milles. 

 
Les 9, 10 et 11. – Revenu par Beauvais et Pontoise à Paris, où 

je viens pour la quatrième fois. Je m'y confirme dans l'idée que 

les routes de la banlieue sont des déserts en comparaison de 
celles de Londres. 

 
Par quel moyen cette ville se relie-t-elle à la campagne ? Les 

Français doivent être le peuple le plus casanier du globe ; une fois 

en  place,  il  ne  leur  doit  pas  même venir l'idée d'en bouger ; ou 

bien il faut que les Anglais soient le plus remuant de tous les 

peuples et trouvent plus de plaisir à passer d'un endroit à l'autre 

que de jouir de la vie en aucun. Si la noblesse française ne se 

rendait dans ses terres que sur l'ordre de la cour, les routes ne 
seraient pas plus solitaires. – 25 milles. 

 
Le 12. – Mon intention était de loger en garni ; mais, en 

arrivant à l'hôtel de Larochefoucauld, j'ai trouvé ma bonne 

duchesse aussi hospitalière à la ville qu'à la campagne ; elle 

m'avait fait préparer un appartement. La saison est si avancée, 

que je ne resterai à Paris que le temps nécessaire pour voir les 

monuments publics. Cela s'arrangera bien avec mes visites à 

quelques savants pour lesquels j'ai des lettres de 

recommandation, et me laissera la soirée pour les nombreux 

théâtres de cette ville. Dans mes notes, après un coup d'œil rapide 

sur ce que je vois d'une cité aussi connue en Angleterre, il 

m'arrivera de décrire plutôt mes idées et mes sentiments que les 

objets en eux-mêmes ; qu'on se le rappelle bien, je me propose de 

dédier ce journal négligé bien plus aux riens qu'aux choses d'une 

importance réelle. Des tours de la cathédrale, on embrasse tout 

Paris. C'est une grande ville, même pour ceux qui ont vu Londres 

du haut de Saint-Paul. Sa forme circulaire lui donne un grand 

avantage ; la clarté de son ciel, un plus grand encore. Il est 

maintenant si pur, qu'on se croirait en été. Les nuages de fumée 

de charbon de terre qui enveloppent toujours Londres empêchent 

de  bien  distinguer  la  grandeur  de  la  capitale,  mais  je  la  crois 

excéder Paris au moins d'un tiers. Le Parlement est défiguré par 

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– 94 – 

une porte dorée de mauvais goût et de grands toits à la française. 

L'hôtel des Monnaies est un bel édifice,  et  la  façade  du  Louvre 

une des plus élégantes du monde, parce que (pour l'œil au moins) 

ils ne sont pas couverts d'un toit ; sitôt que paraît le toit, le 

bâtiment  en  souffre.  Je  ne  me  rappelle  pas  un  seul  édifice 

renommé par sa beauté (ceux où il y a des dômes exceptés) dans 

lesquels la toiture ne soit si plate, qu'on ne l'y aperçoive point ou 

à peine. Quel œil avaient donc les artistes français pour charger 

tant d'édifices de combles dont l'élévation est destructive de toute 

beauté ? Chargez le Louvre de ceux qui défigurent le Parlement 

ou les Tuileries, que deviendra-t-il ? Passé la soirée à l'Opéra, que 

j'ai cru un beau théâtre jusqu'à ce que l'on m'ait dit qu'il avait été 

bâti en six semaines ; alors ce ne fut plus rien pour moi, 

supposant qu'il devait crouler dans six ans. L'idée de durée est 

une des plus essentielles à l'architecture ; quel plaisir donnerait 

une belle façade en carton peint ? On donnait l'Alceste de Gluck 

avec mademoiselle Saint-Huberty, la première chanteuse, une 

excellente actrice. Quant à la mise en scène, aux costumes, aux 
décors, au ballet, ce théâtre bat Haymarket tout à plat. 

 
Le 14. – Traversé Paris pour voir M. Broussonnet, secrétaire 

de la Société d'agriculture, rue des Blancs-Manteaux ; il est en 

Bourgogne. Visité M. Cook, de Londres, qui attend ici la saison 
pour montrer au duc d'Orléans son drill plough

8

 ; voilà une idée 

française d'améliorer l'agriculture de cette façon. On doit savoir 

marcher avant d'apprendre à danser. Il y a de l'agilité dans les 

cabrioles, et même on peut y mettre de la grâce ; mais pourquoi 

en faire ? Il a beaucoup plu aujourd'hui, il est presque incroyable, 

pour une personne habituée à Londres, combien les rues de Paris 

sont sales et le danger qu'il y a à les parcourir ; la plupart 

manquent de trottoirs. La table était très garnie ; il s'y trouvait 

quelques politiques, et on a causé de l'état présent de la France. 

L'opinion générale semble être que l'archevêque ne pourra tirer le 

                                       

8

 Charrue servant à la fois à ouvrir les sillons à y semer le grain et 

à le recouvrir de terre. On en trouve de nombreuses descriptions avec 
planches dans l'ouvrage de Bailey. – ZIMMERMANN (Traduc. all. de 
ce Voyage, 93.) 

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– 95 – 

pays de sa situation actuelle ; les uns prétendent qu'il lui en 

faudrait la volonté, d'autres, le courage, d'autres encore, la 

capacité. Certains ne le croient attentif qu'à son propre intérêt ; 

suivant les autres, les finances sont trop dérangées pour être 

rétablies par aucun système, hors la réunion des états généraux 

du royaume, et une telle assemblée ne peut se faire sans 

provoquer une révolution dans le gouvernement. Tous 

s'accordent à pressentir quelque chose d'extraordinaire, et l'idée 

d'une banqueroute est loin d'être rare. Mais qui aura le courage 
de s'en charger ? 

 
Le 14. – Abbaye des Bénédictins de Saint-Germain, piliers de 

marbre africain, etc., etc. – C'est la plus riche de France ; l'abbé a 

300 000 livres (13 125 l. st.). La patience m'échappe, quand je 

vois  disposer  de  tels  revenus  comme  on  le  faisait  au  dixième 

siècle et non selon les idées du dix-huitième. Quelle magnifique 

ferme on créerait avec le quart seulement de cette rente ! Quels 

navets, quels choux, quelles pommes de terre, quels trèfles, quels 

moutons, quelle laine ! Est-ce que tout cela ne vaut pas mieux 

qu'un prêtre à l'engrais ? Si un actif fermier anglais était derrière 

cet abbé, il ferait plus de bien à la France, avec moitié de sa 

prébende, que la moitié des abbés du pays avec toutes les leurs. 

Passé près de la Bastille, autre objet propre à faire vibrer dans le 

cœur de l'homme d'agréables émotions. Je mis en quête de bons 

cultivateurs, et à chaque coin je me heurte contre, des moines et 

des prisons d'État. – À l'Arsenal, pour voir M. Lavoisier, ce 

célèbre chimiste dont la théorie, anéantissant le phlogistique, a 

fait autant de bruit que celle de Stahl, qui l'établissait. Le docteur 

Priestley m'avait donné pour lui une lettre de recommandation. 

Dans la conversation, je parlai de son laboratoire ; il m'y a donné 

rendez-vous pour mardi. Revenu par les boulevards à la place 

Louis XV, qui n'est pas, à proprement parler, une place, mais la 

magnifique entrée d'une grande ville. Les façades des deux 

édifices qu'on vient d'y élever sont parfaites. L'union de la place 

Louis XV avec tes Champs-Élysées, le jardin des Tuileries et la 

Seine lui donne un aspect de grandeur et d'élégance ; c'est la 

partie la mieux bâtie et la plus agréable de Paris ; on n'est pas 

dans la boue, et l'on respire librement. Mais, certes, la plus belle 

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– 96 – 

chose que j'aie encore vue à Paris, c'est la Halle aux blés, 

immense rotonde ; la couverture, entièrement en bois, sur un 

nouveau système de charpente, demanderait, pour en donner une 

idée, quelques planches accompagnées de longues explications ; 

la galerie a 150 pas de circonférence, par conséquent autant de 

pieds de diamètre : à sa légèreté, on la dirait suspendue par des 

fées. Des grains, des haricots, des pois et des lentilles sont 

emmagasinés et vendus sur l'aire centrale ; la farine est mise sur 

des plates-formes de bois dans les divisions qui entourent cette 

aire. On arrive par des escaliers tournants enlacés l'un dans 

l'autre, à de grandes salles pour le seigle, l'orge, l'avoine, etc. Le 

tout est si bien conçu et si admirablement exécuté, que je ne 

connais pas, en France ou en Angleterre, un monument qui le 

surpasse. Et si l'appropriation de toutes les parties aux exigences 

du service, l'adaptation de chacune à sa fin spéciale, unies à cette 

élégance qui ne demande aucun sacrifice de l'utilité et cette 

magnificence  résultant  de  la  solidité  et  de  la  durée,  si  ces 

conditions, dis-je, sont celles de l'excellence d'un édifice public, je 

n'en connais pas un qui l'égale. On ne peut y faire qu'un reproche, 

sa situation ; on l'aurait dû mettre sur le quai pour y décharger les 

bateaux sans recourir au transport par terre. Le soir, à la Comédie 

italienne, beau bâtiment, tout le quartier est régulier et 

nouvellement construit : c'est une spéculation privée du duc de 

Choiseul, dont la famille y a une loge à perpétuité. On jouait 

l'Amant jaloux. Il y a une, jeune cantatrice, mademoiselle Renard, 

dont lit voix est si suave, que, chantant en italien et selon la 
méthode italienne, elle ferait une charmante artiste. 

 
Visite la tombe du cardinal de Richelieu ; noble production 

du génie, la plus belle statue de beaucoup que j'aie vue. On ne 

peut souhaiter rien qui soit plus aisé et plus gracieux que 

l'attitude du cardinal, ni une plus grande expression que celle de 

la  science  en  larmes.  Dîné  au  Palais-Royal  avec  mon  ami.  Le 

monde y est bien mis, les repas propres, bien préparés et bien 

servis : mais ici, comme partout ailleurs, il faut payer bon pour de 

bonnes choses ; ne l'oublions pas, payer peu une chose mauvaise 

n'est point un bon marché. Le soir, à la Comédie française, l'École 

des Pères, pièce lamentable, genre larmoyant. Ce théâtre, le 

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– 97 – 

principal de Paris est un bel édifice avec un portique superbe. 

Après les salles circulaires de France, comment supporter nos 
trous oblongs et mal agencés de Londres ? 

 
Le 16. – Rendez-vous citez M. Lavoisier. Madame Lavoisier, 

personne pleine d'animation, de sens et de savoir, nous avait 

préparé, un déjeuner anglais au thé et au café ; mais la meilleure 

partie de son repas, c'était, sans contredit, sa conversation, soit 

sur l'Essai de M. Kirwan sur le Phlogistique, qu'elle est en train de 

traduire, soit sur d'autres sujets qu'une femme de sens, travaillant 

avec son mari dans le laboratoire, sait si bien rendre intéressants. 

J'eus le plaisir de visiter cette retraite, théâtre d'expériences 

suivies par le monde scientifique. Dans l'appareil pour les 

recherches sur l'air, rien ne frappe autant que la partie destinée à 

brûler l'air inflammable et vital et à condenser l'eau ; c'est une 

machine admirable. Trois vaisseaux sont tenus en suspension par 

des index qui accusent immédiatement leurs variations de poids ; 

deux d'entre eux, aussi grands que des demi-barils, contiennent 

de l'air inflammable, le troisième de l'air vital ; un tube de 

communication le met en rapport avec les autres, qui lui envoient 

leur contenu pour le brûler, par des arrangements trop complexes 

pour être décrits sans le secours de planches. On voit que la perte 

de poids des deux airs, indiquée par leurs balances respectives, 

est égale à chaque moment au gain du troisième vaisseau, dans 

lequel l'eau se forme ou se condense, car on ne sait pas encore si 

cette eau se forme au moment même ou bien se condense. Si elle 

est exacte (ce que je ne saurais trop dire), c'est une magnifique 

invention. M. Lavoisier me dit, lorsque j'en louai la construction : 
« Mais oui, Monsieur, et même par un artiste français ! »

9

 d'un 

ton qui semblait admettre leur infériorité générale par rapport 

aux nôtres. On sait que nous avons une exportation considérable 

d'instruments de précision pour toutes les contrées de l'Europe, 

et la France entre autres. Et ceci n'est pas d'hier, car l'appareil qui 

servit aux académiciens français à mesurer un degré du cercle 

                                       

9

 MM. Cannivet et Fortin, à Paris, travaillent d'une manière 

parfaite. Ce dernier a fait l'appareil en question. – ZIMMERMANN. 

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– 98 – 

polaire avait été fait par M. G. Graham

10

. M. Lavoisier nous 

montra un autre appareil formé d'une machine électrique dans un 

ballon pour expérimenter les effets de l'électricité dans différents 

milieux. La cuve à mercure est considérable, elle contient 250 lb. ; 

son réservoir est aussi très grand, mais je ne trouvai pas ses 

fourneaux si bien calculés, pour obtenir de hautes températures, 

que certains autres que j'avais vus. Je fus enchanté de le voir 

magnifiquement logé et avec toutes les apparences d'une fortune 

considérable. Cela satisfait toujours ; les emplois de l'État ne sont 

jamais en meilleures mains qu'en celles d'hommes qui dépensent 

ainsi le superflu de leurs richesses. À voir l'usage qu'on fait de 

l'argent, on croirait que c'est lui qui contribue le moins à 

l'avancement des choses vraiment utiles à l'humanité ; la plupart 

des grandes découvertes qui ont élargi l'horizon de la science ont 

été obtenues par des moyens en apparence sans proportions avec 

leurs fins, par les efforts énergiques d'esprits ardents sortant de 

l'obscurité et rompant les liens de la pauvreté, peut-être de la 

misère. – Hôtel des Invalides ; le major de l'établissement eut la 

bonté de m'en faire les honneurs. Le soir, visite à M. Lomond, 

jeune mécanicien très ingénieux et très fécond, qui a apporté une 

modification au métier à filer le coton. Les machines ordinaires 

filent trop dur pour de certaines fabrications ; celle-ci donne un 

fil lâche et mou. Il a fait une découverte remarquable sur 

l'électricité : on écrit deux ou trois mots sur un morceau de 

papier ; il l'emporte dans une chambre et tourne une machine 

renfermée dans une caisse cylindrique, sur laquelle est un 

électromètre, petite balle de moelle de sureau ; un fil de métal la 

relie à une autre caisse, également munie d'un électromètre, 

placée dans une pièce éloignée ; sa femme, en notant les 

mouvements de la balle de moelle, écrit les mots qu'ils indiquent ; 

d'où l'on doit conclure qu'il a formé un alphabet au moyen de 

mouvements. Comme la longueur du fil n'a pas d'influence sur le 

phénomène, on peut correspondre ainsi a quelque distance que ce 

soit : par exemple, du dedans au dehors d'une ville assiégée, ou 

pour  un  motif  bien  plus  digne  et  mille  fois  plus  innocent, 

l'entretien de deux amants privés d'en avoir d'autre. Quel qu'en 

                                       

10

 Whitehurst, Formation de la terre, 2e édit., p. 26.) 

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– 99 – 

puisse être l'usage, l'invention est fort belle. M. Lomond a 

plusieurs autres machines curieuses, toutes œuvres de ses 

propres mains ; le génie de la mécanique lui semble naturel. – Le 

soir à la Comédie française ; Molé jouait dans le Bourru 

bienfaisant 

; l'art ne saurait atteindre à une plus grande 

perfection. 

 
Le 17. – Visite à M. l'abbé Messier, astronome du roi et de 

l'Académie des sciences ; visité l'exposition de l'Académie de 

peinture au Louvre. Pour un beau tableau d'histoire dans nos 

expositions de Londres, il y en a ici dix : c'est beaucoup plus qu'il 

n'en faut pour contre-balancer la différence entre une exposition 

annuelle et une bisannuelle. Dîné aujourd'hui dans une société 

dont la conversation a été entièrement politique. La Requête au 

Roi de M. de Calonne a paru ; tout le monde la lit et la discute. On 

semble cependant généralement d'accord que, sans se décharger 

lui-même de l'accusation d'agiotage, il a jeté sur les épaules de 

Monseigneur l'archevêque de Toulouse, premier ministre actuel, 

un fardeau non petit, et que celui-ci doit se trouver dans un 

singulier embarras pour repousser cette attaque. Mais l'un et 

l'autre sont condamnés par tous et en bloc, comme absolument 

incapables de faire face aux difficultés d'une époque si critique. 

Toute la compagnie semblait imbue de cette opinion, que l'on est 

à la veille de quelque grande révolution dans le gouvernement, 

que tout l'indique : les finances en désordre, avec un déficit 

impossible à combler sans l'aide des états généraux du royaume, 

sans que l'on ait une idée précise des conséquences de leur 

réunion : aucun ministre soit au pouvoir, soit au dehors, ayant 

assez de talents pour promettre d'autres remèdes que des 

palliatifs ; sur le trône, un prince dont les dispositions sont 

excellentes, mais à qui font défaut les ressources d'esprit qui lui 

permettraient de gouverner par lui-même dans un tel moment ; 

une cour enfoncée dans le plaisir et la dissipation, ajoutant à la 

détresse générale au lieu de chercher une position plus 

indépendante ; une grande fermentation parmi les hommes de 

tous les rangs qui aspirent à du nouveau sans savoir quoi désirer, 

ni quoi espérer ; en outre, un levain actif de liberté qui s'accroît 

chaque jour depuis la révolution d'Amérique : voilà une réunion 

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– 100 – 

de circonstances qui ne manquera pas de provoquer avant peu un 

mouvement, si quelque main ferme, de grands talents et un 

courage inflexible ne prennent le gouvernail pour guider les 

événements et non pas se laisser emporter par eux. Il est 

remarquable que jamais pareille conversation ne s'engage sans 

que la banqueroute n'en soit le sujet ; on se pose à son propos 

cette question curieuse : Occasionnerait-elle une guerre civile et 

la chute complète du gouvernement ? Les réponses que j'ai reçues 

me paraissent justes ; une telle mesure, conduite par un homme 

capable, vigoureux et ferme, ne causerait certainement ni l'une ni 

l'autre. Mais, essayée par un autre, elle les amènerait très 

probablement toutes les deux. On tombe d'accord que les états ne 

peuvent s'assembler sans qu'il en résulte une liberté plus grande ; 

mais je rencontre si peu d'hommes qui aient des idées justes à cet 

égard, que je me demande l'espèce de liberté qui en naîtrait. On 

ne sait quelle valeur donner aux privilèges du peuple ; quant à la 

noblesse et au clergé, si la révolution ajoutait quelque chose en 
leur faveur, je suis d'avis qu'elle ferait plus de mal que de bien.

11

 

 
Le 18. – Les Gobelins sont sans aucun doute, la première 

manufacture de tapisseries du monde ; un roi peut seul en 

soutenir de pareilles. Le soir, vu la Métromanie, cette 

incomparable comédie de Piron, très  bien  jouée.  Plus  je  vois  le 

théâtre français, plus je l'aime, et je n'hésite pas un moment à le 

préférer de beaucoup au nôtre. Auteurs, acteurs, édifices, mise en 

scène, décors, musique, ballets, prenez  le  tout  en  masse,  il  n'y  a 

rien d'égal à Londres. Nous avons certainement quelques 

brillants de première eau ; mais, tout mis en balance, ce n'est pas 

le plateau de l'Angleterre qui l'emporte. J'écris ce passage d'un 

cœur plus léger que je ne le ferais s'il me fallait donner la palme à 
la charrue française. 

                                       

11

 Je souris, en transcrivant ces lignes, de quelques appréciations 

que les événements survenus depuis ont placées dans un jour très 
singulier. Je ne change rien à aucun de ces passages : ils montrent 
quelle était, avant la Révolution, sur les sujets les plus importants, 
l'opinion de la France ; les événements ne les ont rendus que plus 
intéressants. – Juin 1790. (Note de l'Auteur.) 

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– 101 – 

 
Le 19. – Charenton près Paris, visité l'École vétérinaire et la 

ferme de la Société royale d'agriculture. M. Chabert, le directeur 

général, nous a reçus avec la plus cordiale politesse ; j'avais eu le 

plaisir de connaître en Suffolk M. Flandrein, son second et son 

gendre. Ils me montrèrent tout l'établissement vétérinaire ; il fait 

honneur au gouvernement de la France. Fondé en 1766, on y 

ajouta une ferme en 1783 et quatre nouvelles chaires, deux 

d'économie rurale, une d'anatomie et une de chimie. On 

m'informe que M. Daubenton, qui est à la tête de la ferme avec un 

traitement de 6 000 livres par an, professe l'économie rurale, 

surtout en ce qui regarde les moutons dont un troupeau est gardé 

pour démonstration. Il y a une vaste salle, bien aménagée pour la 

dissection des chevaux et autres animaux ; un grand cabinet où 

sont conservées dans l'esprit-de-vin les parties les plus 

intéressantes de leur corps et aussi celles qui montrent l'effet des 

maladies. C'est une grande richesse. Cet établissement et un autre 

semblable près de Lyon ne demandent (sauf les additions de 

1783) que la somme modérée de 60 000 livres (2, 600 liv. st.), 

comme il résulte des écrits de M. de Necker ;  d'où  il  paraîtrait 

(comme  dans  beaucoup  d'autres  cas)  que  ce  qui  est  le  plus  utile 

est aussi ce qui coûte le moins. On y compte à présent cent élèves 

de toutes les provinces de France comme de tous les pays de 

l'Europe, excepté I'Angleterre, étrange exception quand on voit la 

grossière ignorance de nos vétérinaires, et que tous les frais pour 

entretenir un jeune homme ici ne sont que de 100 louis par an 

pendant les quatre années que dure le cours. Quant à la ferme, 

elle est sous la direction d'un grand naturaliste, haut placé dans 

les académies, et dont le nom est célèbre par toute l'Europe pour 

son mérite dans les branches supérieures de la science. Attendre 

une pratique sûre de telles gens dénoterait en moi bien peu de 

connaissance de la nature humaine. Ils croiraient probablement 

au-dessous d'eux et de leur position dans le monde d'être bons 

laboureurs, bons sarcleurs de navets, bons bergers ; je trahirais 

par conséquent mon ignorance de la vie, si j'exprimais la moindre 

surprise d'avoir trouvé cette ferme dans un tel état, que j'aime 

mieux l'oublier que la décrire. Vu le soir un champ cultivé avec 

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– 102 – 

beaucoup plus de succès, mademoiselle Saint-Huberti dans la 
Pénélope de Piccini. 

 
Le 20. – J'ai été à l'École militaire, établie par Louis XV pour 

l'éducation  de  cent  quarante  jeunes  gens  de  la  noblesse ;  de 

semblables institutions sont ridicules et injustes. Donner de 

l'éducation au fils d'un homme qui ne peut la lui donner lui-

même, c'est une grande injustice, si on ne lui assure dans la vie 

une situation qui réponde à cette éducation. Si vous la lui assurez, 

vous détruisez l'effet de l'éducation, parce que le mérite seul doit 

donner cette certitude de parvenir. Si, au contraire, vous le faites 

pour des gens qui ont le moyen, vous chargez le peuple, qui ne l'a 

pas, pour alléger le fardeau de ceux qui seraient en état de le 

porter, et c'est ce qu'on est sûr de voir arriver dans de tels 
établissements. 

 
Passé la soirée à l'Ambigu-Comique, joli petit théâtre entouré 

de beaucoup d'ordures. Tout le long des boulevards, des cafés, de 

la musique, du bruit et des filles ; de tout, hormis des balayeurs et 

des réverbères. Il y a un pied de boue, et dans certains endroits 
pas une lumière. 

 
Le 21. – M. de Broussonnet étant revenu de Bourgogne, j'ai 

eu le plaisir de passer chez lui une couple d'heures très agréables. 

 
C'est un homme d'une rare activité, possédant une grande 

variété de connaissances usuelles dans toutes les branches de 

l'histoire naturelle, et il parle très bien l'anglais. Il est difficile de 

voir un homme plus propre que M. de Broussonnet pour le poste 
de secrétaire de la Société royale. 

 
Le 22. – Course au pont de Neuilly, qui passe pour le plus 

beau de France ; c'est de beaucoup le plus beau que j'aie vu. Il se 

compose de cinq arches plates, en style florentin, toutes d'égale 

ouverture, construction incomparablement plus élégante et plus 

frappante que nos arches de différentes grandeurs. Nous avons 

vu, ensuite la machine de Marly, qui ne fait plus maintenant la 

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– 103 – 

moindre impression. L'ancienne résidence de madame du Barry 

est sur le coteau, juste au-dessus de cette machine. Elle s'est 

bâtie, au bord de la pente dominant le paysage, un pavillon 

meublé et décoré avec beaucoup d'élégance. Il y a une table 

exquise en porcelaine de Sèvres. J'ai oublié le nombre de louis 

qu'elle coûte. Les Français à qui j'ai parlé de Luciennes se sont 

récriés contre les maîtresses et les extravagances avec plus de 

violence que de raison, à mon sens. Qui, en conscience, refuserait 

à son roi le plaisir d'une maîtresse, pourvu que le jouet ne devînt 

pas une affaire d'État ? Mais Frédéric le Grand avait-il une 

maîtresse ; lui faisait-il bâtir des pavillons, et les meublait-il de 

tables de porcelaine ? Non ; mais il avait un tort cinquante fois 

plus grand. Mieux vaut qu'un roi courtise une jolie femme que les 

provinces de ses voisins. La maîtresse du roi de Prusse lui a coûté 

cent millions sterling et cinq cent mille hommes, et, avant que le 

règne de cette favorite ne soit passé, elle peut en coûter encore 

autant. Les plus grands génies et les plus grands talents pèsent 

moins qu'une plume, si la rapine, la guerre et la conquête en sont 
les suites. 

 
Saint-Germain. – Fort belle terrasse. J'ai trouvé ici 

M. de Broussonnet, et nous sommes allés dîner, avec M. Breton, 

chez le maréchal duc de Noailles, qui a une belle collection de 

plantes curieuses. J'y ai vu le plus beau sophora japonica que je 
connaisse. – 10 milles. 

 
Le 10. – Une lettre de M. Richard m'a fait entrer dans le 

jardin anglais de la reine à Trianon. Il contient environ cent acres, 

arrangés d'après les descriptions que l'on nous donne des jardins 

chinés, d'où l'on suppose que vient notre style. Il a plus de la 
manière de sir W. Chambers que de M. Brown ;

12

 plus d'art que 

de nature ; cela sent plus le faste que le bon goût. On concevrait 

                                       

12

 Brown est connu par toute l'Angleterre par son talent à 

dessiner des jardins anglais. On l'appelle d'ordinaire Brown la 
Capacité, parce qu'il se sert toujours de ce mot à la vue d'un terrain où 
il lui parait possible de faire quelque chose – ZIMMERMANN. 

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– 104 – 

difficilement une chose que l'art peut placer dans un jardin, qui 

ne soit pas dans celui-ci. On y voit des bois, des rochers, des 

pelouses, des lacs, des rivières, des îles, des cascades, des grottes, 

des promenades, des temples, de tout, jusqu'à un village. 

Plusieurs parties sont très jolies et bien exécutées. La seule chose 

à reprendre est l'entassement, erreur qui a conduit à une autre, 

celle de sillonner la pelouse par trop de sentiers sablés, erreur 

commune à presque tous les jardins que j'ai vus en France. Mais 

la gloire du petit Trianon, ce sont les arbres et arbrisseaux 

exotiques. Le monde entier a été heureusement mis à 

contribution pour l'orner. On en trouve qui sont à la fois et beaux 

et curieux pour charmer les yeux de l'ignorance et exercer la 

mémoire des savants. Parmi les édifices, je citerai le Temple de 
l'Amour comme vraiment élégant. 

 
Versailles, encore une fois. En parcourant l'appartement que 

le roi venait de quitter depuis un quart d'heure à peine, et qui 

portait les traces du léger désordre causé par son séjour, je 

m'amusais de voir les figures de vauriens circulant sans contrôle 

dans le palais, jusque dans la chambre à coucher ; d'hommes dont 

les haillons accusaient le dernier degré de misère ; et cependant 

j'étais seul à m'ébahir et à me demander comment diable ils 

s'étaient introduits. Il est impossible de n'être pas touché de cet 

abandon négligent, de cette absence de tout soupçon. On aime le 

maître de maison qui ne se sent pas blessé de voir, en arrivant à 

l'improviste, son appartement ainsi occupé 

; s'il en était 

autrement, tout accès serait bien défendu. C'est encore là un trait 

de ce bon naturel qui me semble si visible partout en France. Je 

désirais voir l'appartement de la reine, mais on ne me le permit 

pas. « Sa Majesté y est-elle ? – Non. – Alors pourquoi ne pas le 

visiter aussi bien que celui du roi ? –Ma foi, monsieur, c'est une 

autre chose ! » Parcouru les jardins ainsi que les bords du grand 

canal, m'étonnant profondément des exagérations des écrivains 

et des voyageurs. On trouve de la magnificence du côté de 

l'Orangerie, mais nulle part de la beauté ; seulement quelques 

statues ont assez de mérite pour qu'on souhaite de les voir à 

l'abri. Comme dimension, le canal ne dit rien aux yeux, et il n'est 

pas en si bon état qu'un abreuvoir de ferme. La ménagerie est 

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– 105 – 

bien, mais n'a rien de grand. Que ceux qui veulent conserver des 

créations de Louis XIV l'impression qu'ils ont prise dans les écrits 

de Voltaire aillent voir le canal du Languedoc, et non Versailles. – 
14 milles. 

 
Le 24. – Visité, en compagnie de M. de Broussonnet, le 

cabinet royal d'histoire naturelle et le jardin botanique, qui est 

arrangé dans un très bel ordre. Ses richesses sont bien connues, 

et la politesse de M. Thouin, effet de son aimable caractère, donne 

à ce jardin des charmes qui ne viennent pas seulement de la 

botanique. Dîné aux Invalides avec M. de Parmentier, le célèbre 

auteur de tant d'écrits économiques, surtout sur la boulangerie de 

France. À une quantité considérable de connaissances usuelles, il 

joint beaucoup de ce feu et de cette vivacité pour lesquelles sa 

nation est renommée, mais que je n'ai pas trouvés aussi souvent 
que je m'y attendais. 

 
Le 25. – Paris. Cette grande ville me parait, de toutes celles 

que j'ai vues, la dernière qu'une personne de fortune modeste 

devrait choisir pour résidence. Elle est à ce point de vue 

considérablement inférieure à Londres. Les rues sont très 

étroites, encombrées par la foule, boueuses pour les neuf 

dixièmes, et toutes sans trottoirs. La promenade, qui à Londres 

est si agréable et si aisée que les dames s'y livrent chaque jour, est 

ici un travail, une fatigue, même pour un homme, par conséquent 

chose impossible à une femme en toilette. Les voitures sont 

nombreuses, et le pis c'est qu'il y a une infinité de cabriolets à un 

cheval, menés par les jeunes gens à la mode et leurs imitateurs, 

également écervelés, avec tant de rapidité que cela devient un 

danger et rend les rues périlleuses à moins d'incessantes 

précautions. Un pauvre enfant a été écrasé et probablement tué 

devant nos yeux, et j'ai été plusieurs fois couvert des pieds à la 

tête par l'eau du ruisseau. Cette mode absurde de courir les rues 

d'une grande capitale sur ces cages à poules vient de la pauvreté 

ou d'un esprit de misérable économie : on n'en saurait parler trop 

sévèrement. Si nos jeunes nobles allaient à Londres, dans les rues 

sans trottoirs, du train de leurs frères de Paris, ils se verraient 

bientôt et justement rossés de la bonne façon et traînés dans le 

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– 106 – 

ruisseau. Ceci rend le séjour difficile pour les personnes et surtout 

pour les familles qui n'ont pas le moyen d'avoir une voiture ; 

commodité tout aussi chère ici qu'à Londres. Les fiacres, remises, 

etc., y sont beaucoup plus laids que chez nous, et pour des 
chaises, il n'y en a plus, elles seraient renversées à tout moment.

13

 

 
À cela se rapporte aussi la nécessité pour toutes les personnes 

peu aisées de s'habiller en noir, avec des bas également noirs ; 

cette couleur sombre, en société, n'est pas si odieuse que la 

démarcation qu'elle trace entre un homme riche et un autre qui 

ne l'est pas. Avec l'orgueil, l'arrogance et la dureté des Anglais 

riches, elle ne serait pas supportable ; mais le bon naturel 

dominant du caractère français adoucit toutes ces causes 

malencontreuses d'irritation. Les logements en garni, sans être 

aussi bons de moitié que ceux de Londres, sont considérablement 

plus chers. Si, dans un hôtel, vous ne prenez pas toute une 

enfilade de pièces, il vous faudra  monter  trois,  quatre  et  cinq 

étages, et vous contenter en général d'une chambre avec un lit. 

On conçoit, après l'horrible fatigue des rues ce qu'a de détestable 

une pareille ascension. Vous avez beaucoup à chercher avant de 

vous faire accepter comme pensionnaire dans une famille, ainsi 

qu'on le fait habituellement à Londres, et cela se paye bien plus. 

Les gages de domestiques sont à peu près les mêmes. On doit, 
regretter ces désavantages de Paris

14

, car autrement je le tiens 

pour le séjour à préférer par ceux qui aiment la vie des grandes 

villes. Il n'y a nulle part de meilleure société pour un homme de 

lettres ou un savant. Leur commerce avec les grands, qui, s'il n'est 

pas sur le pied d'égalité, ne doit pas avoir lieu du tout, est plein de 

dignité. Les gens du plus haut rang se tiennent au courant de la 

science et de la littérature et envient la gloire qu'elles donnent. Je 

                                       

13

 L'auteur n'a pas pensé à mentionner les brouettes ou chaises à 

deux roues, ou bien ne les a pas remarquées. – ZIMMERMANN. 

14

 Je me réjouis de donner à l'auteur, en cela comme dans la 

plupart de ses remarques sur Paris, une entière approbation. Moi non 
plus, je n'ai pas trouvé de ville qui autant que Paris satisfasse aux 
besoins des savants. – ZIMMERMANN. 

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– 107 – 

plaindrais volontiers l'homme qui croirait être bien reçu dans un 

cercle brillant à Londres, sans compter sur d'autres raisons que 

son titre de membre de la Société royale. Il n'en serait pas de 

même à Paris pour un membre de l'Académie des sciences, il est 

assuré partout d'un excellent accueil. Peut-être ce contraste vient-

il en grande partie de la différence de gouvernement des deux 

pays. La politique est suivie avec trop d'ardeur en Angleterre pour 

permettre que l'on s'occupe dignement du reste ; que les Français 

établissent un gouvernement plus libre, ils ne tiendront plus les 

académiciens en si haute estime, en face des orateurs qui 
soutiendront les droits et la liberté dans un libre parlement. 

 
Le 28. – Quitté Paris par la route de Flandre. 

M. de Broussonnet a eu l'obligeance de m'accompagner jusqu'à 

Dugny, pour me montrer la ferme d'un agriculteur très capable, 

M. Cretté de Palluel. À Senlis, j'ai pris la grand'route ; à 

Dammartin, j'ai rencontré par hasard M. du Pré du Saint-Cotin. 

M'entendant parler culture avec un fermier, il se présenta comme 

un amateur, me donna un aperçu de plusieurs expériences qu'il 

avait faites sur ses terres en Champagne, et me promit quelque 

chose de plus détaillé, en quoi il a fait honneur à sa parole. – 22 
milles. 

 
Le 29. – Traversé Nanteuil, où le prince de Condé a un 

château 

; Villers-Cotterets, au milieu d'immenses forêts 

appartenant au duc d'Orléans. Les récoltes de ce pays sont, en 

conséquence, celles de princes du sang, c'est-à-dire, des lièvres, 
des faisans, des cerfs et des sangliers. – 26 milles. 

 
Le 30. – Soissons paraît une pauvre ville, sans manufactures, 

vivant surtout du commerce des blés qui, d'ici, s'en vont par eau à 
Paris et à Rouen. – 25 milles. 

 
Le 31. – Coucy est magnifiquement situé sur une colline, avec 

une belle vallée serpentant à ses pieds. J'ai vu à Saint-Gobain, au 

milieu de grands bois, la fabrique des plus grandes glaces du 

monde. J'eus la bonne fortune d'arriver une demi-heure avant le 

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– 108 – 

coulage du jour. Passé La Fère. Gagné Saint-Quentin, dont les 

grandes manufactures me prirent mon après-midi tout entière. 

Depuis Saint-Gobain, les toitures d'ardoises sont les plus belles 
que j'aie vues en aucun pays. – 30 milles. 

 
1

er

 novembre. – Près de la Belle-Anglaise, j'ai fait un détour 

d'une demi-lieue pour voir le canal de Picardie, dont on m'avait 

beaucoup parlé. De Saint-Quentin à Cambrai, le pays s'élève 

tellement, qu'il a fallu creuser un tunnel à une profondeur 

considérable au-dessous de plusieurs vallées aussi bien que des 

collines. Dans l'une de ces vallées se trouve un puits avec escalier 

voûté pour le visiter. Je comptai 134 marches avant de trouver 

l'eau, et comme cette vallée est beaucoup au-dessous des vallées 

adjacentes, on peut en conclure l'étonnante profondeur de ce 

canal. Sur la porte d'entrée se lit l'inscription suivante : L'année 

1781, M. le comte d'Agay étant intendant de cette province, 

M. de Laurent de Lionni étant directeur de l'ancien et nouveau 

canal de Picardie, et M. de Champrosé inspecteur, Joseph II, 

Empereur, Roi des Romains, a parcouru en bateau le canal 

souterrain depuis cet endroit jusques au puits n° 20, le 28, et a 

témoigné sa satisfaction d'avoir vu cet ouvrage en ces termes : 

« Je suis fier d'être homme, quand je vois qu'un de mes 

semblables a osé imaginer et exécuter un ouvrage aussi vaste et 

aussi hardi. Cette idée m'élève l'âme. » Ces trois messieurs 

mènent ici la danse dans un style très français. Le grand Joseph 

suit humblement leurs traces ; et quant au pauvre Louis XVI, aux 

frais duquel tout fut fait, ces messieurs ont certainement pensé 

qu'après celui d'un empereur, aucun nom ne pouvait marcher 

avec les leurs. Les inscriptions des monuments publics ne 

devraient porter d'autres noms que celui du roi, dont le mérite a 

patronisé l'œuvre, et de l'artiste dont le génie l'a exécutée. Quant 

à la cohue des intendants, directeurs et inspecteurs, qu'elle aille 

au diable ! Ici le canal est large de 10 pieds et haut de 12, 

entièrement taillé dans une roche crayeuse renfermant des lits de 

cailloux siliceux (pierre à fusil), sans maçonnerie. On n'a fini 

comme modèle qu'une petite longueur de 10 toises, elle a 20 

pieds en tous sens. Cinq mille toises sont déjà faites de la manière 

que j'ai dite, toute la partie souterraine, quand le tunnel sera 

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– 109 – 

entièrement percé, comptera 7 020 toises (de six pieds chaque), 

ou 9 milles anglais environ. La dépense s'élève déjà à 1, 200 000 

liv. (52 500 l. st.), pour le compléter il faudra 2 500 000 liv. 

(109 375 l. st.), ce qui donne un total de 4 millions. Il est fait par 

puits ; l'eau n'a que 5 ou 6 pouces de hauteur à présent. Depuis 

l'administration de l'archevêque de Toulouse, ce grand travail a 

été arrêté entièrement. Quand nous  voyons  de  tels  ouvrages 

languir faute de fonds, nous devons en toute raison nous 

demander 

: « 

Quels sont donc les services auxquels on 

pourvoit ? » et conclure que chez les rois, les ministres et les 

nations, l'économie est la première des vertus : sans elle le génie 

est un feu follet, la victoire un vain bruit, la splendeur d'une cour 
un vol public. 

 
Visité les manufactures de Cambrai. Ces villes de la frontière 

de Flandre sont bâties dans le vieux style ; mais les rues sont 

belles, larges, bien pavées et bien éclairées. Point n'est besoin de 

remarquer que toutes sont fortifiées, et que chaque pied de terre 

de cette région s'est rendu glorieux ou infâme (selon les 

sentiments particuliers du spectateur) par beaucoup de guerres 

les plus sanglantes qui aient affligé et épuisé la chrétienté. 

Chambre, repas et service excellent à l'hôtel de Bourbon. – 22 
milles. 

 
Le 2. – Arrivé par Bouchain à Valenciennes, autre vieille ville 

qui, comme le reste des cités flamandes, montre plutôt une 
opulence ancienne qu'une richesse actuelle. – 18 milles. 

 
Le 3. – Orchies. – Le 4. – Lille ; il y a dans sa banlieue plus de 

moulins à vent pour l'extraction de l'huile de colza qu'on n'en 

peut voir en aucun endroit du monde. On traverse moins de 

ponts-levis et d'ouvrages fortifiés ici qu'à Calais : la grande force 

de cette place est dans ses mines et autres souterraines. Passé la 
soirée au spectacle. 

 
Je fus surpris du cri de guerre qui s'élève contre notre pays. 

Tous ceux à qui j'ai parlé prétendent que sans aucun doute ce 

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– 110 – 

sont les Anglais qui ont amené une armée prussienne en 

Hollande, et que la France a de justes et nombreuses raisons qui 

la poussent à la guerre. Il est assez aisé de découvrir l'origine de 

toute cette violence ; c'est le traité de commerce, que l'on exècre 

ici comme le coup le plus fatal porté aux manufactures du pays. 

Ces gens sont dans les vraies idées du monopole, tout prêts à jeter 

21 millions de leurs concitoyens dans les misères certaines de la 

guerre, plutôt que devoir l'intérêt, de ces 24 millions de 

consommateurs prévaloir sur celui des manufacturiers. 

Rencontré dans la ville beaucoup de petites charrettes traînées 

par un chien ; le propriétaire de l'une d'elles me dit, ce qui me 

paraît difficile à croire, que son chien tirerait 700 livres pendant 

une demi-lieue. Les roues sont très hautes par rapport à l'animal, 
en sorte que son poitrail est beaucoup au-dessous de l'essieu. 

 
Le 6. – Au sortir de Lille, un pont en réparation me fit suivre 

les bords du canal, sous les ouvrages de la citadelle. Ils sont très 

nombreux et parfaitement placés sur une éminence en pente 

douce, entourée de marais peu profonds, faciles à inonder. 

Traversé Armentières, grande ville pavée. Couché à Mont-Cassel. 
– 30 milles. 

 
Le 7. – Cassel occupe le sommet de la seule hauteur qui soit 

en Flandre. On répare le bassin de Dunkerque, si fameux dans 

l'histoire par une hauteur que l'Angleterre aura payée cher. Je 

place sur une même ligne d'arrogance nationale Dunkerque, 

Gibraltar et la statue de Louis XIV, sur la place des Victoires. Il y 

a beaucoup d'ouvriers à ce bassin ; une fois fini, il ne tiendra que 

vingt à vingt-cinq frégates, ce qui, pour un regard non 

expérimenté, semble un objet indigne de la jalousie d'une grande 
nation, à moins qu'elle ne soit jalouse de corsaires. 

 
Je m'informai de l'importation des laines d'Angleterre ; on 

me la donna comme tout à fait insignifiante. Je remarquai qu'en 

sortant de la ville, mon petit porte-manteau fut aussi 

scrupuleusement examiné que si je venais de débarquer avec une 

cargaison de marchandises prohibées ; à un fort à deux milles de 

là, ce fut de même. Dunkerque étant un port franc, la douane est 

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– 111 – 

aux portes. Que penserons-nous de nos manufacturiers, qui dans 

leur demande de lois sur la laine, d'infâme mémoire, amenèrent 

du quai de Dunkerque à la barre de la Chambre des lords un 

certain Th. Wilkinson, qui jura que la laine passe à Dunkerque 

sans que l'on demande ni une entrée ni un droit avec deux 

douanes qui se contrôlent l'une l'autre, et où l'on fouille jusqu'à 

un porte-manteau. C'est sur un semblable témoignage que notre 

législateur, selon le véritable esprit du boutiquier, menaça, par un 

acte d'amendes et de peines de toutes sortes, les producteurs de 

laine anglais. – Promenade à Rosendal, près de la ville, où M. Le 

Brun me montra fort obligeamment ses travaux d'amélioration 

des dunes. Sur les chemins, on a bâti un grand nombre de jolies 

petites maisons ayant chacune son jardin et un ou deux champs 

enclos où l'industrie a tiré parti du sable blanc et mouvant des 

dunes. La baguette magique de la prospérité a changé le sable en 
or. – 18 milles. 

 
Le 8. – Quitté Dunkerque et son excellente auberge du 

Concierge ; je n'en ai pas trouvé d'autres en Flandre. Passé à 

Gravelines, qui, à mon œil inexpérimenté, sembla la plus forte 

place que j'aie encore vue ; au moins ses ouvrages apparents sont 
plus nombreux que dans les autres.

15

 Si Gengis-Khan ou 

Tamerlan avaient trouvé des villes comme Lille et Gravelines sur 

leur chemin, où seraient leurs conquêtes et leur destruction du 

genre humain ? – Arrivé à Calais ! Ici se termine mon voyage, qui 

m'a donné beaucoup de plaisir et plus d'instruction que je ne 

m'attendais à en rapporter d'un royaume moins bien cultivé que 

le nôtre. Ç'a été le premier que j'aie fait à l'étranger, et il m'a 

confirmé dans l'opinion que, si nous voulons bien connaître notre 

propre pays, il faut que nous voyons quelque peu les autres. Les 

nations se jugent par comparaison, et on doit mettre au rang des 

bienfaiteurs de l'humanité les peuples qui ont le mieux établi la 

prospérité publique sur la base du bonheur privé. M'assurer du 

degré atteint par les Français dans cette voie a été un des motifs 

                                       

15

 Ce sont des fossés, des remparts et des ponts-levis sans fin. 

J'aime cette partie de l'art militaire : elle ne s'occupe que de la 
défense, et laisse l'odieux de l'attaque au voisin. (Note de l'Auteur.) 

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– 112 – 

de mon voyage. C'est une enquête qui s'étend loin et n'est pas peu 

complexe ; mais une seule excursion est trop peu de chose pour 

que l'on y ait pleine confiance. Il faut que je revienne encore et 
encore avant de me hasarder à conclure. – 15 milles. 

 
Descendu chez Dessein, où j'ai attendu trois jours le paquebot 

et un vent favorable. (Le duc et la duchesse de Glocester étaient 

au  même  hôtel  et  dans  le  même  cas.)  Un  capitaine  se  conduisit 

envers moi de pauvre façon : il me trompa pour s'engager avec 

une famille qui ne voulait recevoir personne sur le même bord. Je 

ne demandai pas même à quelle nation appartenait cette famille. 

– Douvres, Londres, Bradfield ; je ressens plus de plaisir à donner 
à ma petite-fille une poupée de France qu'à voir Versailles. 

ANNÉE 1788 

Le long voyage que j'avais fait en France l'année précédente 

me suggéra une foule de réflexions sur l'agriculture et sur les 

sources et le développement de la prospérité nationale dans ce 

royaume. Malgré moi ces idées fermentaient dans ma tête, et 

tandis que je tirais des conclusions relativement aux 

circonstances politiques de ce grand pays, dans ce qui touche à 

l'agriculture, j'arrivais à chaque moment à trouver l'importance 

qu'il y aurait à faire du tout un relevé exact, autant qu'il est 

possible à un voyageur. Poussé par ces raisons, je me déterminai 
à essayer de finir ce que j'avais si heureusement commencé. 

 
Juillet 30. – Quitté Bradfield et arrivé à Calais. – 161 milles. 
 
Août 5. – Le lendemain pris la route de Saint-Omer. Passé le 

Sans-Pareil, ce pont qui sert à deux cours d'eau à la fois ; on l'a 

loué au-delà de son mérite, il coûte plus qu'il ne vaut. Saint-Omer 

contient peu de choses remarquables ; il en contiendrait encore 

moins s'il était en moi de guider les parlements d'Angleterre et 

d'Irlande ; pourquoi forcer les catholiques à chercher à l'étranger 

une mauvaise éducation, au lieu de leur permettre de fonder des 

institutions chez nous, où on les élèverait bien ? La campagne se 

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– 113 – 

montre plus à son avantage du clocher de Saint-Bertin. – 25 
milles. 

 
Le 7. – Le canal de Saint-Omer s'élève par une suite d'écluses. 

Aire, Lillers, Béthune, villes bien connues dans l'histoire militaire. 
– 25 milles. 

 
Le 8. – Le pays change : ce n'est qu'une plaine, admirable 

chemin sablé de Béthune, jusqu'à Arras. Rien dans cette dernière 

ville, si ce n'est la grande et riche abbaye du Var, qu'on ne voulut 

pas me laisser voir : ce n'était pas le jour ou quelque prétexte 
aussi frivole. La cathédrale n'est rien. – 17 milles 1/2. 

 
Le 9. – Jour de marché ; en sortant de la ville, j'ai rencontré 

une centaine d'ânes au moins, chargés les uns d'une besace, les 

autres, d'un sac, mais en général de toutes choses peu pesantes en 

apparence ; la route fourmillait d'hommes et de femmes. C'est 

véritablement un marché abondamment pourvu, mais une grande 

partie du travail du pays se perd, au temps de la moisson, pour 

fournir aux besoins d'une ville qui, en Angleterre, serait nourrie 

par la quarantième partie de ce monde. Toutes les fois que je vois 

bourdonner cet essaim d'oisifs dans un marché, j'en infère, une 

mauvaise et trop grande division de la propriété. Ici, mon seul 

compagnon de voyage, ma jument anglaise, me révèle par son œil 

un secret, non des plus agréables : elle se fait aveugle et le sera 

bientôt. Elle a la fluxion périodique, mais notre imbécile de 

vétérinaire à Bradfield m'avait assuré qu'elle en avait encore pour 

plus d'un an. Il faut convenir que voilà une de ces agréables 

situations dans lesquelles peu de personnes croiront qu'on se 

mette volontiers. Ma foy ! C’est bien un échantillon de ma bonne 

veine ; ce voyage n'est guère qu'une corvée que d'autres se font 

payer pour l'entreprendre sur un bon cheval, moi je paye pour le 

faire sur un aveugle ; pourvu que je ne paye pas en me cassant le 
cou. – 20 milles. 

 
Le 10. – Amiens. M. Fox a couché ici hier, et la conversation à 

table d'hôte était fort amusante : on s'étonnait qu'un si grand 

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– 114 – 

homme voyageât si simplement. Je demandais quel était son 
train ? Monsieur et madame

16

 étaient dans une chaise de poste 

anglaise, la fille et le valet de chambre dans un cabriolet ; un 

courrier français faisait tenir prêts les chevaux de relais. Que leur 

faut-il de plus que ces aises et ce plaisir ? La peste soit d'une 
jument aveugle ! Mais j'ai travaillé toute ma vie ; lui, il parle. 

 
Le 11. – Gagné Aumale par Poix ; entré en Normandie. – 25 

milles. 

 
Le 12. – De là à Neufchâtel par le plus beau pays que j'aie vu 

depuis Calais. Nombreuses maisons de campagne appartenant 
aux marchands de Rouen. – 40 milles. 

 
Le 13. – Ils ont bien raison d'avoir des maisons de campagne 

pour sortir de cette grande et vilaine ville, puante, étroite et mal 

bâtie, où l'on ne trouve que de l'industrie et de la boue. En 

Angleterre, quel tableau de constructions neuves offre une ville 

manufacturière florissante ! Le chœur de la cathédrale est 

entouré par une magnifique grille de cuivre massif. On y montre 

les tombeaux de Rollon, premier duc de Normandie, et de son 

fils ; de Guillaume Longue-Epée ; de Richard Cœur de lion, et de 

son frère Henry ; du duc de Bedford, régent de France ; d'Henry 

V,  qui  en  fut  roi ;  du  cardinal  d'Amboise,  ministre  de  Louis  XII. 

Le tableau d'autel est une Adoration des bergers par Philippe de 

Champaigne. La vie à Rouen est plus chère qu'à Paris ; aussi les 

gens, pour ménager leur bourse, doivent-ils se serrer le ventre. À 

la table d'hôte de la Pomme-du-Pin nous étions seize pour le 

dîner suivant : une soupe, environ 3 livres de bouilli, une volaille, 

un canard, une petite fricassée de poulet, une longe de veau 

d'environ 2 livres, et deux autres petits plats avec une salade ; 

prix 45 sous, plus 20 sous pour une pinte de vin ; en Angleterre, 

pour 20 d. (40 sous), on aurait un morceau de viande qui, 

littéralement, pèserait plus que tout ce dîner ! Les canards furent 

nettoyés si vivement, que je ne mangeai pas la moitié de mon 

                                       

16

 On sait que C. Fox n'est pas marié. – ZIMMERMANN 

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– 115 – 

appétit. De semblables tables d'hôte sont parmi les choses bon 
marché de France ! 

 
Parmi toutes les réunions sombres et tristes, la table d'hôte 

française occupe le premier rang ; pendant huit minutes, un 

silence de mort ; quant à la politesse d'entamer conversation avec 

un étranger, on ne doit pas s'y attendre. Nulle part on ne m'a dit 

un seul mot qu'en réponse à mes questions, Rouen n'a rien de 

particulier à cet égard. Le parlement est fermé, et ses membres 

relégués depuis un mois dans leurs maisons de campagne, pour 

refus d'enregistrer une nouvelle contribution territoriale. Je 

m'informai beaucoup du sentiment public, et vis que le roi 

personnellement, depuis son voyage ici, est plus populaire que le 

parlement, auquel on attribue la cherté générale. Rendu visite à 

M. d'Ambournay, auteur d'un traité sur la préférence à donner à 

la garance verte sur la garance sèche ; j'ai eu le plaisir de causer 

longuement avec lui sur différents sujets d'agriculture qui 
m'intéressaient. 

 
Le 14. – Barentin. Traversé une forêt de pommiers et de 

poiriers. Le pays vaut mieux que les fermiers. Yvetot, plus riche 
encore, mais misérablement cultivé. – 21 milles. 

 
Le 15. – Même pays jusqu'à Bolbec ; les clôtures me 

rappellent celles de l'Irlande : ce sont de hauts et larges talus en 

terre, avec des haies, des chênes et des hêtres en très bon état. 

Depuis Rouen, il y a une multitude de maisons de campagne qui 

me fait plaisir à voir ; partout des fermes et des chaumières, et, 

dans toutes les filatures de coton. De même jusqu'à Harfleur. Les 

approches du Havre-de-Grâce indiquent une ville très 

florissante : les coteaux sont presque entièrement couverts de 

petites villas nouvelles ; on en élève de plus nombreuses ; 

quelques-unes sont si près l'une de l'autre, qu'elles forment 

presque des rues. La ville aussi s'agrandit considérablement. – 30 
milles. 

 

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– 116 – 

Le 16. – Il n'est pas besoin d'informations pour s'apercevoir 

de la prospérité de cette ville ; impossible de s'y méprendre : il y a 

plus de mouvement, de vie, d'activité que n'importe où j'aie été en 

France. On a loué dernièrement, pour trois ans, à raison de 600 

liv. par an, une maison prise à bail pour dix ans, en 1779, à raison 

de 240 liv., sans aucun pot-de-vin ; il y a douze ans, on l'aurait 

eue pour 24 liv. Le goulet, formé par une jetée, est étroit ; mais il 

s'élargit en deux bassins oblongs, encombrés de plusieurs 

centaines de navires. Le commerce occupe tous les quais ; tout y 

est hâte, confusion et animation. On dit qu'un vaisseau de 50 peut 

y entrer, peut-être en ôtant ses canons. Ce qui vaut mieux, ce sont 

des navires marchands de 500 et 600 tonneaux. L'état du port a 

cependant donné de l'inquiétude : si on n'y eût pris garde le 

goulet se serait vite ensablé, mal qui va s'accroissant, et sur lequel 

on a consulté beaucoup d'ingénieurs. Le manque d'eau pour 

chasser ce que la mer apporte est si grand, qu'on a entrepris, aux 

frais du roi, un magnifique ouvrage, un vaste bassin, séparé de 

l'Océan par un mur, ou bien plutôt l'Océan lui-même a été 

emprisonné dans une maçonnerie solide de 700 yards de long, 5 

de  large,  et  dépassant  de  10  ou  12  pieds  le  niveau  de  la  haute 

marée ; et deux autres murs extérieurs, longs de 400 yards, larges 

de 3 yards, laissant entre eux un espace de 7 yards qu'on remplit 

de terre. On espère, au moyen de ce bassin, obtenir assez d'eau 

pour nettoyer le port de toute obstruction. C'est un travail qui fait 
honneur au pays. 

 
La Seine, vue de cette jetée, est remarquable ; elle a cinq 

milles de largeur ; de hautes terres forment son horizon sur la 

rive opposée, et les falaises de craie qui s'ouvrent pour lui laisser 
porter son énorme tribut à l'Océan sont grandes et pittoresques. 

 
Rendu visite à M. l'abbé Dicquemarre, le célèbre naturaliste, 

chez qui j'ai eu le plaisir de rencontrer mademoiselle Le Masson 

Le Golft, auteur de quelques ouvrages agréables, entre autres 

l'Entretien sur le Havre, 1781, quand il ne comptait que 25 000 

âmes. Le lendemain, M. de Reiseicourt (Récicourt), capitaine au 

corps royal du génie, pour lequel j'avais des lettres de 

recommandation, me présenta à MM. Hombert, qui prennent 

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– 117 – 

rang parmi les plus notables négociants de France. On dîna dans 

une de leurs maisons de campagne, en nombreuse société, de 

façon très somptueuse. Les femmes, les filles, les cousins et les 

amis de ces messieurs ont beaucoup d'enjouement, de grâce et 

d'instruction. L'idée de les quitter si tôt ne me revenait nullement, 

car leur société me semblait devoir rendre un plus long séjour 

très agréable. Il n'y a pas de mauvais penchant à aimer des gens 

qui aiment l'Angleterre, où ils ont été pour la plupart. – Nous 

avons assurément en France de belles, d'agréables et de bonnes 
choses ; mais on trouve une telle énergie dans votre nation ! 

 
Le 18. – Passé à Honfleur sur le paquebot, bateau ponté, 

qu'un fort vent du nord fit franchir ces 7 1/2 milles en une heure. 

Le fleuve était plus houleux que je croyais qu'un fleuve pût l'être. 

Honfleur est une petite ville très-industrieuse, avec un bassin 

rempli de navires, parmi lesquels des négriers (Guinea-men) 
aussi forts qu'au Havre. 

 
Visité, à Pont-Audemer, M. 

Martin, directeur de la 

manufacture royale de cuirs. Je vis huit ou dix Anglais employés 

là  (il  y  en  a  quarante  en  tout).  L'un  d'eux,  du  Yorkshire,  me  dit 

qu'on l'avait trompé pour le faire venir. Bien qu'ils fussent 

largement payés, la vie est très chère, au lieu d'être bon marché, 
comme on le leur avait donné à entendre. – 20 milles. 

 
Le 19. – Pont-l'Évêque. En approchant de cette ville, la 

campagne devient plus riche, c'est-à-dire qu'il y a plus de 

pâturages ; l'ensemble en est singulier ; ce sont des vergers 

entourés de haies si épaisses et si bonnes, quoique composées 

d'osier avec quelques épines, que le regard peut à peine les 

pénétrer : beaucoup de châteaux épars, dont quelques-uns sont 

beaux, mais un chemin exécrable. Pont-l’Évêque est dans le pays 

d'Auge, célèbre par la grande fertilité de ses pâturages. Gagné 

Lisieux à travers la même riche contrée ; haies admirablement 

plantées ; le sol est divisé en nombreux enclos et très boisé. 

Descendu à l'hôtel d'Angleterre, nouvel établissement propre et 
bien monté ; j'y fus parfaitement traité et servi. – 26 milles. 

 

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– 118 – 

Le 20. – Caen. Le chemin gravit une hauteur qui domine la 

riche vallée de Corbon, la plus fertile du pays d'Auge. Elle est 

remplie de beaux bœufs du Poitou, et se ferait remarquer dans le 
Leicester et le Northampton. – 28 milles. 

 
Le 21. – Le marquis de Guerchy, que j'avais eu le plaisir de 

voir en Suffolk, était colonel du régiment d'Artois, en garnison 

ici ; j'allai lui rendre visite ; il me présenta à la marquise. Comme 

la foire de Guibray allait avoir lieu et qu'il s'y rendait lui-même, il 

me fit remarquer que je ne pouvais rien faire de mieux que de 

l'accompagner car cette foire était la deuxième de France. J'y 

consentis ; en chemin, nous passâmes par Bon pour dîner avec le 

marquis de Turgot, frère aîné du contrôleur général si justement 

célèbre ; lui-même est auteur de quelques mémoires sur les 

plantations, publiés dans les Trimestres de la Société royale de 

Paris. Il nous fit voir, en nous les expliquant, toutes ses 

plantations ; il se glorifie surtout des plantes étrangères, et j'eus le 

chagrin de m'apercevoir qu'il songeait un peu moins à leur utilité 

qu'à leur rareté. Ce travers n'est pas peu commun en France, non 

plus qu'en Angleterre. Je voulais, à chaque moment de cette 

longue promenade, amener la conversation des arbres sur la 

culture ; je fis même plusieurs efforts, mais en vain. On passa le 

soir au théâtre, jolie salle ; on donnait Richard Cœur de lion ; je 

ne pus m'empêcher de remarquer le grand nombre de jolies 

femmes. N'y a-t-il pas un antiquaire qui attribue la beauté, chez 

les Anglaises, au sang normand, ou qui pense, comme le major 

Jardine, que rien n'améliore autant les races que de les croiser ; à 

lire ses agréables voyages, on ne croirait pas qu'il y en ait aucune 

nécessité, et cependant, en regardant ces filles et en entendant 

leur musique, on ne saurait douter de son système. Soupé chez le 

marquis d'Ecougal, à son château, à la Fresnaye. Si ces marquis 

de France n'ont pas de beaux produits en blés et en navets à me 

montrer, ils en ont de magnifiques d'une autre nature, de belles et 

élégantes filles, portraits charmants d'une agréable mère ; rien 

qu'à la première rougeur, je déclarai la famille tout aimable ; ces 

dames sont enjouées, gracieuses, intéressantes ; j'aurais voulu les 

mieux connaître, mais c'est le destin du voyageur d'entrevoir des 

occasions de plaisir pour les quitter aussitôt. Après souper, tandis 

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– 119 – 

qu'on jouait aux cartes, le marquis m'entretint de choses qui 
m'intéressaient. – 22 milles 1/2. 

 
Le  22.  –  On  vend,  à  cette  foire  de  Guibray,  pour  6  millions 

(262 500 l. st.) ; à Beaucaire, le montant est de 10. J'y trouvai une 

quantité considérable d'articles anglais, de la quincaillerie en 

entrepôt : des draps et des tissus de coton. – Une douzaine 

d'assiettes communes en imitation française, bien moins bonnes 

que les nôtres, valent 3 et 4 liv. ; je demandai au marchand (un 

Français), si le traité de commerce ne serait pas nuisible avec une 

telle différence. « C'est précisément le contraire, Monsieur ; 

quelque mauvaise que soit cette imitation, on n'a encore rien fait 

d'aussi bien en France ; l'année prochaine on fera mieux, nous 

perfectionnerons, et enfin nous l'emporterons sur vous. » Je le 

crois bon politique ; sans concurrence, aucune fabrication ne 

progresse. Une douzaine d'anglaises, à filets bleus ou verts, 5 

livres  5  sous.  Revenu  à  Caen  dîné  avec  le  marquis  de  Guerchy, 

lieutenant-colonel, le major de son régiment, et leurs femmes, 

nombreuse et charmante société. Visité l'abbaye des Bénédictins, 

fondée par Guillaume le Conquérant. Superbe édifice, massif, 

solide, magnifique, avec de grands appartements et des escaliers 

de pierre dignes d'un palais. Soupé avec M. du Mesnil, capitaine 

au corps du génie, pour lequel j'avais des lettres ; il m'a présenté à 

l'ingénieur chargé du nouveau canal qui amènera à Caen des 

navires de 3 à 400 tonneaux, bel ouvrage à ranger parmi ceux qui 
font honneur à la France. 

 
Le 23. – M. de Guerchy et l'abbé de *** m'ont accompagné à 

Harcourt, résidence du duc d'Harcourt, gouverneur de 

Normandie et du Dauphin. On me l'avait donné comme ayant le 

plus beau jardin anglais de France ; Ermenonville ne lui laisse pas 

ce rang, quoique le château y soit moins beau. Trouvé enfin un 

cheval pour essayer de poursuivre mon chemin un peu moins en 

Don Quichotte ; il ne me convint pas, il bronchait à chaque pas, 

était cher, et on demandait le prix d'un bon ; nous continuerons 
ensemble, mon aveugle ami et moi. – 30 milles. 

 

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– 120 – 

Le 24. – Bayeux ; la cathédrale a trois tours, dont une est très 

légère, très élégante et richement sculptée. 

 
Le 25. – Passé à Isigny, sur la route de Carentan, un bras de 

mer qui est guéable. En arrivant dans cette dernière ville, je me 

trouvai si mal par suite, je crois, de rhumes négligés, que j'eus 

peur de tomber malade ; je m'en ressentais dans tous mes 

membres, j'étais accablé d'une pesanteur générale. Je me couchai 

de bonne heure, et une dose de poudre d'antimoine provoqua 

chez moi une transpiration qui me soulagea assez pour reprendre 
mon voyage. – 23 milles. 

 
Le 26. – Valognes ; de là jusqu'à Cherbourg le pays est très 

boisé et ressemble au Sussex. Le marquis de Guerchy m'avait prié 

de rendre visite à M. Doumerc, cultivateur très entreprenant, à 

Pierre-Buté près Cherbourg ; je le fis ; mais M. Doumerc était à 

Paris ; cependant son régisseur M. Baillio mit une grande 
courtoisie à me montrer et à m'expliquer tout. – 30 milles. 

 
Le 27. – Cherbourg. J'avais des lettres de recommandation 

pour M. le duc de Beuvron, qui commande la ville, le comte de 

Chavagnac et M. 

de 

Meusnier, de l'Académie des sciences, 

traducteur des voyages de Cook ; le comte est à la campagne. 

J'avais tant entendu parler des fameux travaux entrepris pour 

faire ici un port, que je ne voulais pas attendre un moment de 

plus pour les voir : le duc m'accorda un laissez-passer ; je pris un 

bateau et me fis conduire à travers le port artificiel formé par les 

fameux cônes. Comme ce voyage peut être lu par des personnes 

n'ayant ni le temps, ni le désir de chercher dans d'autres livres la 

description de ces travaux, je ferai en quelques mots une esquisse 

des intentions qui y ont présidé et de l'exécution qui a suivi. De 

Dunkerque jusqu'à Brest la France n'a pas de port militaire ; 

encore le premier ne peut-il recevoir que des frégates. Cette 

lacune lui a été fatale plus d'une fois dans ses guerres avec notre 

pays, dont la côte plus favorisée offre non seulement, 

l'embouchure de la Tamise, mais aussi la magnifique rade de 

Portsmouth. Afin d'y remédier, on a conçu le projet d'une digue 

jetée en travers de la rade ouverte de Cherbourg. Mais la 

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– 121 – 

formation d'une enceinte capable d'abriter une flotte de guerre 

eût demandé une muraille si étendue, si exposée à de fortes 

marées, que la dépense eût été beaucoup trop grande pour que 

l'on y pensât, la réussite trop douteuse pour oser l'entreprendre. 

On renonça donc à une jetée régulière, et on en adopta une 

partielle. Pour la former, on éleva dans la mer, sur toute la ligne 

que l'on voulait couvrir, des colonnes isolées en charpente et en 

maçonnerie, assez fortes pour résister à la violence de l'Océan ; 

elles en brisent les vagues et permettent d'établir une digue de 

l'une à l'autre. Ces colonnes ont reçu de leur forme le nom de 

cônes ; elles ont 140 pieds de diamètre à la base, 60 pieds au 

sommet, et 60 pieds de hauteur verticale ; enfoncées de 30 à 34 

pieds, elles sont couvertes au reflux des plus hautes marées. 

Construits en chêne avec toutes les garanties de force et de 

solidité, ces énormes tonneaux à large base étaient, une fois 

terminés, chargés d'autant de pierres qu'il en fallait pour les 

couler ; chacun pesait alors 1 000 tonnes (de 2 000 livres). Afin 

de les faire flotter jusqu'à destination, on attachait tout autour 

avec des cordes 60 pièces vides de 10 pipes chaque, de nombreux 

vaisseaux les remorquaient en présence d'innombrables 

spectateurs. Au signal convenu, toutes les cordes sont coupées à 

la fois et l'énorme pilier s'engloutit ; il est alors rempli de pierres 

par des bateaux que l'on tient prêts chargés, et on le recouvre de 

maçonnerie. La capacité de chacun, jusqu'à 4 pieds de la surface 

seulement, est de 2 500 toises cubiques de pierre. Un nombre 

immense de navires sont ensuite occupés à construire de l'un à 

l'autre une chaussée de pierre, que l'on voit à marée basse au 

temps de la quadrature (neap tides). 18 cônes selon un certain 

projet, et 33 selon un autre, compléteront ce travail, qui ne 

laissera que deux passes, commandées par deux très beaux forts 

nouvellement construits, le fort Royal et le fort d'Artois, 

parfaitement bien approvisionnés, dit-on, car on ne les laisse pas 

voir, et munis d'un four à boulets rouges. Le nombre de cônes 

dépend de l'espacement qui doit régner entre eux. J'en trouvai 

huit finis et la charpente de deux autres sur le chantier ; mais tout 

est arrêté par l'archevêque de Toulouse, grâces à ses plans de 

futures économies. Les quatre cônes dernièrement submergés, 

étant très exposés, sont maintenant en réparation ; on les a 

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– 122 – 

trouvés trop faibles pour résister à la furie des tempêtes et aux 

coups de mer par les vents d'ouest. Le dernier de tous est le plus 

endommagé : plus on avance, plus il en sera ainsi ; ce qui a fait 

croire à plusieurs habiles ingénieurs que le tout n'aboutira pas si 

l'on ne dépense pour le reste des sommes qui suffiraient à épuiser 

le revenu d'un royaume. Ce qu'il y a déjà de fait suffit à donner 

depuis quelques années à Cherbourg un nouvel aspect : il y a des 

maisons et jusqu'à des rues neuves, aussi l'annonce de la 

cessation des travaux a-t-elle été fort mal reçue. On dit qu'on y 

employait 3 000 ouvriers, y compris les carriers. Ces huit cônes 

seuls et la levée qui les accompagne ont rendu parfaitement sûre 

une partie considérable du port projeté. Deux vaisseaux de 40 y 

sont à l'ancre depuis 18 mois, par forme d'expérience, et quoiqu'il 

y ait eu d'assez fortes tempêtes pour éprouver le tout 

rigoureusement, et même, comme je l'ai dit, endommager 

beaucoup trois des cônes, ces vaisseaux n'ont pas ressenti la plus 

légère agitation ; sans rien ajouter de plus, c'est déjà un refuge 

pour une petite flotte. Si l'on continue, on devra construire des 

cônes plus fort, peut-être plus grands, et donner bien plus 

d'attention à leur solidité, on devra voir aussi s'il ne faut pas les 

rapprocher davantage : en tous cas la dépense sera presque 

double, mais toute dépense disparaît devant l'importance d'avoir 

un port de refuge si bien situé en cas de guerre avec l'Angleterre ; 

cette importance est immense, au moins aux yeux des habitants 
de Cherbourg. 

 
Je remarquai, en traversant le port, que, tandis qu'en dehors 

de la digue la mer eût été bien rude pour un canot, elle était tout à 

fait paisible en deçà. Je montai sur deux de ces cônes, dont l'un 

portait cette inscription : « Louis XVI, sur ce premier cône échoué 
le 6 Juin 1784, a vu l'immersion de celui de l'est, le 23 juin 1786. » 

 
En somme, le projet est grandiose et ne fait pas peu 

d'honneur à l'esprit d'entreprise de la génération actuelle en 

France. Une grande marine y est une idée favorite (que ce soit à 

tort ou à raison, c'est une autre question). Maintenant ce port fait 

voir que, quand ce grand peuple entreprend des travaux 

semblables, il sait trouver des génies audacieux pour en dresser le 

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– 123 – 

plan, et d'habiles ingénieurs pour le mettre à exécution d'une 

manière digne de ce royaume. Le duc de Beuvron m'avait invité à 

dîner mais je réfléchis que, si j'acceptais, il me faudrait la journée 

du lendemain pour voir les verreries ; je mis en conséquence les 

affaires avant les plaisirs et, demandant à ce gentilhomme une 

lettre qui m'en ouvrît l'entrée, j'y allai à cheval dans l'après-midi. 

Elles sont à environ trois milles de Cherbourg. M. de Faye, le 
directeur, m'expliqua le tout de la façon la plus obligeante. 

 
Il ne faut pas s'arrêter à Cherbourg plus que le strict 

nécessaire. On m'y écorcha plus scandaleusement que dans 

aucune autre ville de France. Les deux meilleurs hôtels étant 

pleins, je fus forcé d'aller à la Barque, vilain trou, à peine meilleur 

qu'un toit à pourceaux, où, pour une misérable chambre toute 

malpropre, deux soupers se composant d'un plat de pommes, 

d'un peu de beurre, un peu de fromage plus quelques rogatons 

trop mauvais pour y toucher, et un pauvre dîner, on m'apporta un 

compte  de  31  liv.  (1  l.  7  s.  1  d.) ;  on  ne  se  contentait  pas  de  me 

mettre la chambre à 3 liv. la nuit, mais on comptait encore 

l'écurie pour mon cheval, après d'énormes items pour l'avoine le 

foin et la paille. C'est un abus qui ternit le caractère national. Je 

montrai, en passant, cette note à M. Baillio, qui cria au scandale ; 

il me dit qu'il ne fallait pas s'en étonner : ces gens, qui se 

retiraient du commerce, se faisaient une règle d'écorcher leurs 

hôtes de la bonne façon. Que personne ne passe à Cherbourg sans 

faire d'avance le prix de tout, jusqu'à la litière et à la stalle de son 

cheval, jusqu'au sel, au poivre et à la nappe de sa table. – 10 
milles. 

 
Le 28. – Retourné à Carentan, et, le 29, gagné, par un beau 

pays, bien enclos, Coutances, capitale du Cotentin. On y construit 

en terre d'excellentes habitations, de belles granges, et même des 

maisons à trois étages et d'autres bâtiments considérables. Cette 

terre (la plus convenable à cet emploi, est une glaise riche et 

noire) est pétrie avec de la paille ; après l'avoir étendue sur le 

terrain en couche épaisse d'environ 4 pouces, on la coupe en 

carrés de 9 pouces que l'on prend sur une pelle pour les donner 

au maçon qui fait le mur ; à chaque couche de 3 pieds, on laisse, 

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– 124 – 

comme en Irlande, sécher le mur, afin de pouvoir le continuer. Sa 

largeur est d'environ 2 pieds ; on fait dépasser d'un pouce en plus, 

pour couper cela ras, couche par couche. Si on les badigeonnait 

comme en Angleterre, ces murs feraient aussi bon effet que nos 

murs en lattes et en plâtre, et dureraient davantage. Dans les 

belles maisons, les encadrements des portes et des fenêtres sont 
en pierre. – 20 milles. 

 
Le 30. – Beau paysage formé par la mer, les îles de Chaussey 

à 5 lieues de distance, Jersey, que l'on distingue clairement à 40 

milles, et Granville, qui se montre sur un cap élevé. La beauté de 

cette ville disparaît quand on y entre : c'est un trou laid, étroit, 

sale et mal bâti. Aujourd'hui, jour de marché, on y voit cette foule 

d'oisifs commune en France. La baie de Cancale s'étendant à 

droite et le rocher conique de Saint-Michel s'élevant brusquement 

de la mer, portant un château au sommet, forment un ensemble 
très pittoresque. – 30 milles. 

 
Le 31. – Entré en Bretagne par Pont-Orsin (Pontorson). La 

propriété semble être plus divisée que je ne l'ai vue jusque-là. 

Dans la ville épiscopale de Doll (Dol) une longue rue tout entière 

n'a pas de carreaux ; chétive apparence ! Le début en Bretagne me 
donne l'idée d'une bien pauvre province. – 22 milles. 

 
Le 1er septembre. – Combourg. Le pays a un aspect sauvage ; 

la culture n'est pas beaucoup plus avancée que chez les Hurons, 

ce qui paraît incroyable au milieu de ces terrains si bons. Les gens 

sont presque aussi sauvages que leur pays, et leur ville de 

Combourg est une des plus ignoblement sales que l'on puisse 

voir. Des murs de boue, pas de carreaux, et un si mauvais pavé 

que c'est plutôt un obstacle aux passants qu'un secours. Il y a 

cependant un château, et qui est habité. Quel est donc ce 

M. de Chateaubriand, le propriétaire, dont les nerfs s'arrangent 

d'un séjour au milieu de tant de misère et de saleté ? Au-dessous 

de ce hideux tas d'ordures se trouve un beau lac entouré de hais 

bien boisées. Au sortir d'Hédé, beau lac appartenant à 

M. de Blassac,  intendant  de  Poitiers 

; superbes bois aux 

alentours.  Avec  un  peu  de  soin,  on  ferait  de  ceci  un  tableau 

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– 125 – 

délicieux.  Il  y  a  un  château,  des  fenêtres  duquel  on  ne  voit  que 

quatre rangées d'arbres, rien de plus, selon le style français. Dieu 

du goût, faut-il que le possesseur de ce château soit aussi celui de 

cet admirable lac ! Et cependant M. de Blassac a fait à Poitiers la 

plus belle promenade de France ! Mais le goût de la ligne droite et 

celui de la ligne sinueuse sont fondés sur des sentiments et des 

idées aussi séparés, aussi distincts que la peinture et la musique, 

la poésie et la sculpture. Le lac est poissonneux ; il y a des 

brochets de 36 liv., des carpes de 24, des perches de 4 et des 

tanches de 5. Jusqu'à Rennes, même confusion bizarre de déserts 
et de cultures ; pays moitié sauvage, moitié civilisé. – 31 milles. 

 
Rennes est bien bâtie et a deux belles places, surtout celle de 

Louis XV, où se trouve sa statue. Le Parlement étant en exil, on 

ne peut voir la salle des séances. Le jardin des Bénédictins, appelé 

le Tabour, est remarquable ; mais ce qu'il y a de plus curieux à 

Rennes  maintenant,  c'est,  aux  portes  de  la  ville,  un  camp  formé 

par quatre régiments d'infanterie et deux de dragons, sous le 

commandement d'un maréchal de France, M. de Stainville. Le 

mécontentement du peuple, qui avait amené ces précautions, 

venait de deux causes : la cherté du pain et l'exil du Parlement. La 

première est fort naturelle ; mais ce que je ne puis entendre, c'est 

cet amour pour le Parlement ; car tous ses membres sont nobles 

comme ceux des états, et nulle part la distinction entre la 

noblesse et les roturiers n'est si tranchée, si insultante, si 

oppressive, qu'en Bretagne. On m'assura, cependant, que la 

population avait été poussée par toutes sortes de manœuvres et 

même par des distributions d'argent. Les troubles présentaient 

une telle violence, avant que le camp ne fût établi, que la troupe 

fut incapable de maintenir l'ordre. M. Argentaise, pour lequel 

j'avais des lettres, eut la bonté de me servir de guide pendant les 

quatre jours que je passai ici. Il fait bon marché vivre à Rennes, et 

cela me frappe d'autant plus, que je sors de Normandie, où tout 

est à un prix extravagant. La table d'hôte, à la Grande-Maison, est 

bien tenue : à dîner il y a deux services abondamment pourvus 

d'excellents mets, et un très grand dessert bien composé ; à 

souper un bon service, un fort morceau de mouton et un délicieux 

dessert. Chaque repas se paye, avec le vin ordinaire, 40 sous ; 

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– 126 – 

pour 20 sous en plus, vous avez de très bon vin ; l'entretien du 

cheval 30 sous ; en tout cela ne fait (avec du vin de choix) que 6 

livres 10 sous par jour ou 5 shill. 10 ds. Cependant on se plaint 
que le camp a fait hausser tous les prix. 

 
Le 5. – Montauban. Les pauvres ici le sont tout à fait ; les 

enfants terriblement déguenillés, et plus mal peut-être sous cette 

couverture que s'ils restaient tout nus ; quant aux bas et aux 

souliers, c'est un luxe hors de propos. Une charmante petite fille 

de six à sept ans, qui jouait avec une baguette et souriait, avait sur 

elle de tels haillons, que mon cœur s'en serra : on ne mendiait 

pas, et quand je donnai quelque chose, on me parut plus surpris 

que reconnaissant. Le tiers de ce que j'ai vu de cette province me 

paraît inculte et la presque totalité dans la misère. Quel terrible 

fardeau pour la conscience des rois, des ministres, des 

parlements, des états, que ces millions de gens industrieux, livrés 

à la faim et à l'oisiveté par les exécrables maximes du despotisme 

et les préjugés non moins abominables d'une noblesse féodale ! 
Couché au Lion-d'Or, affreux bouge. – 20 milles. 

 
Le 6. – L'aspect est le même jusqu'à Brooms (Broons) ; mais 

près de cette ville il devient plus agréable, le terrain étant plus 
accidenté. 

 
Lamballe. – Plus de cinquante familles nobles passent l'hiver 

dans cette petite ville et vivent sur leurs biens en été. Il y a 

probablement autant d'extravagance et de sottise, et, pour ce que 

j'en sais, autant de bonheur dans leurs cercles que dans ceux de 

Paris. Ici et là on ferait bien mieux de cultiver ses terres et de 
donner du travail aux malheureux. – 30 milles. 

 
Le 7. – Le pays change immédiatement au delà de Lamballe. 

Le marquis d'Urvoy, que j'ai connu à Rennes, et qui possède un 

beau domaine à Saint-Brieuc, m'avait donné une lettre pour son 
intendant ; celui-ci y a fait honneur. – 12 milles 1/2. 

 

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– 127 – 

Le 8. – Jusqu'à Guingamp 

; contrée sombre couverte 

d'enclos. Passé Châteaulandren (Chatelaudren) et entré en Basse-

Bretagne : on reconnaît au premier coup d'œil un autre peuple. 

On rencontre une quantité de gens n'ayant d'autre réponse à vos 

questions que : « Je ne sais pas ce que vous dites», ou : «Je 

n'entends rien.» Entré à Guingamp par des portes, des tours, des 

fortifications qui paraissent de la plus vieille architecture 

militaire : tout annonce l'antiquité et est en parfait état de 

conservation. L'habitation des pauvres gens est loin d'être si 

bonne : ce sont de misérables huttes de boue, sans vitres, presque 

sans lumière ; mais il y a des cheminées en terre. J'en étais à mon 

premier somme à Belle-Isle quand l'aubergiste vint à mon chevet 

et tira le rideau en faisant tomber une pluie d'araignées, pour me 

dire que j'avais une jument anglaise superbe, et qu'un seigneur 

voulait me l'acheter. Je lui jetai à la tête une demi-douzaine de 

fleurs d'éloquence française pour son impertinence ; alors il jugea 

prudent de nous laisser en paix, moi et les araignées. Il y avait 

grande partie de chasse. Ce doivent être des chasseurs de 

première force que ces seigneurs bas-bretons pour arrêter leur 

admiration sur une jument aveugle. À propos des races de 

chevaux en France, cette jument m'avait coûté 23 guinées lors de 

la cherté des chevaux en Angleterre, et en avait été vendue 16 

quand ils étaient un peu meilleur marché : on peut s'en faire une 

idée ; cependant on l'admira, et beaucoup, et souvent pendant ce 

voyage, et en Bretagne elle rencontra rarement d'égale. Cette 

province, et la même chose arrive en Normandie, est infestée de 

mauvaises rosses d'étalons, perpétuant la malheureuse race que 

l'on rencontre partout. Le vilain trou qui s'intitule la Grande-

Maison est la meilleure auberge d'une station de poste sur la 

grande route de Brest ; des maréchaux de France, des ducs, des 

pairs, des comtesses, etc., etc., doivent s'y être arrêtés de temps à 

autre, selon les accidents auxquels on est sujet dans les longs 

voyages. Que doit-on penser d'un pays qui, au XVIIIe siècle, n'a 
pas de meilleurs abris pour les voyageurs ! – 30 milles. 

 
Le 9. – Morlaix est le port le plus singulier que j'aie vu. Dans 

une vallée juste assez large pour contenir un beau canal, on voit 

deux quais et deux rangées de maisons ; en arrière s'élève la 

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– 128 – 

montagne, abrupte et boisée d'un côté, semée de jardins, de 

roches et de broussailles de l'autre ; l'effet en est charmant et 

romantique. Commerce assez lourd à présent, mais très florissant 
pendant la guerre. – 20 milles. 

 
Le 10. – Jour de foire à Landivisier (Landivisiau), ce qui me 

donne  l'occasion  de  voir  réunis  nombre  de  Bas-Bretons  et  de 

leurs bestiaux. Les hommes portent de larges culottes, plusieurs 

ont les jambes nues, et la plupart sont en sabots ; ils ont les traits 

fortement accentués comme les Gallois, et un air moitié 

énergique, moitié nonchalant ; ils sont grands de taille, larges de 

poitrine et carrés d'épaules. Les femmes, même jeunes, sont 

tellement ridées par la fatigue, qu'elles perdent l'air de douceur 

naturel à leur sexe. Le premier coup d'œil les fait reconnaître 

pour absolument différents des Français. N'est-ce pas un miracle 

de les retrouver ainsi, avec leur langage, leurs mœurs, leurs 

costumes, après treize cents ans de séjour sur cette terre ? – 35 
milles. 

 
Le 11. – J'avais des lettres de personnes fort recommandables 

pour d'autres personnes aussi très recommandables de Brest, à 
l'effet de m'obtenir l'entrée des arsenaux. Ce fut en vain. 

 
M. le chevalier de Tredairne fit en ma faveur des instances 

très pressantes auprès du commandant : mais l'ordre de ne 

laisser pénétrer qui que ce fût, Français ou étranger, était trop 

strict pour qu'on osât l'enfreindre, à moins que sur un avis exprès 

du ministre de la marine, rarement donné, et auquel on n'obéit 

qu'à contre-cœur. M. Tredairne me dit que cependant lord 

Pembroke l'avait visité, il y avait peu de temps, en vertu d'une 

telle dépêche ; et lui-même fit la remarque, voyant bien qu'elle ne 

m'échapperait pas, qu'il était singulier de montrer ce port à un 

général anglais, gouverneur de Portsmouth, pour en refuser la 

vue à un fermier. Il m'assura cependant que le duc de Chartres 

n'avait pas été plus heureux ces jours passés. La musique de 

Grétry, qui, sans avoir de largeur, est franche et même élégante, 

n'était pas de nature à me mettre de bonne humeur ; le théâtre 

donnait Panurge. Brest est une ville bien bâtie, à belles rues 

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– 129 – 

régulières, et le quai, avec ses vaisseaux de ligne et ses autres 

navires, a beaucoup de cette vie et de ce mouvement qui animent 
les ports de mer. 

 
Le 12. – Retourné à Landerneau. Le maître du Duc-de-

Chartres, la meilleure auberge et la plus propre de l'évêché, vint 

me dire qu'il y avait là un monsieur, un homme comme il faut, et 

que le dîner serait meilleur si nous le prenions ensemble : De tout 

mon cœur. C'était un noble Bas-Breton, avec une épée et un 

misérable petit bidet très agile. Ce seigneur ignorait que le duc de 

Chartres de l'autre jour fût autre que celui qui était dans la flotte 

de M. d'Orvilliers. Pris la route de Nantes. – 25 milles.  
 

 
Le 13. – Pays plus accidenté jusqu'à Châteaulin ; le tiers en 

est inculte. Région bien inférieure au Léon et à Tréguier ; aucun 

effort, aucune marque d'intelligence ; tout près cependant du 

grand marché de Brest et sur un bon terrain. Quimper, quoique 

ce soit un évêché, n'a de remarquable que sa promenade, une des 
plus belles de France. – 25 milles. 

 
Le  14.  –  En  sortant  de  Quimper,  on  voit  un  peu  plus  de 

culture, mais ce n'est que pour un instant. Déserts, déserts et 
déserts. Arrivé à Quimperlay (Quimperle). – 27 milles. 

 
Le 15. – Même aspect sombre jusqu'à Lorient, mais quelques 

traces de culture et beaucoup de bois. Lorient était si plein de 

badauds venus pour assister au lancement d'un vaisseau de 

guerre, que je ne trouvai à l'Épée-Royale ni lit pour moi, ni place 

pour mon cheval. Au Cheval-Blanc, misérable trou, je plaçai mon 

compagnon au milieu de vingt autres empilés comme des harengs 

en caque ; mais moi je n'obtins rien. Le duc de Brissac, avec sa 

suite,  ne  fut  pas  plus  heureux.  Si  le  gouverneur  de  Paris  ne  put 

sans peine trouver à coucher dans Lorient, il ne faut pas s'étonner 

des obstacles que rencontra A. Young. J'allai sur-le-champ 

remettre mes lettres. Je trouvai M. Besné, négociant, chez lui ; il 

me reçut avec une cordialité sincère, préférable à un million de 

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– 130 – 

cérémonies, et, lorsqu'il sut ma position, il m'offrit, dans sa 

maison, une hospitalité que j'acceptai. Le Tourville, de quatre-

vingt-quatre canons, devait être lancé à trois heures ; on remit au 

lendemain, à la grande joie des aubergistes, heureux de retenir un 

jour encore cet essaim d'étrangers. J'aurais voulu que le vaisseau 

les étranglât, car je n'avais en tête que ma pauvre jument, exposée 

toute la nuit au milieu des rosses de Bretagne. Cependant une 

pièce de douze sous au valet d'écurie la mit considérablement à 

l'aise. La ville est moderne et régulière ; les rues partent en 

divergeant de la porte, et sont coupées à angle droit par d'autres, 

larges, bien bâties et bien pavées : beaucoup de maisons ont 

vraiment bon air. Mais ce qui fait l'importance de Lorient, c'est 

l'entrepôt du commerce des Indes, qui renferme les navires et les 

magasins de la Compagnie. Ces derniers sont réellement 

grandioses, et annoncent la royale munificence dont ils tirent leur 

origine. Ils ont plusieurs étages, sont construits en voûte, d'un 

grand style et d'une immense étendue. Mais il leur manque, au 

moins à présent, comme à tant d'autres superbes établissements 

en France, la vigueur et le mouvement d'un commerce actif. Les 

affaires ici semblent insignifiantes. Trois vaisseaux de quatre-

vingt-quatre, le Tourville, l'Éole et le Jean-Bart, et une frégate de 

trente-deux sont en chantier. On m'assura qu'il n'avait fallu que 

neuf mois pour la construction du Tourville. Le port a de la vie ; 

quinze vaisseaux de ligne stationnés ici à l'ordinaire, quelques 

navires de la Compagnie des Indes et d'autres marchands, en font 

un agréable tableau. Une belle tour ronde en pierre blanche, de 

cent pieds de haut, légère et gracieuse dans ses proportions, et 

portant une balustrade au sommet, sert aux vigies et aux signaux. 

Mon hôte est un homme simple et franc, avec quelques idées 

originales qui lui donnaient plus d'intérêt ; il a une charmante 

fille, qui me distrait par son chant, qu'elle accompagne sur la 

harpe. Le lendemain matin, le Tourville descendit à flot au bruit 

de la musique des régiments et des acclamations de milliers de 
spectateurs. Quitté Lorient, arrivé à Hennebont. – 7 1/2 milles. 

 
Le 17. – Traversé, en allant à Auray, les dix-huit milles les 

plus pauvres que j'aie encore vus en Bretagne. Bonnes maisons de 

pierre, couvertes d'ardoises, mais sans vitres. Auray a un petit 

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– 131 – 

port et quelques sloops, ce qui donne toujours de la gaieté à une 

ville. Jusqu'à Vannes, campagne variée, mais les landes 

dominent. Vannes n'est pas sans importance, mais son port et sa 
promenade en font la principale beauté. 

 
Le 18. – Musiliac (Muzillac). On a en vue Belle-Isle et les îles 

plus petites d'Hédic (Haëdic) et d'Honat (Houat). Si Musiliac ne 

peut se vanter d'autre chose, il le peut au moins de son bon 

marché. J'eus pour dîner deux bons poissons plats, des huîtres, 

de  la  soupe,  un  beau  rôti  de canard, avec un ample dessert 

consistant en raisin, poires, noix, biscuits et liqueur, une pinte 

d'excellent bordeaux ; ma jument, outre le foin, reçut trois quarts 

de peck (soit 7 litres) d'avoine, pour 56 sous ; 2 sous à la fille et 

autant au garçon, font en tout 3 fr. Jusqu'à la Roche-Bernard, des 

landes, des landes, des landes ! La hardiesse des rives de la 

Vilaine la rend pittoresque, il n'y a pas d'ennuyeuses plaines ; elle 

a les deux tiers de la largeur de la Tamise à Westminster, et serait 

égale à quelque rivière que ce soit si ses bords étaient boisés ; 
mais ce ne sont que les déserts du reste du pays. – 33 milles. 

 
Le 19. – Fait un détour sur Auvergnac, château du comte de 

La Bourdonnaye, pour lequel j'avais une lettre de la duchesse 

d'Anville ; c'était la personne qui pouvait le mieux me renseigner 

sur la Bretagne, ayant été pendant vingt-cinq ans premier syndic 

de la noblesse. On aurait à plaisir amoncelé les pentes et les 

rochers, que l'on aurait eu peine à faire un plus mauvais chemin 

que ces cinq milles ; si j'eusse pu mettre autant de foi que les 

bonnes gens de campagne dans deux morceaux de bois attachés 

ensemble, je me serais signé ; mais mon aveugle ami, avec une 

sûreté de pied incroyable, m'amena sain et sauf à travers de tels 

endroits ; sans mon habitude journalière du cheval, j'aurais 

tremblé d'abord, quand même ma monture aurait eu d'aussi bons 

yeux que ceux d'Éclipse ; car je suppose qu'un beau coureur, sur 

la vélocité duquel tant d'imbéciles étaient prêts à aventurer leur 

argent, devait avoir des yeux aussi bons que ses jambes. Un tel 

chemin desservant plusieurs villages et le château de l'un des 

premiers seigneurs du pays montre quel doit être l'état de la 

société ; pas de communications, de voisinage ; aucune des 

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– 132 – 

occasions de dépenses naissant de la compagnie, une vraie 

retraite pour épargner ce qu'on dépensera dans les villes. Le 

comte me reçut avec beaucoup de politesse ; je lui exposai mes 

motifs et mon plan de voyage, qu'il voulut bien louer avec 

chaleur, exprimant sa surprise que j'aie entrepris une aussi grosse 

affaire que l'examen de la France sans être encouragé par mon 

gouvernement. Je lui expliquai qu'il connaissait très peu ce 

gouvernement, s'il supposait qu'il donnerait un schelling pour 

une entreprise agricole ou pour son auteur ; qu'il importait peu 

que le ministre fût whig ou tory, que le parti de la charrue n'en 

comptait pas un dans ses rangs ; qu'enfin l'Angleterre, qui 

comptait plusieurs Colberts, n'avait pas un Sully. Ceci nous mena 

à une conversation intéressante sur la balance de l'agriculture, de 

l'industrie et du commerce, et les moyens de les encourager. En 

réponse à ses questions, je lui fis comprendre quels sont leurs 

rapports en Angleterre et comment notre culture florissait à la 

barbe des ministres, par la seule protection que la liberté civile 

donne à la propriété ; que, par conséquent, sa situation était 

pauvre en regard de ce qu'elle eût été, si on lui avait donné les 

mêmes secours qu'au commerce et à l'industrie. J'avouai à 

M. de La Bourdonnaye que sa province ne me semblait rien avoir 

que des privilèges et de la misère. Il sourit, me donna quelques 

explications importantes ; mais jamais noble n'approfondira cette 

question comme elle le devrait être, car c'est à lui que sont 

départis ces privilèges ; au peuple la pauvreté. Il me fit voir des 

plantations très belles et très florissantes qui l'abritent 

complètement de chaque côté, même du sud-ouest, quoique si 

près de la mer. De son jardin on voit Belle-Isle et les autres, et un 

petit roc qui lui appartient. Il me dit que le roi d'Angleterre le lui 

prit  après  la  victoire  de  sir  Edw.  Hawkes,  mais  que  Sa  Majesté 

voulut bien le lui laisser après une nuit de possession. – 20 
milles. 

 
Le  20.  –  J'ai  pris  congé  de  M. et  de  madame  de  La 

Bourdonnaye, très charmé de leur courtoisie et de leurs amicales 

attentions. Des collines près de Saint-Nazaire on a une belle vue 

de l'embouchure de la Loire ; mais des rives trop basses lui 

enlèvent l'air de grandeur que des promontoires élevés donnent 

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– 133 – 

au Shannon. À droite, à l'infini, se gonfle le sein de l'Atlantique. 
Savinal (Savenay) est le séjour de la misère. – 33 milles. 

 
Le 21. – Rencontré un essai d'amélioration au milieu de ces 

déserts, quatre bonnes maisons de pierre et quelques acres 

recouverts de pauvre gazon, qui cependant avaient été défrichés ; 

mais tout cela est redevenu presque aussi sauvage que le reste. Je 

sus ensuite que cette amélioration, comme on l'appelle, avait été 

tentée par des Anglais aux frais d'un gentilhomme qu'ils avaient 

ruiné aussi bien qu'eux-mêmes. Je demandai comment on s'y 

était pris. Après un écobuage, on avait fait du froment, puis du 

seigle, puis de l'avoine. Et toujours, toujours il en est ainsi ! Les 

mêmes sottises, les mêmes bévues, la même ignorance ; et puis 

tous les imbéciles du pays ont été dire, comme ils le disent 

encore, que ces déserts ne sont bons à rien. À mon grand 

étonnement je vis, chose incroyable, qu'ils s'étendaient jusqu'à 

trois milles de la grande ville commerciale de Nantes : voilà un 

problème et une leçon à méditer, mais pas à présent. Après mon 

arrivée, je suis allé de suite au théâtre, construit tout récemment 

en belle pierre blanche. La façade a un superbe portique de huit 

colonnes corinthiennes fort élégantes ; quatre autres en dedans 

séparent ce portique d'un vestibule majestueux. À l'intérieur, ce 

n'est qu'or et peinture, le coup d'œil d'entrée me frappa 

grandement. La salle est, je crois, deux fois aussi grande que celle 

de  Drury-Lane  et  cinq  fois  plus  magnifique.  Comme  c'était  un 

dimanche, la salle était comble. Mon Dieu 

! m'écriai-je 

intérieurement ; est-ce à un tel spectacle que mènent les 

garennes, les landes, les déserts, les bruyères, les buissons de 

genêt et d'ajonc et les tourbières que j'ai traversés pendant 300 

milles ? Quel miracle que toute cette splendeur et cette richesse 

des villes en France n'aient aucun rapport avec l'état de la 

campagne ! Il n'y a pas de transitions graduelles : la médiocrité 

aisée et la richesse, la richesse et la magnificence. D'un bond vous 

passez de la misère à la prodigalité, de mendiants dans leur hutte 

de boue à Mademoiselle Saint-Huberti, dans des spectacles 

splendides à 500 liv. par soirée (21 liv. st. 17 sh. 6 d.). La 

campagne est déserte, ou si quelque gentilhomme l'habite, c'est 

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– 134 – 

dans quelque triste bouge, pour épargner cet argent, qu'il vient 
ensuite jeter dans les plaisirs de la capitale. – 20 milles. 

 
Le 22. – Remis mes lettres. – Autant que le comporte 

l'agriculture, mon objet principal, je dois acquérir toutes les 

notions sur le commerce que je puis obtenir des négociants, car il 

est facile d'avoir d'utiles renseignements en abondance sans poser 

de questions, qui mettront la personne interrogée dans 

l'embarras, et même sans en poser aucune. M. Riédy se montra 

très civil et satisfit à beaucoup de mes demandes ; je dînai une 

fois avec lui et vis avec plaisir la conversation se tourner sur le 

sujet important de la situation respective de la France et de 

l'Angleterre dans le commerce, particulièrement celui des 

Antilles. J'avais aussi une recommandation pour M. Espivent, 

conseiller au Parlement de Rennes, dont le frère, M. Espivent de 

la Villeboisnet, est un des notables négociants d'ici. On ne saurait 

être plus obligeant que ces deux messieurs ; leur conduite envers 

moi fut pleine d'attention et de cordialité : ils rendirent mon 

séjour en cette ville à la foi instructif et agréable. La ville a, dans 

ses nouvelles constructions, un signe de prospérité qui ne trompe 

jamais. Le quartier de la Comédie est magnifique, toutes les rues 

sont en pierre de taille et se coupent à angle droit. Je ne sais si 

l'Hôtel de Henri IV n'est pas le plus beau de l'Europe : celui de 

Dessein, à Calais, a de plus grandes dimensions ; mais il n'est ni 

construit, ni distribué, ni meublé comme celui-ci, que l'on vient 

d'achever. Il revient à 400 000 livres, avec le mobilier (17 500 liv. 

st.), et se loue 14 000 1. (6121. st. 10 sh.) par an, la première 

année ne comptant pas. Il y a 60 lits de maître et une écurie pour 

25 chevaux. Les appartements de deux pièces, très convenables, 

se payent 6 liv. par jour ; une belle pièce 3 liv. Les commerçants 

ne donnent que 5 liv. pour le dîner, le souper, le vin et la 

chambre, et 35 sous pour leur cheval. C'est sans comparaison le 

premier des hôtels où je suis descendu en France ; il est de plus 

très bon marché. Situé sur une petite place, près du théâtre, de 

manière aussi commode pour le plaisir et le commerce que le 

peuvent souhaiter ceux qui recherchent l'un ou l'autre. Le théâtre 

a coûté 450 000 liv., et se loue aux comédiens 17 000 l. par an ; 

plein, il donne 120 louis d'or. Le terrain de l'hôtel a été acheté 9 

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– 135 – 

liv. le pied carré ; dans quelques quartiers de la ville, il se vend 

jusqu'à 15 liv. Cette valeur du terrain conduit à donner aux 

maisons une hauteur qui en enlève la beauté. Le quai n'a rien de 

remarquable, le fleuve est embarrassé d'îles ; mais plus loin, du 

côté de la mer, s'élève une longue file de maisons régulières. Une 

institution commune aux grandes villes commerciales de France, 

mais florissant particulièrement à Nantes, c'est une chambre de 

lecture, ce que nous appellerions un book-club, qui ne se défait 

pas de ses livres, mais en forme une bibliothèque. Il y a trois 

salles : une pour la lecture, une pour la conversation, la dernière 

pour la bibliothèque. En hiver on y trouve un bon feu et des 

bougies (de cire). Messieurs Espivent eurent la bonté de 

m'accompagner dans une excursion sur l'eau, pour voir 

l'établissement de M. Wilkinson, pour forer les canons, situé dans 

une île de la Loire en aval de Nantes. Jusqu'à la venue de ce 

célèbre manufacturier anglais, on ignorait en France cette 

méthode de fondre les canons massifs pour les roder ensuite. 

L'appareil de Wilkinson, pour quatre canons, mû par des roues 

hydrauliques, est maintenant en œuvre ; mais on vient de 

construire une machine à vapeur avec un nouvel appareil pour en 

forer sept de plus. M. de la Motte, qui a la direction du tout, nous 

montra aussi un modèle de cette machine de 6 pieds de long, 5 de 

haut sur 4 ou 5 de large, qu'il mit en mouvement devant nous, en 

faisant un petit feu sous une chaudière qui ne dépasse pas les 

dimensions d'une grande théière. C'est une des machines que j'aie 
vue qui aient le plus d'intérêt pour un physicien voyageur. 

 
Nantes est aussi enflammé pour la cause de la liberté 

qu'aucune ville de France ; les conversations dont je fus témoin 

m'ont fait voir l'incroyable changement qui s'est opéré dans 

l'esprit des Français, et je ne crois pas possible pour le 

gouvernement actuel de durer un demi-siècle de plus, si les 

talents les plus éminents et les plus courageux ne tiennent le 

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– 136 – 

gouvernail. La révolution d'Amérique en entraînera une autre en 
France, si le gouvernement n'y prend garde.

17

 

 
Le 23. – Un des douze prisonniers de la Bastille est arrivé ici ; 

c'était le plus violent de tous, et sa détention a été loin de lui 
apprendre à se taire. 

 
Le 25. – Ce n'est pas sans regrets que j'ai quitté une société à 

la fois intelligente et agréable, et  il  me  serait  pénible  de  ne  pas 

espérer au moins de revoir MM. Espivent. Il y peu de chances 

pour que je revienne à Nantes ; mais s'ils retournaient une 

seconde fois en Angleterre, j'ai la promesse de leur visite à 

Bradfield. Le plus jeune d'entre eux a passé, avec lord Shelburne à 

Bowood, une quinzaine qu'il se rappelle avec beaucoup de plaisir ; 

le colonel Barré et le docteur Priestley s'y trouvaient en même 

temps. Jusqu'à Ancenis, tout est en enclos ; nombreuses villas 
pendant les sept premiers milles. – 22 1/2 milles. 

 
Le 26. – Tableau des vendanges. Je ne l'avais jamais vu avant 

aussi bien qu'ici ; les fortes pluies de l'automne dernier en 

faisaient un triste spectacle. À ce moment de l'année, tout est vie 

et activité. Les alentours sont divisés en nombreux enclos par de 

belles haies. Superbe vue de la Loire, du dernier village de 

Bretagne ; il y a une grande barrière qui traverse le chemin, et des 

douanes pour la visite de tout ce qui vient de là. La Loire prend ici 

les proportions d'un grand lac ; des bois l'environnement sur 

chaque rive, ce qui est rare pour ce fleuve. Des villes, des clochers, 

des moulins à vent, un bel horizon, de charmantes campagnes, 

couvertes de vignobles, donnent à ce fleuve autant de gaieté qu'il 

a de noblesse. Entré en Anjou par d'immenses prairies. Traversé 

Saint-Georges et pris la route d'Angers. Après avoir perdu la Loire 

de  vue  pendant  dix  milles,  je  la  retrouve  dans  cette  ville.  Des 

lettres  de  M. de Broussonnet  m'attendaient ; mais ce monsieur 

                                       

17

 Il ne fallait pas être grand prophète pour prédire ceci ; mais les 

derniers événements ont montré que j'étais bien loin du compte en 
parlant de cinquante ans. (Note de l'auteur.) 

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– 137 – 

n'avait pu savoir dans quelle partie de l'Anjou résidait le marquis 

de Tourbilly. Il m'était si important de trouver la ferme où ce 

gentilhomme a fait les admirables défrichements décrits dans son 

Mémoire sur ce sujet, que je me déterminai d'y aller, à quelque 
distance que ce fût de mon chemin. – 30 milles. 

 
Le 27. – Parmi mes lettres j'en avais pour M. de la Livonière, 

secrétaire perpétuel de la Société d'agriculture d'Angers ; je le 

trouvai à sa maison de campagne, à deux lieues d'ici ; lorsque 

j'arrivai, il était à table avec sa famille ; comme il n'était pas midi, 

je pensais avoir évité cette maladresse ; mais lui-même et 

madame prévinrent mon embarras par leurs instances cordiales 

de les imiter, et, sans faire le moindre dérangement d'aucune 

sorte, me mirent tout d'un coup à mon aise, devant un dîner 

médiocre, mais assaisonné de tant de laisser-aller et d'entrain, 

que je le trouvai plus à mon goût que les tables le plus 

splendidement servies. Une famille anglaise à la campagne, de 

même rang, et prise de même à l'improviste, vous recevrait avec 

une politesse anxieuse et une hospitalité inquiète : après vous 

avoir fait attendre que l'on change en toute hâte la nappe, la table, 

les assiettes, le buffet, le bouilli et le rôti, on vous donnerait un si 

bon dîner, que, soit crainte, soit lassitude, personne de la famille 

ne trouverait un mot de conversation, et vous partiriez chargé de 

vœux faits de bon cœur de ne vous revoir jamais. Cette sottise, si 

commune en Angleterre, ne se voit pas en France : les gens y sont 
tranquilles chez eux et font tout de bonne grâce. 

 
M. de la Livonière s'entretint longuement de mon voyage, 

qu'il loua beaucoup ; mais il lui sembla extraordinaire que ni le 

gouvernement, ni l'Académie des sciences, ni celle d'agriculture 

ne m'en payent au moins les frais. Cette idée est tout à fait 

française : ils ne comprennent pas qu'un particulier quitte ses 

affaires ordinaires pour le bien public sans que le public le paye, 

et il ne m'entendait pas non plus quand je lui disais qu'en 

Angleterre, tout est bien, hors ce que fait le gouvernement. Je fus 

très contrarié qu'il ne pût m'indiquer la demeure de feu le 

marquis de Tourbilly ; car il serait fâcheux de traverser la 

province sans la trouver, pour m'entendre dire après qu'à mon 

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– 138 – 

insu j'en suis passé à quelques milles. Retourné le soir à Angers. – 
20 milles. 

 
Le 28. – La Flèche. Le château de Duretal, appartenant à la 

duchesse d'Estissac, s'élève fièrement au-dessus de la petite ville 

de ce nom et sur les bords d'une belle rivière, dont les pentes, 

exposées au midi, sont couvertes de vignes. Le pays est gai, sec et 

d'un séjour agréable. J'ai demandé à plusieurs messieurs la 

résidence du marquis, toujours en vain. Ces trente milles de 

chemin jusqu'à La Flèche sont superbes ; il est sablé, uni et tenu 

dans un ordre admirable. La Flèche est une jolie petite ville, 

propre et assez bien bâtie sur la rivière qui passe à Duretal, et que 

les bateaux remontent jusqu'ici 

; mais le commerce est 

insignifiant. Mon premier soin en arrivant ici, comme partout 

ailleurs en Anjou, fut de m'enquérir du marquis. Je persistai 

jusqu'à ce que j'appris qu'il y avait à peu de distance de La Flèche 

un endroit appelé Tourbilly, mais qui n'était pas mon affaire, car 

on n'y connaissait pas de marquis de Tourbilly, mais un marquis 

de Galway qui tenait ce domaine de son père. Ceci 

m'embarrassait de plus en plus, et je renouvelai mes recherches 

avec tant de ténacité, que bien du monde crut que j'en avais perdu 

la tête à moitié. À la fin je rencontrai une dame âgée qui résolut la 

difficulté : elle m'assura que le domaine de Tourbilly, à quinze 

milles de La Flèche, était bien ce que je cherchais ; qu'il 

appartenait à un marquis de ce nom, lequel lui semblait, en effet, 

avoir écrit quelques livres ; que ce marquis était mort insolvable, 

et sa propriété avait été achetée par le père du marquis de Galway 

actuel. Je n'en demandai pas davantage et me décidai à prendre 

un guide le lendemain matin pour visiter les restes de ces travaux, 

puisque je ne pouvais voir leur auteur. La mention de sa mort en 

état d'insolvabilité me fit beaucoup de peine ; c'était un mauvais 

commentaire à son livre, et je prévoyais que quiconque je 

rencontrerais à Tourbilly n'aurait que des risées pour une 

agriculture qui avait ruiné le domaine où on l'avait mise en 
pratique. – 30 milles. 

 
Le 29. – Ce matin, j'ai exécuté mon projet. Le paysan qui me 

servait de guide étant doué de deux bonnes jambes, il me 

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– 139 – 

conduisit à travers les bruyères dont le marquis parle dans son 

Mémoire. Elles paraissent sans bornes, et l'on me dit que je 

pourrais voyager bien des jours sans voir autre chose ; quel 

champ d'amélioration pour créer, non pas pour perdre des 

domaines. À la fin, nous arrivâmes à Tourbilly, pauvre hameau 

composé de quelques maisons éparses dans une vallée entre deux 

hauteurs encore incultes ou couvertes de bruyères. Le château est 

au milieu ; on y arrive par de belles avenues de peupliers. Je ne 

puis décrire aisément la curiosité inquiète que je ressentais en 

visitant chaque coin de la propriété : il n'y avait pas une baie, un 

arbre, un buisson, qui n'eût pour moi de l'intérêt. Longtemps 

avant d'avoir pu me procurer l'original du Mémoire sur les 

défrichements, j'en avais lu la traduction dans l'Agriculture de 

M. Mill, dont c'était, à mon avis, la partie la plus intéressante, et 

m'étais résolu, si jamais j'allais en France, de visiter des travaux 

dont la description m'avait fait tant de plaisir. Je n'avais ni lettre 

ni recommandation pour le propriétaire actuel, le marquis de 

Galway. En conséquence, je lui exposai simplement ce fait, que 

j'avais lu avec tant de plaisir le livre de M. de Tourbilly, que je 

désirais vivement voir les choses qui y sont rapportées. Il me 

répondit sur-le-champ en bon anglais, me reçut avec une 

politesse si cordiale et de telles expressions d'estime pour l'objet 

de mon voyage, qu'il me mit parfaitement à l'aise avec moi-

même, et par suite avec tout ce qui m'entourait. Il commanda un 

déjeuner à l'anglaise et donna des ordres pour qu'un homme nous 

accompagnât dans cette excursion. Je désirai que ce fût le plus 

vieil ouvrier du temps de feu le marquis. Je fus satisfait 

d'apprendre qu'il y en avait un qui l'avait servi dès le 

commencement des travaux. À déjeuner,  M. de Galway  me 

présenta son frère, qui, lui aussi, parle anglais ; il regretta de ne 

pouvoir me faire connaître madame de Galway ; mais elle était en 

couches. Il me fit ensuite l'histoire de l'acquisition de ce château 

par son père. Son arrière-grand-père s'était établi en Bretagne du 

temps que Jacques Il fuyait le trône ; plusieurs membres de la 

famille  vivent  encore  dans  le  comté  de  Cork,  près  de  Lotta.  Son 

père s'était rendu fameux dans cette province par son habileté 

agricole, et en récompense d'améliorations faites sur les landes, 

les états lui avaient donné dans Belle-Isle une vaste étendue, qui 

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– 140 – 

appartient encore à son fils. Ayant appris que le marquis de 

Tourbilly était entièrement ruiné, et que ses biens d'Anjou 

allaient être vendus par les créanciers, il les examina, et trouvant 

la terre susceptible d'être amendée, acheta Tourbilly pour 15 000 

louis d'or, marché fort avantageux, bien qu'avec le domaine il ait 

aussi acheté quelques procès. Il y a environ 3 000 arpents 

presque contigus, la seigneurie de deux paroisses, avec la haute 

justice, etc., etc., un beau château, vaste et commode, des 

communs très complets, et beaucoup de plantations, œuvres de 

l'homme célèbre dont je m'enquérais. Je respirais à peine en 

arrivant à l'histoire de la ruine d'un si grand innovateur. « Vous 

êtes malheureux qu'un homme se soit ruiné par cet art que vous 

aimez tant. » C'était la vérité. Mais il me remit à mon aise en 

m'annonçant que cela ne serait jamais arrivé si le marquis se fût 

contenté de faire valoir et d'améliorer ses domaines. Un jour, 

comme  il  cherchait  de  la  marne,  sa  mauvaise  étoile  lui  fit 

découvrir une veine de terre parfaitement blanche, ne donnant 

pas d'effervescence avec les acides. Il crut avoir du kaolin, montra 

sa terre à un fabricant, qui la déclara excellente. Son imagination 

s'enflamma ; il crut changer Tourbilly en une grande ville en y 

créant une manufacture de porcelaine. Il entreprit tout à ses frais, 

éleva les bâtiments, réunit tout ce qu'il fallait hors le capital et le 

savoir-faire. À force d'essais, il fit de la bonne porcelaine, fut volé 

par ses agents et ses ouvriers, puis ruiné. Une savonnerie qu'il 

établit également, ainsi que plusieurs procès à propos d'autres 

biens, contribuèrent aussi à sa perte ; ses créanciers saisirent le 

domaine, en lui permettant de l'administrer jusqu'à sa mort. C'est 

alors qu'il fut vendu. La seule partie de ce récit qui diminua mes 

regrets fut que, bien que marié, il n'avait pas laissé d'enfants ; de 

sorte que ses cendres dormiront en paix sans être avilies par une 

postérité misérable. Ses ancêtres avaient acquis ce bien par 

mariage dans le quatorzième siècle. M. Galway réitéra ses 

assurances que les améliorations du marquis ne lui avaient porté 

aucun préjudice ; elles ne furent ni bien exécutées, ni assez 

largement conduites par lui ; mais elles donnèrent plus de valeur 

au domaine, et jamais on n'avait dit qu'elles lui eussent causé la 

moindre difficulté. Je ne puis m'empêcher de noter ici la fatalité 

qui semble poursuivre les gentilshommes campagnards lorsqu'ils 

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– 141 – 

veulent s'occuper d'industrie ou de commerce. Je n'ai jamais vu, 

en Angleterre, un propriétaire foncier, avec l'éducation et les 

habitudes qu'entraîne cette qualité, s'adonner à l'une ou à l'autre 

sans être infailliblement ruiné, ou, du moins, sans faire des 

pertes ; soit que les idées et les principes du commerce aient en 

eux quelque chose qui répugne aux sentiments qui doivent 

découler de l'éducation, soit que le peu d'attention que les 

gentilshommes campagnards donnent ordinairement aux petits 

bénéfices et aux petites économies, qui sont l'âme du commerce, 

leur rendent le succès impossible ; quelle qu'en puisse être la 

cause, le fait est tel ; il n'y en a pas un sur un million qui réussisse. 

L'amélioration de leurs terres est la seule spéculation qui leur soit 

permise ; et quoique l'ignorance en rende l'essai dangereux 

quelquefois, cependant ils y courent moins de risques que dans 

toute autre tentative. Le vieux laboureur, dont le nom est Piron 

(aussi propice, je pense, à la culture qu'à l'esprit), étant arrivé, 

nous sortîmes pour parcourir ce que je regardais comme une 

terre classique. Je m'arrêterai peu sur les détails : ils font bien 

meilleure figure dans le Mémoire sur les défrichements qu'à 

Tourbilly. Les prairies, même près du château, sont encore bien 

inégales ; en général, tout est assez grossièrement fait ; mais les 

peupliers dont le marquis parle dans ses Mémoires sont bien 

venus, et font honneur à son nom ; ils ont soixante à soixante-dix 

pieds de haut et un pied de circonférence ; les saules sont aussi 

beaux. Que n'étaient-ce des chênes, pour garder aux fermiers 

voyageurs du siècle à venir le bonheur que j'éprouve en 

contemplant ces peupliers plus périssables. Les chaussées près du 

château doivent avoir causé un travail très difficile. On néglige les 

mûriers. M. de Galway père, n'aimant pas cette culture, en a 

détruit beaucoup ; mais il en reste encore quelques centaines. On 

m'a dit que les pauvres gens du pays avaient obtenu jusqu'à 25 

liv. de soie ; mais personne n'en fait plus maintenant. Près du 

château, 50 ou 60 arpents de prairies ont été drainés et amendés ; 

il y a des joncs à présent : toutefois, c'est encore très bon pour le 

pays. À côté, il y a un bois de pins de Bordeaux, semés il y a 

trente-cinq ans, valant actuellement 6 ou 7 liv. le pied. Je 

traversai la partie tourbeuse produisant les grands choux dont il 

fait mention ; elle touche à un fonds très étendu et susceptible de 

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– 142 – 

beaucoup d'améliorations. Piron m'apprit que le marquis a 

écobué environ 100 arpents, et qu'il y parquait 250 moutons. À 

notre retour au château, M. de Galway, voyant à quel agriculteur 

enthousiaste il avait affaire, fouilla ses papiers pour y trouver un 

manuscrit du marquis, entièrement de sa main, dont il eut la 

bonté de me faire présent, et que je conserverai parmi mes 

curiosités agricoles. La réception courtoise de M. Galway, la 

chaleur amicale avec laquelle il entrait dans mes vues, et son désir 

de m'aider à les réaliser m'eussent décidé à me rendre à son 

invitation de passer quelques jours avec lui si je n'avais craint que 

l'état  de  madame  de  Galway  ne  rendit  inopportune  cette  visite 

inattendue. Je pris congé le soir et retournai à La Flèche par une 
route différente de celle que j'avais suivie le matin. – 25 milles. 

 
Le 30. – Immenses bruyères jusqu'au Mans. On m'assura à 

Guerces qu'elles ont 60 lieues de tour, sans grandes 

interruptions. Au Mans j'eus la mauvaise chance de ne pas 

trouver M. Tournai, secrétaire de la société d'agriculture. – 28 
milles. 

 
Le 1er octobre. – Vers Alençon, la campagne forme un 

contraste avec celle que j'ai traversée hier ; bonne terre, bien 

enclose, passablement cultivée et marnée, de bons bâtiments, 

route superbe en pierre noire, probablement ferrugineuse, qui se 

tasse bien. – Près de Beaumont, on voit des vignes sur les 

hauteurs : ce sont les dernières qu'on rencontre en marchant au 

nord. Tout le pays est bien arrosé par des rivières et des cours 
d'eau ; cependant il n'y a pas d'irrigations. – 30 milles. 

 
Le 2. – Jusqu'à Nonant, 4 milles de beaux herbages, pâturés 

par des bœufs. – 28 milles. 

 
Le 3. – De Gacé vers Bernay. Passé à Broglie, château du 

maréchal duc de Broglie, qui est entouré d'une telle quantité de 

haies tondues, doubles, triples et quadruples, que ce travail doit 
faire vivre la moitié des pauvres de cette petite ville. – 25 milles. 

 

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– 143 – 

Le 4. – Quitté Bernay, où, comme en bien d'autres endroits 

du pays, il y a beaucoup de murs de terre, formés d'une glaise 

rouge et grasse, couverts en chaume au sommet et soutenant de 

beaux arbres fruitiers : modèle à suivre dans notre pays, où la 

pierre et la brique sont chères. Arrivé dans une des plus riches 

contrées de la France et même de l'Europe. Il y a peu de vues plus 

belles que celle d'Elbeuf, quand on vient à la découvrir de la 

hauteur qui la domine : la ville est à vos pieds, dans la vallée ; la 

Seine d'un côté offre un beau bassin parsemé d'îles boisées, et un 

cirque immense de collines, couvertes par une forêt, encadre le 
tout. 

 
Le 5. – Rouen. L'hôtel-Royal fait opposition à cette hideuse 

tanière de fripons et d'insolents, la Pomme de pin. Au théâtre, le 

soir : il n'est pas, je pense, aussi grand que celui de Nantes, et 

surtout il ne lui est pas comparable pour l'élégance et le luxe : il 

est sombre et malpropre. La Caravane du Caire de Grétry : la 

musique, quoiqu'il y ait un peu trop de chœurs et de tapage, 

contient quelques passages tendres et agréables. Je la préfère à 

tout ce que j'ai entendu de ce célèbre compositeur. Le lendemain 

matin, j'allai visiter M. Scanegatty, professeur de physique dans la 

Société royale d'agriculture ; il me reçut avec politesse. Une salle 

fort grande est garnie d'instruments de mathématiques et de 

physique et de modèles. Il m'expliqua quelques-uns de ces 

derniers, particulièrement un four pour le plâtre qu'on apporte ici 

en grandes quantités de Montmartre. Visité MM. Midy, Roffec et 

compagnie, les plus grands négociants en laines du royaume. Ils 

eurent la bonté de me faire voir une grande variété de laines de 

toutes les parties de l'Europe et de me permettre d'en prendre des 

échantillons. Le jour suivant, au matin, j'allai à Darnetal, chez 

M. Curmer, qui me montra sa fabrique. Retourné à Rouen et dîné 

avec M. Portier, directeur général des fermes, pour lequel j'avais 

une lettre du duc de Larochefoucauld. La conversation tomba 

entre autres choses sur le manque de nouvelles rues à Rouen en 

comparaison du Havre, de Nantes et de Bordeaux. On remarqua 

que, dans ces dernières villes, un négociant s'enrichit en dix ou 

quinze ans et fait bâtir. Ici c'est un commerce d'économie, dans 

lequel la fortune est longue à venir et ne permet pas les mêmes 

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– 144 – 

entreprises. À table, tout le monde s'accorda sur ce point que les 

pays de vignobles sont les plus pauvres de France. J'objectai le 

produit par arpent, qui est de beaucoup supérieur à celui d'autres 

terres ; on maintint le fait comme généralement admis et 

reconnu.  Passé  la  soirée  au  théâtre.  Madame  Dufresne  me  fit 

grand plaisir ; c'est une excellente actrice, qui ne charge jamais 

ses rôles et vous fait ressentir ce qu'elle ressent elle-même. Plus je 

vois le théâtre français, plus je suis forcé de reconnaître qu'il 

l'emporte sur le nôtre par le grand nombre de bons acteurs, la 

rareté des mauvais, et la très grande quantité de danseurs, 

chanteurs et gens dont dépend le théâtre. Dans les passages que 

l'on applaudit, je remarque, chez les spectateurs français, cette 

générosité qui bien des fois en Angleterre m'a fait aimer mes 

compatriotes. Nous nous laissons trop entraîner à notre penchant 

haineux contre les Français. Pour moi, je vois bien des raisons 

pour les estimer : en attribuant beaucoup de fautes à leur 

gouvernement, peut-être trouverons-nous dans le nôtre la cause 
de notre grossièreté et de notre mauvais caractère. 

 
Le 8. – Mon projet, pendant quelque temps, avait été de 

retourner tout droit de Rouen en Angleterre, car la poste m'avait 

causé de cruelles inquiétudes. Je n'avais reçu aucune lettre de ma 

famille depuis un certain temps, quoique j'eusse souvent écrit de 

manière pressante. Ces lettres étaient envoyées à une personne à 

Paris, qui devait me les faire tenir ; mais, soit négligence, soit 

toute autre raison, elles ne venaient pas, tandis que celles 

adressées dans les villes où je passais m'arrivaient régulièrement ; 

je craignais que quelqu'un ne fût malade chez moi et qu'on ne 

voulût pas me mander de mauvaises nouvelles, lorsque ma 

position ne me laissait pas moyen d'y porter remède. Le désir que 

j'avais d'accepter l'invitation de la duchesse d'Anville et du duc de 

Larochefoucauld, à la Roche-Guyon, prolongea cependant mon 

voyage, et je me mis en route pour cette nouvelle excursion. La 

vue du chemin au-dessus de Rouen est vraiment superbe : à l'une 

des extrémités de la vallée, la ville et le fleuve qui l'arrose, tout 

parsemé d'îles boisées ; à l'autre, deux grands canaux embrassant 

un archipel tantôt cultivé, tantôt en pâturage ; autour une 

magnifique ceinture de forêts. Passé par Pont-de-l'Arche, dans 

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– 145 – 

ma route sur Louviers ; j'avais des lettres pour M. Decretot, le 

célèbre manufacturier, qui me reçut avec une bonté pour laquelle 

il devrait y avoir une autre expression que celle de courtoisie. Il 

me fit voir sa fabrique, la première du monde certainement, si la 

réussite, la beauté des tissus et une invention inépuisable pour 

répondre à tous les caprices de la fantaisie, sont des mérites à une 

telle supériorité. Rien n'égale les draps de vigogne de M. Decretot, 

à 110 francs l'aune (4 l. st. 16 sh. 3 d.). Il me montra aussi sa 

filature de coton, dirigée par deux Anglais. Près de Louviers se 

trouve une manufacture de plaques de cuivre pour le doublage 

des vaisseaux de la marine royale ; c'est encore une colonie 

d'Anglais. Je soupai avec M. Decretot, et passai la soirée en 
compagnie de dames fort aimables. – 17 milles. 

 
Le 9. – Vernon par Gaillon. Riches terres labourables dans la 

vallée. Parmi la liste que j'ai prise il y a longtemps des choses à 

voir en France, se trouvaient la plantation de mûriers et la 

magnanerie du maréchal de Belle-Isle à Bissy près Vernon ; les 

nombreux essais de la Société des Arts de Londres, pour 

introduire la soie en Angleterre, donnaient un grand intérêt aux 

entreprises semblables tentées dans le nord de la France. Je fis en 

conséquence toutes les recherches nécessaires pour m'éclairer sur 

les résultats d'essais aussi méritoires. Bissy est un beau domaine 

acheté à la mort du duc de Belle-Isle par le duc de Penthièvre, qui 

ne connaît qu'un seul plaisir, celui d'habiter successivement les 

nombreuses terres qu'il possède dans toutes les parties de la 

France.  Il  y  a  de  la  raison  dans  ce goût : moi-même j'aimerais à 

avoir une vingtaine de fermes, depuis la Huerta de Valence 

jusqu'aux Highlands d'Écosse, à les visiter et à les faire valoir tour 

à tour. Passé la Seine à Vernon, franchi de nouveau les collines de 

craie, puis fait une nouvelle ascension pour gagner la Roche-

Guyon, l'endroit le plus singulier que j'aie vu. Madame d'Anville 

et le duc de Larochefoucauld m'accueillirent d'une façon qui 

m'aurait fait trouver de l'agrément au milieu d'un marais. Ce fut 

aussi pour moi un très grand plaisir d'y retrouver la duchesse de 

Larochefoucauld, avec laquelle j'avais passé des heures si 

agréables à Luchon ; excellente femme, douée de cette simplicité 

de caractère que font disparaître ordinairement l'orgueil de 

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– 146 – 

famille et la morgue du rang. L'abbé Rochon

18

, célèbre astronome 

de l'Académie des sciences, et quelques autres personnes, 

donnaient à la Roche-Guyon, avec l'entourage domestique et le 

luxe d'un grand seigneur, l'aspect exact de la résidence d'un de 

nos pairs d'Angleterre. L'Europe se ressemble tellement, qu'en 

visitant des maisons d'un revenu de 15 à 20 000 l., on trouve la 

vie bien plus la même que ne s'y attendrait un jeune voyageur. – 
23 milles. 

 
Le 10. – Voilà certainement le plus singulier endroit où je me 

sois trouvé. On a coupé le roc perpendiculairement pour faire 

place au château. La cuisine, qui est très grande, de vastes caves, 

d'immenses celliers (magnifiquement remplis, par parenthèse) et 

des offices sont taillés dans le roc vif, et n'ont en brique que la 

façade ; le château est large et contient 38 pièces. La duchesse 

actuelle a ajouté un beau salon de 48 pieds de long, bien 

proportionné, avec quatre belles tapisseries des Gobelins, et aussi 

une bibliothèque bien garnie. On me montra l'encrier du fameux 

Louvois, ministre de Louis XIV, en m'assurant que c'était celui 

dont s'était servi le roi pour signer la révocation de l'édit de 

Nantes, et je suppose aussi, l'ordre pour Turenne d'incendier le 

Palatinat. Ce marquis de Louvois était grand-père des deux 

duchesses d'Anville et d'Estissac, dont toute la fortune leur est 

revenue, ainsi que celle de leur propre famille, branche de la 

maison de Larochefoucauld, d'où elles tirent, je le pense, leur 

caractère qui n'a rien de celui des Louvois. L'appartement 

principal communique par une terrasse avec des sentiers qui 

serpentent le long de la montagne. Comme dans tous les châteaux 

français, il y a une petite ville et un grand potager, qu'il faudrait 

enlever pour le mettre d'accord avec nos idées anglaises. Bissy est 

de même ; chez le duc de Penthièvre il y a devant la maison une 

pente douce avec un ruisseau dont on pourrait se servir pour 

créer une pelouse ; ici, exactement à la même place, s'étend un 

immense potager avec assez de murs pour une forteresse. Les 

pauvres se creusent, comme en Touraine, des maisons dans la 

                                       

18

 Connu par son voyage à Madagascar, que G. Forster a traduit 

en allemand. – ZIMMERMANN. 

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– 147 – 

craie, qui ont une apparence singulière : il y a deux rues, l'une au-

dessus de l'autre ; on dit ces demeures saines, chaudes en hiver, 

fraîches en été ; d'autres pensent, au contraire, que la santé des 

habitants en souffre. Le duc eut la bonté d'ordonner au régisseur 

de me renseigner sur l'agriculture  du  pays,  et  de  voir  tout  le 

monde qu'il faudrait pour éclaircir tous les doutes. Chez un noble 

de mon pays on eût, à cause de moi, invité à dîner trois ou quatre 

fermiers, qui se seraient assis à table à côté de dames du premier 

rang. Je n'exagère pas en disant que cela m'est arrivé cent fois 

dans les premières maisons du Royaume-Uni. C'est cependant 

une chose que, dans l'état actuel des mœurs en France, on ne 

verrait pas de Calais à Bayonne, excepté par hasard chez quelque 
grand seigneur ayant beaucoup voyagé en Angleterre

19

, et encore 

à condition qu'on le demandât. La noblesse française n'a pas plus 

l'idée de se livrer à l'agriculture, ou d'en faire un objet de 

conversation, excepté en théorie, comme on parlerait d'un métier 

ou d'un engin de marine, que de toute autre chose contraire à ses 

habitudes, à ses occupations journalières. Je ne la blâme pas tant 

de cette négligence que ce troupeau d'écrivains absurdes et 

visionnaires qui, de leurs greniers dans la ville, ont, avec une 

impudence incroyable, assez inondé la France de satires et de 
théories, pour dégoûter et ruiner toute la noblesse du royaume. 

 
Le 12. – Quitté avec regrets une société où j'avais tant de 

raisons de me plaire. – 35 milles. 

 
Le 13 – Même pays jusqu'à Rouen. La première apparition de 

cette ville est soudaine et frappante ; mais la route, faisant un 

zigzag pour descendre plus doucement la côte, présente à l'un de 

ces coudes la plus belle vue de ville que j'aie jamais contemplée. 

La cité avec ses églises, ses couvents et sa cathédrale, qui s'élève 

fièrement au milieu, remplit la vallée. Le fleuve présente une belle 

nappe, traversée par un pont, avant de se diviser en deux bras qui 

enceignent une grande île couverte de bois ; le reste du paysage, 

                                       

19

 J'ai vu cela une fois chez le duc de Liancourt. (Note de 

l'auteur.) 

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– 148 – 

parsemé de verdure, de champs cultivés, de jardins et 

d'habitations, achève ce tableau en parfaite harmonie avec la 

grande cité qui en forme l'objet principal. Visité M. d'Ambournay, 

secrétaire de la Société d'agriculture, absent alors de mon 

premier passage ; nous eûmes un entretien très intéressant sur 

l'agriculture et les moyens de l'encourager. J'appris, de cet 

ingénieux savant, que sa méthode de l'emploi de la garance verte, 

qui fit il y a quelques années tant de bruit dans le monde agricole, 

n'est à présent nulle part en pratique ; ce n'est pas qu'il ne 

persiste à la croire bonne. Le soir, à la comédie, mademoiselle 

Crétal, de Paris jouait Nina : c'est la plus grande fête que m'ait 

donnée le théâtre en France. Elle s'en acquitta avec une 

expression inimitable, et une tendresse, et une naïveté, et une 

élégance qui s'emparaient de tous les sentiments du cœur, contre 

lesquels la pièce a été écrite. Sa physionomie est aussi gracieuse 

que sa figure est belle ; dans son jeu rien n'est de trop, elle suit en 

tout la simplicité de la nature. La salle était comble ; des 

guirlandes de fleurs et de lauriers jonchèrent le théâtre ; ses 

camarades la couronnèrent ; mais elle, elle retirait modestement 

de  sa  tête  chaque  couronne  que  l'on  essayait  d'y  placer.  –  20 
milles. 

 
Le 14. – Pris la route de Dieppe. Vallée couverte de prairies 

bien irriguées ; on fait les foins. Couché à Tôtes. 7 milles et demi. 

 
Le 15. – Dieppe. J'ai eu le bonheur de trouver le paquebot 

prêt à mettre à la voile. Je suis monté à bord avec ma pauvre 

compagne  aveugle  dont  le  pied  est  si  sûr.  Je  ne  la  remonterai 

probablement jamais 

; cependant tous mes sentiments 

répugnaient à ce que je la vende en France. Sans y voir elle m'a 

porté en toute sécurité pendant plus de 1500 milles ; pour le reste 

de sa vie elle ne connaîtra d'autre maître que moi ; si je le 

pouvais, ce voyage serait son dernier travail ; mais j'en suis sûr, 
elle labourera encore de bon cœur pour moi à la ferme. 

 
Le débarquement dans la jolie petite ville neuve de 

Brighthelmstone (Brighton) fait un plus grand contraste avec 

Dieppe, qui est vieux et sale, qu'il n'y a entre Douvres et Calai ; à 

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– 149 – 

l'auberge du Château, je me suis cru un instant dans le pays des 

fées ; mais l'enchantement se fit payer cher. Passé la journée 

suivante  chez  lord  Sheffield,  où  je  ne  vais  de  fois  sans  en 

remporter autant de plaisir que d'instruction. J'aurais voulu 

profiter un peu du cercle du soir à la bibliothèque ; mais quelques 

mots,  dits  au  hasard  dans  la  conversation,  se  joignant  à  mon 

manque  de  lettres  en  France,  je  me  mis  en  tête  qu'un  de  mes 

enfants était mort pendant mon absence ; je partis à la hâte le 

lendemain matin pour Londres, où j'eus le plaisir de voir le peu 

de fondement de mes alarmes ; on m'avait écrit, mais rien ne 
m'était arrivé. – Bradfield. – 202 milles. 

ANNÉE 1789 

Mes deux précédents voyages m'avaient fait traverser la 

moitié  ouest  de  la  France  dans  toutes  les  directions,  et  les 

renseignements reçus en les accomplissant m'avaient donné 

autant de connaissance des méthodes générales de culture, du 

sol, de son aménagement, de ses productions, qu'on pouvait en 

avoir sans pénétrer dans chaque localité, sans vivre longtemps 

dans différents endroits, manière d'examiner qui, pour un 

royaume comme la France, demanderait plusieurs générations, et 

non plusieurs années. Il me restait à visiter l'Est. Le grand espace 

formé par le triangle dont Paris, Strasbourg et Moulins sont les 

sommets, et la région montagneuse au sud-est de cette dernière 

ville, me présentaient sur la carte un vide qu'il fallait combler 

avant d'avoir de ce royaume une idée telle que je me l'étais 

proposée. Je me déterminai à ce troisième voyage afin 

d'accomplir mon dessein ; plus j'y réfléchissais, plus il me 

paraissait important ; moins aussi il me semblait avoir de chance 

d'être exécuté par ceux que leur position mettait mieux à même 

que moi d'achever l'entreprise. La réunion des états généraux de 

France qui s'approchait me pressait aussi de ne pas perdre de 

temps 

; car selon toutes les probabilités humaines, cette 

assemblée doit marquer l'ère d'une nouvelle constitution qui 

produira de nouveaux effets, suivis, selon que j'en juge, d'une 

nouvelle agriculture ; et tout homme avide d'une science politique 

réelle aurait à regretter de ne pas connaître le pays où se montrait 

sur son déclin ce soleil royal dont nous avions presque vu 

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– 150 – 

l'aurore. Les événements d'un siècle et demi, en comptant le 

règne éclatant de Louis XIV, rendront à jamais intéressantes pour 

l'humanité les origines de la puissance française, surtout afin de 

connaître sa situation avant l'établissement d'un gouvernement 

meilleur ; car il n'y aura pas peu d'intérêt à comparer les effets du 
nouveau système et ceux de l'ancien. 

 
Le 2 juin. – Londres. Le soir, représentation de la Generosita 

d'Alessandro de Tarchi ; il signor Marchesi y déploya sa puissance 

et chanta un duo qui, pour quelques moments, me fit oublier tous 

les moutons et les porcs de Bradfield. Je fus cependant plus 

charmé ensuite en soupant chez mon ami le docteur Burney, où je 

rencontrai miss Burney. Qu'il est rare de voir à la fois deux 

personnes auxquelles un grand renom n'enlève rien de leur 

amabilité privée : combien en voyons-nous, de gens célèbres, avec 

qui nous n'aurions jamais le désir de vivre. Parlez-moi seulement 

de ceux qui, à de grands talents, joignent des qualités qui nous 
fassent souhaiter de rester avec eux portes closes. 

 
Le 3. – Je n'entends bruire à mon oreille que les récits de la 

fête donnée hier par l'ambassadeur d'Espagne. La plus belle fête 

du temps présent est celle que dix millions d'hommes se donnent 
à eux-mêmes. 

 
La fête de la raison et le trop-plein de l'âme, le vif sentiment 

de cœurs que la reconnaissance fait battre pour le danger 

commun auquel on a échappé et l'espérance avide de la 

continuation d'un bonheur commun. Rencontré le comte de 

Berchtold chez M. Songa ; c'est un homme plein de bon sens et de 

vues profondes. Pourquoi l'empereur ne le rappelle-t-il pas pour 

en faire son premier ministre ? Le monde ne sera jamais bien 
gouverné tant que les rois ne connaîtront pas leurs sujets. 

 
Le 4. – Arrivé à Douvres par la diligence avec deux négociants 

de Stockholm, l'un Suédois, l'autre Allemand, qui vont jusqu'à 

Paris. J'ai plus de chance de tirer quelque utilité de leur 

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– 151 – 

conversation que de la cohue d'une diligence anglaise. – 72 
milles. 

 
Le  5.  –  Passage  à  Calais.  Quatorze  heures  de  réflexion  dans 

un véhicule qui ne laisse à personne la faculté de réfléchir. – 21 
milles. 

 
Le 6. – Nous avions dans la voiture un Français et sa femme ; 

une institutrice française venant d'Irlande, pleine d'une 

affectation et d'une extravagance qu'elle n'avait pas prises 

sûrement parmi les siens, et un jeune homme tout novice, son 

compatriote, qu'elle tâchait d'éblouir par ses grands airs et ses 

grâces. Le mari et la femme mirent en évidence un paquet de 

cartes, afin, disaient-ils, de bannir l'ennui du voyage ; mais ils 

s'arrangèrent aussi de façon à soulager de cinq louis notre jeune 

compagnon. C'est la première fois que j'ai été dans une diligence 

française, ce sera la dernière : elles sont détestables. Couché à 
Abbeville. – 78 milles. 

 
Tous ces gens, à l'exception du Suédois, se croient très 

enjoués parce qu'ils sont très bruyants ; ils m'ont étourdi de leurs 

chansons ; j'ai eu les oreilles tellement rebattues d'airs français, 

que j'aurais presque préféré faire la route les yeux bandés sur un 

âne. Je perds patience en semblable compagnie. Voilà ce que les 

Français appellent de la gaieté, et non pas une véritable émotion 

du cœur ; ils ne disent mot ou ils chantent ; pour de la 

conversation, ils n'en ont aucune. Le ciel m'afflige d'une jument 

aveugle, plutôt que d'une autre diligence ! Après avoir passé la 

nuit aussi bien que le jour sur le chemin, nous arrivâmes à Paris à 
neuf heures du matin. – 102 milles. 

 
Le  8.  –  Visite  à  mon  ami  Lazowski,  pour  savoir  où  était  le 

logement que je lui avais écrit de me louer ; mais ma bonne 

duchesse d'Estissac ne lui a pas permis de faire cette commission. 

Je trouvai dans son hôtel un appartement tout préparé pour moi. 

– Paris est à présent dans une telle fermentation, à propos des 

états généraux tenus à Versailles, que la conversation est 

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– 152 – 

absorbée par eux. On ne parle pas d'autre chose. Tout est 

considéré, et à juste titre, comme important, dans une telle phase 

de la destinée de vingt-cinq millions d'hommes. Il y a maintenant 

une discussion sérieuse, pour savoir si les représentants 

s'appelleront communes ou tiers état ; eux-mêmes se donnent 

constamment ce premier titre, que la cour et la noblesse rejettent 

avec une sorte de crainte, comme s'il recouvrait un sens 

dangereux à approfondir. Mais ce sujet est de peu d'importance 

en regard d'un autre qui a retenu, pendant quelque temps, les 

états dans l'inaction, le mode de vérification des pouvoirs, 

séparément ou en commun. La noblesse et le clergé sont pour le 

premier, mais les communes s'y refusent avec fermeté : la raison 

qui fait qu'on s'attache aussi obstinément à une chose en 

apparence assez légère est qu'elle peut, par la suite, décider la 

manière de tenir séance, en chambres séparées ou en une seule 

assemblée. Ceux qu'échauffe l'intérêt du peuple déclarent qu'il 

sera impossible de réformer quelques-uns des plus grands abus 

de l'État, si la noblesse, siégeant à part, peut mettre à néant les 

vœux  du  peuple,  et  que  donner  un  tel  veto  au  clergé  serait  plus 

absurde encore. Si, au contraire, par la vérification des pouvoirs 

en commun, les trois ordres se trouvent réunis, le parti populaire 

pense qu'il ne restera pas de puissance capable de les séparer. La 

noblesse et le clergé prévoient le même résultat et ne veulent pas 

en conséquence s'y prêter. Dans ce dilemme, il est curieux 

d'examiner les sentiments du jour. Ce n'est pas mon affaire 

d'écrire des mémoires sur ce qui se passe, mais mon attention se 

porte à saisir, autant que je le peux, l'opinion qui prévaut dans le 

moment. Pendant mon séjour à Paris, je verrai toute sorte de 

monde, depuis les politiques du café, jusqu'aux meneurs des 

états, et l'objet principal de notes rapides, comme celles que je 

jette sur le papier, sera de reproduire les impressions sur l'heure : 

plus tard, en les comparant avec les événements qui auront lieu, 

j'en retirerai tout au moins une distraction. Le fait le plus saillant 

du jour, c'est qu'aucune idée de communauté de périls et 

d'intérêts ne semble unir ceux qui, divisés, se trouvent incapables 

de résister au danger commun, naissant de la conscience qu'aura 

le  peuple  de  sa  force  en  face  de  leur  faiblesse.  Le  roi,  la  cour,  la 

noblesse, le clergé, l'armée et le parlement sont à peu près dans la 

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– 153 – 

même situation. Tous voient, avec une égale frayeur, les idées de 

liberté qui circulent aujourd'hui. Seul, le roi, pour des raisons très 

simples à qui connaît son caractère, se tourmente peu, même des 

circonstances qui touchent le plus intimement son pouvoir. Chez 

les autres, ce sentiment du danger est commun, et ils s'uniraient 

s'il se trouvait un homme de talent qui le leur rendît facile, afin de 

se passer tout à fait des états. – Les communes elles-mêmes 

considèrent cette union hostile comme plus que probable. On 

peut en avoir la preuve dans cette idée, qui va gagnant chaque 

jour du terrain, que si les deux autres ordres continuaient à 

confondre leurs intérêts dans une chambre, ce serait une 

nécessité pour le tiers de se poser hardiment comme la 

représentation du royaume tout entier, puis d'appeler la noblesse 

et le clergé à venir prendre place dans son sein, et s'ils s'y 

refusaient, d'expédier sans eux les affaires. Toutes les 

conversations d'aujourd'hui roulent sur ce sujet, mais les 

opinions sont plus divisées que je ne m'y serais attendu. Il y en a 

qui haïssent le clergé si cordialement, que, plutôt que de le voir 

former une chambre à part, ils hasarderaient un système 
nouveau, si dangereux qu'il fût. 

 
Le 9. – Les boutiques où se débitent les brochures font des 

affaires incroyables. Je suis allé au Palais-Royal pour voir les 

nouvelles publications et m'en procurer un catalogue complet. 

Chaque heure en produit une. Il en a paru treize aujourd'hui, 

seize hier, et quatre-vingt-douze la semaine dernière. Nous nous 

imaginons quelquefois que les magasins de Debrett ou de 

Stockdale à Londres sont encombrés, mais ce sont des déserts à 

côté de celui de Dessin et quelques autres ici, où l'on a peine à se 

faufiler de la porte jusqu'au comptoir. Il en coûtait, il y a deux 

ans, de 27 à 30 liv. par feuille pour l'impression ; c'est maintenant 

de  60  à  80  liv.  Le  besoin  de  lire des brochures politiques s'est 

tellement étendu, dit-on, dans la province, que toutes les presses 

de France sont également occupées. Les 19/20es de ces 

productions sont en faveur de la liberté ; elles sont ordinairement 

très violentes contre les ordres privilégiés ; j'en ai retenu 

aujourd'hui beaucoup de cette espèce qui ont de la réputation ; 

mais lorsque je me suis enquis d'autres d'opinion contraire, j'ai 

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– 154 – 

trouvé, à mon grand étonnement, qu'il n'y en avait que deux ou 

trois d'assez de mérite pour être connues. N'est-il pas étonnant 

que, tandis que la presse répand à foison des principes 

excessivement niveleurs et même séditieux qui renverseraient la 

monarchie si on les appliquait, rien ne paraisse en réponse, et que 

la cour ne prenne aucune mesure contre la licence extrême de ces 

publications. Il est aisé de concevoir l'esprit que l'on éveille de la 

sorte chez le peuple. Mais les cafés du Palais-Royal présentent des 

scènes encore plus singulières et plus étonnantes : non seulement 

l'intérieur est comble, mais une foule patiente se presse aux 

portes et aux fenêtres, écoutant à gorge déployée certains 

orateurs qui, montés sur une table ou sur une chaise, haranguent 

chacun son petit auditoire. On ne se figure pas aisément l'avidité 

avec laquelle ils sont écoutés et le tonnerre d'applaudissements 

qu'ils reçoivent pour toute expression plus hardie ou plus violente 

que d'ordinaire contre le gouvernement. Je n'en reviens pas que 

les ministres souffrent de tels nids, de telles pépinières de 

sédition et de révolte, répandant à toute heure chez le peuple des 

principes qu'il leur faudra bientôt combattre avec vigueur, et dont 

il semble que ce soit une sorte de folie de permettre actuellement 
la propagation. 

 
Le 10. – Tout conspire à rendre l'époque présente critique 

pour ce pays : la disette est terrible ; à chaque instant, il arrive des 

provinces des nouvelles d'émeutes et de troubles, on appelle la 

force armée pour maintenir l'ordre sur les marchés. Les prix dont 

on parle sont les mêmes que j'ai trouvés à Abbeville et à Amiens, 

cinq sous (deux deniers et demi) la livre de pain blanc ; celle de 

pain bis, dont se nourrissent les pauvres, de trois sous et demi à 

quatre sous. Ce taux est au delà de leurs moyens et occasionne 

une grande misère. À Meudon, la police, c'est-à-dire l'intendant, a 

ordonné que personne n'achetât de froment sans prendre à la fois 

une égale quantité d'orge. Quelle ridicule et stupide 

réglementation que celle qui met obstacle à l'approvisionnement 

du marché, afin qu'il soit mieux approvisionné ; qui montre au 

peuple les appréhensions du gouvernement, créant par là des 

frayeurs et faisant hausser les prix que l'on voudrait voir baisser. 

J'ai causé de ceci avec quelques personnes instruites, qui m'ont 

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– 155 – 

assuré que le prix est, comme d'ordinaire, trop élevé par rapport à 

la demande, et qu'il n'y aurait pas eu de disette réelle si M. Necker 

avait laissé tranquille le commerce des grains ; mais que ses édits 

restrictifs, purs commentaires de son livre sur cette matière, ont 

plus contribué à élever le cours que tout le reste. Il me paraît clair 

que les violents amis des communes ne sont pas mécontents de 

cette cherté, qui seconde grandement leurs vues et leur rend un 

appel aux passions du peuple plus facile que si le marché était 

bas. Il y a trois jours, le clergé a imaginé une proposition très 

insidieuse : c'était d'envoyer aux communes une députation pour 

leur soumettre l'idée d'un comité des trois ordres, qui s'occupât 

de la misère du peuple et délibérât sur les moyens d'amener une 

baisse. Ceci eût conduit à la délibération par ordre et non par tête, 

et devait, conséquemment, être rejeté 

; les communes se 

montrèrent aussi habiles : dans leur réponse, elles prièrent et 

supplièrent le clergé de venir les joindre dans la salle commune 

des états pour délibérer. On ne le sut pas plus tôt à Paris, que le 

clergé en devint doublement un objet de haine, et que les 

politiques du café de Foy se demandèrent si les communes 

n'avaient pas le droit d'appliquer, par un décret, les biens de cet 
ordre au soulagement de la détresse du peuple. 

 
Le 11. – J'ai beaucoup vu de monde aujourd'hui et ne puis 

m'empêcher de remarquer qu'il n'y a pas d'idées arrêtées sur les 

meilleurs moyens de faire une nouvelle constitution. Hier, l'abbé 

Sieyès a fait une motion dans les communes pour déclarer 

formellement aux ordres privilégiés que, s'ils ne veulent pas se 

réunir à eux, ils procéderont sans leur assistance à l'expédition 

des affaires nationales ; les communes y ont adhéré avec un 

amendement insignifiant. On parle beaucoup des conséquences 

de cette mesure, et aussi sur ce qui pourrait arriver du refus des 

deux autres ordres de délibérer en commun, de leur protestation 

contre  ce  qui  se  ferait  sans  eux,  et  de  leur  appel  au  roi  pour 

obtenir la dissolution des états et leur reconstitution sous une 

forme plus favorable à l'arrangement des difficultés présentes. 

Dans ces discussions excessivement intéressantes, on s'appuie, 

d'un côté, sur un prétendu droit naturel idéal et chimérique ; de 

l'autre, on se garde de présenter aucun projet de garanties, rien 

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– 156 – 

qui assure le peuple d'être à l'avenir mieux traité qu'il ne l'a été 

jusqu'ici ; ce serait cependant absolument nécessaire. Mais la 

noblesse défend les principes des grands seigneurs avec lesquels 

je m'entretiens ; absurdement entichée de ses vieux privilèges, 

quelque lourds qu'ils soient pour le peuple, elle ne veut pas 

entendre parler de céder, à l'esprit de liberté, rien au delà de 

l'égalité des taxes foncières, qu'elle tient pour tout ce que l'on 

peut raisonnablement demander. Le parti populaire, d'autre part, 

semble faire dépendre toute liberté de l'absorption des classes 

privilégiées par les communes au moins pour faire la constitution. 

Quand je représente que, si l'on admet une fois l'union des 

ordres, aucun pouvoir ne sera capable d'arriver à la séparation 

ensuite, et qu'en pareil cas la constitution ne sera guère bonne si 

elle n'est mauvaise tout à fait, on me répond toujours que le 

premier point, pour le peuple, est d'avoir le pouvoir de faire le 

bien, et que ce n'est pas un argument valable que de dire qu'il en 

peut mal user. Parmi ces gens règne l'idée commune que tout ce 

qui tend à constituer un ordre à part, comme notre Chambre des 

lords, n'est pas en harmonie avec la liberté. Ce qui me paraît 
parfaitement extravagant et sans fondement aucun. 

 
Le 12. – À la réunion de la Société royale d'agriculture, à 

l'Hôtel-de-ville, en qualité d'associé, je pris part au vote et reçus 

un jeton. C'est une petite médaille donnée aux membres présents 

à la séance, pour leur rappeler l'objet de leur institution ; il en est 

de même à toutes les académies royales, etc., ce qui fait au bout 

de l'année une dépense excessive et ridicule ; car que faudrait-il 

attendre d'hommes qui ne s'y rendraient que pour recevoir leur 

jeton ? Quel qu'en fût le motif, il y avait beaucoup de monde ; 

près de trente membres étaient présents, entre lesquels 

Parmentier, vice-président, Cadet de Vaux, Fourcroy, Tillet, 

Desmarets, Broussonnet, secrétaire, et Creté de Palieul, dont j'ai 

visité la ferme il y a deux ans, le seul agriculteur pratique de la 

Société. Le secrétaire lit les titres des mémoires présentés, et en 

fait un compte rendu sommaire ; mais on n'en donne lecture que 

s'ils offrent un intérêt particulier. Les membres communiquent 

ensuite leurs mémoires ou leurs rapports ; et quand il y a une 

discussion, c'est sans ordre, tous parlent à la fois comme dans 

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– 157 – 

une conversation animée. L'abbé Raynal a offert un prix de 1200 

liv. (52 l. st. 10 s.) pour récompenser quelque service important, 

et on me demanda pourquoi on devrait l'accorder. « Employez-

les, dis-je, à encourager l'introduction des turneps. » Mais tous 

me le représentèrent comme impossible ; ils ont essayé tant de 

fois, le gouvernement l'a fait de son côté sans résultat ; cela leur 

paraît une chose dont il faut désespérer. Je ne dis pas que l'on 

n'avait fait jusqu'ici que des sottises et que le vrai moyen de 

réussir était de tout défaire pour recommencer. Je n'assiste 

jamais à aucune Société d'agriculture, soit en France, soit en 

Angleterre, sans me demander, à part moi, si même bien dirigées 

elles font plus de bien que de mal ; c'est-à-dire si les avantages 

que l'agriculture nationale en retire ne sont pas plus que balancés 

par le préjudice qu'elles causent en détournant l'attention 

publique d'objets importants, ou en revêtant ces objets 

importants de formes frivoles, qui les font dédaigner. La seule 

société réellement utile serait celle qui, dans l'exploitation d'une 

grande ferme, offrirait un parfait exemple à l'usage de ceux qui y 

voudraient recourir, qui se composerait, par conséquent, 

d'hommes pratiques ; reste maintenant la question de savoir si 
tant de bons cuisiniers ne gâteraient pas la sauce. 

 
Les idées du public sur les grandes affaires de Versailles 

changent chaque jour, chaque heure. On paraît croire à présent 

que les communes ont été trop loin dans leur dernier vote, et que 

l'union de la noblesse, du clergé, de l'armée, du parlement et du 

roi les écrasera. On parle de cette union comme se préparant ; on 

dit que le comte d'Artois, la reine et le parti qui prend son nom 

s'arrangent à cet effet, pour le moment où les démarches des 

communes demanderont d'agir avec vigueur et ensemble. 

L'abolition du parlement passe chez les meneurs populaires pour 

une mesure essentiellement nécessaire ; parce que, tant qu'ils 

existent, ce sont des tribunaux auxquels la cour peut recourir, si 

elle avait l'intention de menacer l'existence des états généraux ; 

de leur côté, ces grands corps ont pris l'alarme et voient avec un 

profond regret que leur refus d'enregistrer les ordonnances 

royales a créé dans la nation une puissance non seulement 

hostile, mais encore dangereuse pour eux-mêmes. On sait 

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– 158 – 

aujourd'hui partout que, si le roi se débarrassait des états et 

gouvernait sur des principes tels quels, tous ses édits seraient 

reçus par tous les parlements. Dans ce dilemme et l'appréhension 

de ce jour, on se tourne beaucoup vers le duc d'Orléans, comme 

chef, mais avec une défiance générale très visible : on déplore sa 

conduite, on regrette de ne pouvoir compter sur lui dans des 

circonstances difficiles ; on le sait sans fermeté, redoutant fort 

d'être éloigné des plaisirs de Paris ; on se rappelle les bassesses 

auxquelles il descendit il y a longtemps afin d'être rappelé d'exil. 

On est cependant tellement au dépourvu, qu'on s'arrange de lui ; 

le bruit qui s'est répandu qu'il était déterminé d'aller, à la tête 

d'une fraction de la noblesse, se joindre aux communes pour 

vérifier ensemble les pouvoirs, a causé beaucoup de satisfaction. 

On tombe d'accord que s'il avait quelque peu de fermeté, avec son 

énorme revenu de 7 millions (306, 204 l. st.) et les 4 175 000 l. en 

plus qui lui feront retour à la mort de son beau-père le duc de 

Penthièvre, il pourrait tout, en se mettant à la tête de la cause 
populaire. 

 
Le 13. – Visité le matin la Bibliothèque royale de Paris, que je 

n'avais pas encore vue. C'est un vaste local, magnifiquement 

rempli, comme tout le monde sait. Tout est combiné pour la 

commodité des lecteurs : il y en avait 60 ou 70. Au centre des 

salles, des cages de verre renferment des modèles d'instruments 

de différents arts que l'on garde pour la postérité ; ils sont à 

l'échelle exacte des proportions ; on y voit entre autres ceux qui 

servent au potier, au fondeur, au briquetier, au chimiste, etc., etc., 

et un très grand relief de jardin anglais, pauvrement conçu, qui a 

été ajouté dernièrement. Dans tout cela, pas une charrue, pas un 

iota d'agriculture ; il serait cependant bien plus aisé et infiniment 

plus utile de représenter une ferme que ce jardin. Je ne fais pas 

de doute que dans bien des cas il n'y ait une utilité très grande à 

conserver exactement ces modèles ; je le vois clairement, au 

moins pour la culture ; pourquoi n'en serait-il pas ainsi pour les 

autres arts ? Cela a toutefois un tel air de joujoux que je ne 

répondrais pas que, si ma petite fille eût été ici, elle n'eût pleuré 

pour qu'on les lui donnât. Visité la duchesse d'Anville, chez qui je 

me suis trouvé avec l'archevêque d'Aix, l'évêque de Blois, le prince 

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– 159 – 

de Laon, le duc et la duchesse de Larochefoucauld (j'avais connu 

ces trois derniers à Bagnères de Luchon), lord et lady Camelford, 
lord Eyre, etc., etc. 

 
Toute la journée je n'ai entendu parler que d'inquiétudes sur 

ce que cette crise des états va produire. L'embarras du moment 

est extrême. Tout le monde convient qu'il n'y a pas de ministère. 

La reine se rapproche du parti des princes, dont le comte d'Artois 

est le chef, et ils sont si hostiles à M. Necker que la confusion 

touche au dernier degré. Mais le roi, qui personnellement est le 

plus honnête homme du monde, n'a d'autres souhaits que de faire 

le bien. Cependant, dénué de ces qualités dominantes qui mettent 

l'homme à même de prévoir les difficultés et de les éviter, il ne 
sait à quels conseils se vouer. 

 
On dit que M. Necker tremble pour son pouvoir, et il circule 

sur son compte des anecdotes peu à son avantage, et 

probablement fausses : il aurait intrigué pour se faire bien venir 

de l'abbé de Vermont, lecteur de la reine, dont l'influence est 

grande dans les choses dont il veut bien se mêler : c'est peu 

croyable, car ce parti est excessivement contraire a M. Necker, et 

l'on raconte même qu'il y a deux jours, le comte d'Artois, madame 

de Polignac et quelques autres rencontrant madame Necker dans 

le jardin privé de Versailles, où ils se promenaient, s'abaissèrent 

jusqu'à la siffler. S'il y avait la moitié de vrai là-dedans, il est clair 

que le ministre devrait se retirer au plus vite. Tous ceux qui 

adhèrent à l'ancienne constitution, ou plutôt à l'ancien 

gouvernement, le regardent comme leur ennemi mortel, disant, 

avec raison, qu'à son entrée aux affaires il aurait pu tout ce qu'il 

aurait voulu, le roi et le royaume étaient entre ses mains ; mais 

que les erreurs dont il s'est rendu coupable, par faute de plans 

bien arrêtés, ont été cause de tout le mal qu'on a éprouvé depuis. 

Ils l'accusent hautement de la réunion des notables, comme d'une 

fausse démarche qui n'a rien produit que de mauvais, et ils 

ajoutent que c'était une folie de laisser le roi se rendre aux états 

généraux avant que leurs pouvoirs fussent vérifiés, et les mesures 

nécessaires prises pour conserver la séparation des ordres, 

surtout après avoir accordé le doublement du tiers. Il aurait dû 

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– 160 – 

nommer des commissaires pour recevoir la vérification avant 

d'admettre personne. Ils lui reprochent, en outre, d'avoir fait tout 

cela par une excessive et insupportable vanité, qui lui faisait 

croire que ses connaissances et sa réputation lui laisseraient la 

direction des états. Le portrait d'un homme tracé par ses ennemis 

doit nécessairement être chargé ; mais voici de ses traits dont 

chacun ici reconnaît la vérité, quelque joie maligne qu'il éprouve 

des erreurs de son caractère. Les amis les plus intimes de 

M. Necker soutiennent que c'est de bonne foi qu'il a agi et qu'il est 

en principe partisan du pouvoir royal aussi bien que de 

l'amélioration du sort du peuple. La pire chose que je connaisse 

de lui, est son discours pour l'ouverture des états ; c'était une 

belle occasion qu'il a perdue 

: aucune vue grandiose ou 

magistrale, aucune détermination des points sur lesquels devait 

porter le soulagement du peuple, ni des nouveaux principes de 

gouvernement qu'il fallait adopter ; c'est le discours que l'on 

attendrait d'un commis de banque de quelque habileté. À ce 

propos il y a une anecdote qui vaut qu'on la rapporte ; il savait 

que son organe ne lui permettrait pas de le lire dans une si grande 

salle et devant une si nombreuse assemblée ; en conséquence, il 

avait averti M. de Broussonnet, de l'Académie des sciences et 

secrétaire de la Société royale d'Agriculture, de se tenir prêt à le 

remplacer. Il avait assisté à une séance annuelle générale de cette 

Société, où M. de Broussonnet avait lu un discours d'une voix 

puissante, entendue distinctement à la plus grande distance. Ce 

Monsieur le vit plusieurs fois pour prendre ses instructions et 

s'assurer qu'il entendait bien les changements faits même après 

que le discours eut été fini. Il se trouvait avec lui la veille de la 

séance d'ouverture, à neuf heures du soir ; le lendemain, quand il 

revint, il trouva le manuscrit chargé de nouvelles corrections que 

M. 

Necker avait faites en le quittant 

; elles portaient 

principalement sur le style, et montraient combien il attachait 

d'importance à la forme ; il eût mieux fait, à mon avis, de se 

préoccuper davantage des idées. Cette petite anecdote me vient 

de M. de Broussonnet lui-même. Ce matin trois curés de Poitou 

se sont joints aux communes pour la vérification de leurs 

pouvoirs et ont été reçus avec des applaudissements frénétiques ; 

ce soir à Paris on ne parle de rien autre chose. Les nobles ont 

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– 161 – 

discuté toute la journée sans arriver à une conclusion et se sont 
ajournés à lundi. 

 
Le 14. – Visité le Jardin du Roi, où M. Thouin a eu la bonté de 

me montrer quelques petites expériences qu'il avait faites sur des 

plantes qui promettent beaucoup pour les cultivateurs, surtout le 
lathyrus biennis et le melilotus siberica

20

, que l'on vante 

beaucoup comme fourrages ; tous deux sont bisannuels, mais 

durent trois ou quatre ans si on les coupe avant qu'ils aient monté 

en graine (l'Achillea siberica et un astragalus réussissent assez 
bien).

21

 Le chanvre de Chine a produit des graines parfaites, ce 

qu'il n'avait pas encore fait en France. Plus je vois M. Thouin, 

plus je l'apprécie ; c'est un des hommes les plus aimables que je 
connaisse. 

 
M. Vandermonde m'a fait voir, avec une politesse et un 

empressement infinis, le Conservatoire royal des machines. Ce 

qui m'a frappé davantage, est la machine de M. Vaucanson pour 

faire une chaîne. On me dit que M. Watt, de Birmingham, l'a 

beaucoup admirée, ce qui paraît ne pas déplaire à mes 

compagnons. Une autre pour denter les roues de fer. Il y a un 

hache-paille, d'après un original anglais, et le modèle d'une 

grotesque charrue destinée à marcher sans chevaux : ce sont les 

seules machines agricoles. Plusieurs inventions très ingénieuses 

pour tordre la soie, etc., etc. Théâtre-Français, le Siège de Calais, 

par M. de Belloy, pièce médiocre, mais populaire. Les meneurs 

ont décidé, pour demain, de faire déclarer illégales toutes les 

taxes levées sans l'autorisation des états, mais de les voter 

immédiatement pour un certain terme, soit pour deux ans, soit 

                                       

20

  Il  y  a  bien  un  vicia biennis qui croît en Sibérie et forme un 

excellent fourrage, mais pas de lathyrus biennis. De même, pour le 
melilotus siberica, à moins que l'on entende par là le trif. melil. 
officinalis ou le trif. lupinaster. (Note de M. 

Wildenow.) – 

ZIMMERMANN. 

21

 J'ai depuis cultivé ces plantes sur une petite échelle, et je leur 

crois une grande importance. (Note de l'auteur.) 

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– 162 – 

pour la durée de la session actuelle des états. Ce projet est très 

approuvé des amis de la liberté : c'est très certainement une 

mesure raisonnable, fondée sur des principes justes, et qui jettera 
la cour dans un grand embarras. 

 
Le 15. – Voici un beau jour, tel que jamais on n'en eût attendu 

de pareil en France il y a dix ans. Il devait y avoir une discussion 

importante sur ce que, dans notre Chambre des communes, on 

appellerait l'état de la nation. Mon ami, M. Lazowski, et moi, 

nous étions à Versailles à huit heures du matin. Nous allâmes 

immédiatement à la salle des états pour nous assurer de bonnes 

places dans la galerie. Il y avait déjà quelques députés et un 

auditoire assez nombreux. Le local est trop grand ; seuls les 

organes de stentor ou les voix du timbre le plus clair peuvent se 

faire entendre ; cependant les dimensions mêmes de la salle, qui 

peut contenir deux mille personnes, donnent de la majesté à la 

scène. Elle était vraiment pleine d'intérêt. Le spectacle des 

représentants de vingt-cinq millions d'hommes, à peine sortis des 

misères de deux cents ans de pouvoir absolu, et appelés aux 

bienfaits d'une constitution plus libre, s'assemblant sous les yeux 

du public, auquel les portes étaient ouvertes, ce spectacle, dis-je, 

était bien fait pour raviver toute flamme cachée, toute émotion 

d'un cœur libéral, pour me faire bannir toute idée que ce peuple 

s'était montré trop souvent hostile envers le mien, et pour me 

raire reposer les yeux avec plaisir sur le splendide tableau du 

bonheur d'une grande nation, de la félicité des millions d'hommes 

qui n'ont point encore vu le jour. M. l'abbé Sieyès ouvrit les 

débats. C'est un des principaux zélateurs de la cause populaire ; il 

ne pense pas à modifier le gouvernement actuel, qui lui paraît 

trop mauvais pour être modifié en rien ; mais ses idées tendent à 

le voir renversé, car il est républicain et violent ; c'est la 

réputation qu'on lui fait généralement, et il la justifie assez par 

ses pamphlets. Il parle sans grâce et sans éloquence, mais il 

argumente très bien ; je devrais dire : Il lit, car il lisait, en effet, 

un discours préparé. Sa motion, ou plutôt sa série de motions, 

tendait à faire déclarer aux communes qu'elles se considéraient 

comme l'assemblée des représentants reconnus et vérifiés de la 

nation française, en admettant le droit de tous les députés 

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– 163 – 

absents (de la noblesse et du clergé) d'être reçus parmi eux sur 

vérification de leurs pouvoirs. M. de Mirabeau parla, sans le 

secours d'aucunes notes, pendant près d'une heure, avec une 

chaleur, une animation, une éloquence qui lui donnent droit au 

titre d'orateur. Il s'opposa, avec une grande force de 

raisonnement, aux mots reconnus et  vérifiés  de  la  motion  de 

l'abbé Sieyès, et proposa à la place le nom de représentants du 

peuple français, puis avança les résolutions suivantes : qu'aucune 

autre assemblée ne pût arrêter par un veto l'effet de leurs 

délibérations : que tous les impôts fussent déclarés illégaux et 

concédés seulement pour la durée de la présente session et non 

au delà ; que les dettes du roi fussent reconnues par la nation et 

payées sur des fonds à ce destinés. On l'écouta avec attention et 

on l'applaudit beaucoup. M. Mounier, député du Dauphiné, 

homme de grand renom et qui a aussi publié quelques brochures 

très bien reçues du public, fit une motion différente : de se 

déclarer les représentants légitimes de  la  majorité  de  la  nation ; 

d'adopter le vote par tête, et non par ordre ; de ne jamais 

reconnaître aux représentants du clergé et de la noblesse le droit 
de délibérer séparément. 

 
M. Rabaud-Saint-Étienne, protestant du Languedoc ; auteur, 

lui aussi, d'écrits sur les affaires présentes, homme de talent 

considérable, parla à son tour pour émettre les propositions : que 

l'on se proclamât les représentants du peuple de France, que les 

impôts fussent déclarés nuls, qu'on les accordât seulement pour 

la durée de la session des états ; que la dette fût vérifiée et 

consolidée et un emprunt voté. Ce qui fut fort approuvé, sauf 

l'emprunt que l'assemblée rejeta avec répugnance. Ce député 

parle avec clarté et précision, et ne s'aide de ses notes que par 

intervalles. M. Barnave, un tout jeune homme, de Grenoble, 

improvisa avec beaucoup de chaleur et d'animation ; quelques-

unes de ses phrases furent d'un rythme si heureux, et il les 

prononça de façon si éloquente, qu'il en reçut beaucoup 

d'applaudissements ; plusieurs membres crièrent bravo ! Quant à 

leur manière générale de procéder, elle pèche en deux endroits : 

on permet aux spectateurs des tribunes de se mêler aux débats 

par leurs applaudissements et d'autres expressions bruyantes 

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– 164 – 

d'approbation, ce qui est d'une grossière inconvenance, et a 

même son danger ; car s'ils peuvent exprimer leur approbation, 

ils peuvent en conséquence exprimer leur déplaisir, c'est-à-dire 

siffler, aussi bien que battre des mains ; ce qui, dit-on, s'est 

produit plusieurs fois : de la sorte ils domineraient les débats et 

influenceraient la délibération. En second lieu, il n'y a pas d'ordre 

parmi les députés eux-mêmes ; il y a eu plus d'une fois 

aujourd'hui une centaine des membres debout à la fois, sans que 

M. Baillie (Bailly) pût les ramener à l'ordre. Cela dépend 

beaucoup de ce qu'on admet des motions complexes ; parler dans 

une même proposition de leur titre, de leurs pouvoirs, de l'impôt, 

d'un emprunt, etc., etc., paraîtrait absurde à des oreilles 

anglaises, et l'est en effet. Des motions spéciales fondées sur des 

propositions simples, isolées, peuvent seules produire de l'ordre 

dans les débats, car on n'en finit pas lorsque 500 membres 

viennent tous motiver leur approbation sur un point, leur 

dissentiment sur un autre. Une assemblée délibérante ne devrait 

procéder aux affaires qu'après avoir établi les règles et l'ordre à 

suivre dans ses séances, ce qu'on fera seulement en prenant le 

règlement d'autres assemblées expérimentées, en confirmant ce 

que l'on y trouve d'utile, en modifiant le reste selon les 

circonstances. Comme je pris ensuite la liberté de le dire à 

M. Rabaud-Saint-Etienne, on aurait pu prendre dans le livre de 

M. Hatsel le règlement de la Chambre des communes, on aurait 

ainsi épargné un quart du temps. On leva la séance pour le dîner. 

Nous dînâmes nous-mêmes chez M. le duc de Liancourt, au 

Palais, où se trouvèrent 20 députés. J'étais à côté de M. Rabaud-

Saint-Etienne, et j'eus avec lui une longue conversation ; tous 

parlent avec une égale confiance de la chute du despotisme. Ils 

prévoient bien que l'on fera des tentatives très pernicieuses 

contre la liberté, mais ils croient l'excitation de l'esprit populaire 

trop grande maintenant pour pouvoir être domptée désormais. 

En voyant que le débat actuel ne pouvait arriver aujourd'hui à 

une conclusion, que toutes les probabilités sont contraires à ce 

qu'il se termine même demain, à cause du grand nombre 

d'orateurs qui veulent y prendre part, je suis retourné le soir à 
Paris. 

 

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– 165 – 

Le 16. – Dugny. 10 milles de Paris. J'y suis allé en compagnie 

de M. de Broussonnet, pour voir M. Creté de Palieul, le seul 

cultivateur pratique de la Société d'agriculture, 

M. de Broussonnet, dont personne ne peut surpasser le zèle pour 

l'honneur et les progrès de l'agriculture désirait que je voie les 

cultures et les améliorations d'un homme si haut placé parmi les 

agriculteurs de France. Nous sommes allés d'abord chez le frère 

de M. Creté, qui tient à présent la poste. Il a 140 chevaux. On 

visita sa ferme, et il nous montra des avoines et des froments très 

beaux en somme, quelques-uns même d'une qualité supérieure ; 

mais je dois avouer que ma satisfaction eût été plus grande si ses 

écuries n'avaient pas été remplies dans une vue toute différente 

de la ferme. Il est inutile de chercher un système de rotation en 

France. M. Creté sème deux, trois et jusqu'à quatre fois du blé 

blanc dans la même pièce. À dîner, je causai beaucoup avec les 

deux frères et quelques cultivateurs du voisinage sur ce sujet, et je 

leur recommandai soit les turneps, soit les choux, suivant le sol, 

pour rompre leur succession de froments. Chacun d'eux, excepté 

M. de Broussonnet,  se  prononça contre moi. « Pouvons-nous 

faire du blé après les navets et les choux ? » Certes, et avec succès, 

si vous essayez sur une petite étendue ; mais cela est rendu 

impraticable par le temps qu'il faut pour consommer la plus 

grande partie de cette récolte. « Cela nous suffit, si nous ne 

pouvons faire du blé après les racines ; elles ne valent rien pour la 

France. » Cette idée est partout à peu près la même en ce 

royaume. Je leur dis alors qu'ils pourraient n'emblaver que la 

moitié de leurs terres et être cependant de bons cultivateurs. 

Ainsi, par exemple : 1° des fèves ; 2° du blé ; 3° des lentilles ; 4° 

du blé ; 5° du trèfle ; 6° du blé ; cela leur convint mieux, bien que 

leur méthode leur parût plus profitable. La chose la plus 

intéressante dans leur culture est la chicorée (Chicorium 

intybus). Je fus satisfait de voir que M. Creté de Palieul en avait 

aussi bonne opinion que jamais, que son frère l'avait adoptée, et 

qu'elle réussissait très bien dans leurs fermes et celles de 

quelques voisins. Je ne vois jamais cette plante sans me féliciter 

d'avoir voyagé pour quelque chose de plus que pour écrire dans 

un cabinet, sans me dire que son introduction en Angleterre 

serait assez pour que l'on dît d'un homme que ce n'est pas en vain 

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– 166 – 

qu'il a vécu. J'en parlerai plus tard, ainsi que des expériences de 
M. Creté. 

 
Le 17. – Toutes les conversations roulent sur la motion de 

l'abbé Sieyès, que l'on croit devoir être votée, bien qu'on lui 

préfère celle du comte de Mirabeau. Mais sa réputation le 

paralyse : on le soupçonne d'avoir reçu 100 000 livres de la 

reine ; bruit aveugle, improbable. S'il était vrai, sa conduite serait 

très différente ; mais quand un homme n'a pas été exempt des 

plus grandes erreurs (pour parler modérément), les soupçons 

l'accompagnent sans cesse, quoiqu'il soit aussi innocent de ce qui 

les cause que le plus pur de leurs patriotes. Ce bruit en éveille 

d'autres ; ainsi que c'est à son instigation qu'il a publié ses 

anecdotes sur la cour de Berlin, et que le roi de Prusse, informé 

de cette publication, a fait répandre par toute l'Allemagne les 

Mémoires de madame de la Mothe. Voilà les histoires éternelles, 

les soupçons et les absurdités pour lesquelles Paris a toujours été 

si fameux. On voit aisément toutefois, par la tournure de la 

conversation, même sur le sujet le plus ridicule, pourvu qu'il soit 

d'intérêt public, jusqu'où va la confiance en certains hommes, et 

sur quoi elle est fondée. Dans toutes les sociétés, quelle que soit 

leur composition, vous entendez vanter les talents du comte de 

Mirabeau ; c'est le premier écrivain, c'est le premier orateur de 

France. Il ne pourrait cependant compter sur six votes de 

confiance dans les états. Ses écrits toutefois se répandent par tout 

Paris et dans les provinces ; il a publié un Journal des états ; mais 

quelques numéros furent d'une telle force, d'une telle témérité, 

que le gouvernement lui imposa silence par ordre exprès. On 

attribue ce coup à M. Necker, dont la vanité était blessée au vif 

par le peu de cérémonie avec lequel on le traitait. Tel était le 

nombre des souscripteurs, que j'ai entendu mettre à 80 000 liv. 

(3 500 l. st.) par an le profit de M. de Mirabeau. Depuis cette 

suppression il publie, une ou deux fois par semaine, un petit 

pamphlet répondant au même but de donner un compte rendu 

des débats ; il y met pour titre : 1re, 2e, 3e Lettres du comte de 

Mirabeau à ses commettants. Quoique pleins de violence, de 

sarcasme et de sévérité, la cour, arrêtée sans doute par ce titre, 

n'a pas trouvé à propos de les suspendre. Il y a de la faiblesse et 

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– 167 – 

de la lâcheté à prohiber ainsi une seule publication, parmi tant 

d'autres qui font gémir la presse, et dont la tendance manifeste 

est de renverser l'état de choses actuel. D'un autre côté, c'est folie 

et aveuglement de permettre que de pareils pamphlets circulent 

dans tout le royaume, même par les soins du gouvernement, 

entre les mains duquel sont les postes et les diligences : il n'y a 

rien qu'on n'en doive attendre. – Passé la soirée à l'Opéra-

Comique : de la musique italienne, des paroles italiennes, des 

chanteurs italiens, et des applaudissements si continus, si 

enthousiastes, que les oreilles françaises doivent faire de rapides 

progrès. Qu'aurait dit Jean-Jacques s'il avait vu un tel spectacle à 
Paris ! 

 
Le 18. – Hier, en conséquence de la motion amendée de 

l'abbé Sieyès, les communes ont décrété : qu'elles prendraient le 

titre d'Assemblée nationale ; que se considérant comme en 

activité, toutes taxes étaient illégales, mais que leur levée serait 

accordée pour le temps de la session ; qu'enfin elles procéderaient 

sans délai à la consolidation de la dette et au soulagement de la 

misère du peuple. Ces mesures donnent bon espoir aux partisans 

extrêmes d'une nouvelle constitution ; mais je vois évidemment, 

parmi les personnes de sens plus rassis, une grande appréhension 

que cette démarche n'ait été trop précipitée. C'est une violence 

dont la cour peut se saisir comme prétexte et tourner au préjudice 

du peuple. Le raisonnement de M. de Mirabeau contre ces 

mesures était très fort et très juste : Si je voulais employer, contre 

les autres motions les armes dont on se sert pour attaquer la 

mienne, ne pourrais-je pas dire à mon tour : De quelque manière 

que vous vous qualifiiez, que vous soyez les représentants connus 

et vérifiés de la nation, les représentants de vingt-cinq millions 

d'hommes, les représentants de la majorité du peuple, dussiez-

vous même vous appeler l'Assemblée nationale, les états 

généraux, empêcherez-vous les classes privilégiées de continuer 

des assemblées que Sa Majesté a reconnues ? Les empêcherez-

vous de prendre des délibérations ? Les empêcherez-vous de 

prétendre au veto ? Empêcherez-vous le roi de les recevoir, de les 

reconnaître, de leur continuer les mêmes titres qu'il leur a donnés 

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– 168 – 

jusqu'à présent ? Enfin, empêcherez-vous la nation d'appeler le 
clergé, le clergé, la noblesse, la noblesse ? 

 
À la Société royale d'agriculture, où j'ai voté comme tout le 

monde, pour élire le général Washington membre honoraire. 

Cette motion avait été faite par M. de Broussonnet, à qui j'avais 

présenté le général comme un excellent fermier avec lequel j'avais 

eu une correspondance sur ce sujet. L'abbé Commerel, qui était 

présent, me donna une petite brochure de lui sur un nouveau 
sujet : le Chou à faucher, et un sac en papier plein de semence. 

 
Le 19. – Accompagné M. de Broussonnet chez M. Parmentier 

à l'hôtel des Invalides, où nous avons dîné. Il y avait là un 

président du Parlement, un Mailly, beau-frère du chancelier, 

l'abbé Commerel, etc. Je l'ai noté, il y a deux ans, M. Parmentier 

est le meilleur des hommes, et, comme on peut le voir par ses 

écrits, s'entend mieux que tout autre en ce qui regarde la 

boulangerie. Après le dîner, promenade à la plaine des Sablons 

pour voir les pommes de terre que la Société y cultive et ses 

préparations du sol pour les navets ; je n'en dirai que ceci 

seulement 

: que je souhaite de voir mes frères se tenir 

obstinément à leur agriculture scientifique, laissant la pratique à 

ceux qui s'y connaissent. C'est une chose bien triste, pour des 

cultivateurs savants, que Dieu ait créé une peste semblable au 
chiendent (triticum repens) ! 

 
Le 20. – Des nouvelles ! Des nouvelles ! Chacun s'étonne de 

ce qu'il aurait dû s'attendre à voir arriver : un message du roi aux 

présidents des trois ordres, les prévenant qu'il les réunirait lundi, 

et des gardes françaises, avec la baïonnette au bout du fusil, 

placées à chaque porte de la salle des états pour empêcher qui que 

ce soit d'entrer, sous prétexte des préparatifs pour la séance 

royale. La manière dont s'est exécuté cet acte de violence mal 

inspiré a été aussi mal inspirée que l'acte lui-même. M. Bailly 

n'avait reçu d'autre avertissement qu'une lettre du marquis de 

Brézé, et les députés se réunirent à la porte de la salle sans savoir 

qu'elle fût fermée. On ajouta ainsi, de gaieté de cœur, des formes 

provoquantes à une mesure suffisamment odieuse et 

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– 169 – 

inconstitutionnelle par elle-même. On prit sur les lieux une noble 

et ferme résolution : ce fut de se transporter immédiatement au 

Jeu de Paume, et là l'assemblée tout entière s'engagea, par 

serment, de ne se séparer que de son propre mouvement, et de se 

considérer et d'agir comme Assemblée nationale partout où la 

violence et les hasards de la fortune pourraient la chasser ; les 

prévisions étaient si menaçantes, que des exprès furent envoyés à 

Nantes annonçant la nécessité où se verrait peut-être l'assemblée 

de chercher un refuge dans quelque ville éloignée. Ce message et 

la fermeture de la salle des états sont le résultat de conciliabules 

très longs et très fréquents tenus en présence du roi, à Marly, où il 

a été plusieurs jours sans voir personne, et où l'on n'admettait, 

même les officiers de la cour, qu'avec un soin et une 

circonspection extrêmes. Les frères du roi n'ont pas place au 

conseil ; mais le comte d'Artois suit sans cesse les délibérations et 

en fait part à la reine dans de longues conférences qu'ils ont 

ensemble. À la réception de ces nouvelles à Paris, le Palais-Royal 

fut en feu : les cafés, les magasins de brochures, les galeries et les 

jardins étaient remplis par la foule ; l'inquiétude se voyait dans 

tous les yeux ; les bruits que l'on faisait courir prêtant à la cour 

des intentions de la dernière violence, comme si elle avait résolu 

d'anéantir tout ce qui, en France n'appartenait pas au parti de la 

reine, étaient d'une absurdité incroyable ; mais rien n'était trop 

ridicule pour la foi aveugle de la populace. Il était cependant 

curieux de voir, parmi les personnes de classe plus élevée (car je 

fis plusieurs visites après l'arrivée de ces nouvelles), l'opinion 

reprocher à l'Assemblée nationale (comme elle s'appelait) d'avoir 

été trop loin, d'avoir avec trop de précipitation, de violence, 

adopté des mesures que la masse du peuple ne soutiendrait pas. 

Nous pouvons conclure de là que si la cour, instruite de ces 

dernières démarches, poursuit un plan ferme et habile, la cause 
populaire aura peu de raisons de s'en louer. 

 
Le  21.  –  II  est  impossible,  dans  un  moment  si  critique,  de 

s'occuper a autre chose que de courir de maison en maison 

demander des nouvelles et de noter les idées et les opinions qui 

ont le plus de cours. Le moment actuel est, entre tous, celui qui 

contient en germe les futures destinées de la France. La 

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– 170 – 

résolution par laquelle les communes se sont déclarées Assemblée 

nationale, indépendamment des deux autres ordres et du roi lui-

même, en rejetant toute possibilité de dissolution, est la prise de 

possession de tous les pouvoirs du royaume. Elles se sont toutes 

d'un coup transformées dans le Long-Parlement de Charles 1er. Il 

n'est pas besoin de perspicacité pour s'assurer que, si une telle 

prétention n'est pas mise à néant, le roi, les grands seigneurs et le 

clergé sont a jamais dépouillés de leur part de pouvoir. On ne doit 

pas souffrir de l'armée ou d'un parlement une démarche aussi 

audacieuse et destructive de l'autorité royale comme des intérêts 

qu'elle attaque directement. Si l'on n'y met obstacle, tous les 

autres pouvoirs tomberont devant celui des communes. Avec 

quelle anxieuse inquiétude ne doit-on pas attendre la décision de 

la couronne pour savoir si elle se montrera ferme dans cette 

occasion, sans se départir du système de liberté absolument 

nécessaire en ce moment. Tout bien considéré, c'est-à-dire 

connaissant le caractère des gens au pouvoir, il ne faut espérer ni 

plan bien arrêté, ni ferme exécution. Passé la soirée au théâtre. 

Madame Rocquère (Raucourt) jouait la Reine dans Hamlet ; on se 

figurera aisément comment la pièce de Shakespeare a été mise en 

pièces ; le talent admirable de l'actrice lui rendait cependant un 
peu de vie. 

 
Le 22. – J'arrivais à Versailles, à six heures du matin, afin 

d'être, prêt pour la séance royale. Nous déjeunions avec le duc de 

Liancourt quand on nous apprit que le roi l'avait remise à 

demain. Hier il y a eu une séance du conseil, qui s'est prolongée 

jusqu'à minuit ; Monsieur et le comte d'Artois y assistaient : 

chose extraordinaire et attribuée à l'influence de la reine, le comte 

d'Artois, l'adversaire constant des plans de M. Necker, s'est 

opposé à son système et a obtenu de faire remettre la séance de 

vingt-quatre heures, pour qu'il y ait aujourd'hui conseil en 

présence du roi. En sortant du château, nous allâmes chercher les 

députés ; il courait plusieurs versions sur le lieu de leur réunion. 

Nous vîmes d'abord les Récollets ; ils y avaient été, mais s'y 

trouvant peu commodément, ils s'étaient rendus à Saint-Louis, où 

nous les suivîmes ; nous arrivâmes à temps pour voir M. Bailly 

ouvrir la séance et lire la lettre du roi, ajournant la séance royale à 

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– 171 – 

demain. L'aspect de celle assemblée était extraordinaire : une 

foule immense se pressait en dedans et autour de l'église ; 

l'inquiétude des regards, la variété d'expression causée par la 

différence des opinions et des sentiments, imprimaient aux 

visages de tout le monde un caractère que je n'avais jamais vu 

auparavant. La seule affaire d'importance que l'on traita, et qui 

dura jusqu'à trois heures, fut la réception du serment et de la 

signature de quelques députés absents au Jeu de Paume, et la 

réunion de trois évêques et de cent cinquante députés du clergé, 

qui vinrent faire vérifier leurs pouvoirs et furent accueillis par de 

tels applaudissements, de telles acclamations de la foule, que 

l'église en retentit. Apparemment les habitants de Versailles, au 

nombre de 60 000, sont, jusqu'au dernier, dans les intérêts des 

communes : ceci est remarquable, car cette ville est nourrie par le 

palais, et si la cour n'y est pas populaire, on peut supposer ce 

qu'en pense le reste du royaume. Dîné avec le duc de Liancourt au 

Palais : il s'y trouvait beaucoup de noblesse et de députés des 

communes, entre autres le duc d'Orléans, l'évêque de Rhodez, 
l'abbé Siéyes, et M. Rabaud-Saint-Etienne. 

 
Voici un des exemples les plus frappants de l'impression que 

produisent les grands événements sur les hommes de classes 

diverses. Dans la rue et dans l'église Saint-Louis, il y avait une 

telle inquiétude sur chaque visage, que l'importance du moment 

se lisait dans les physionomies. Toutes les formes de civilité 

ordinaires étaient négligées ; mais parmi les personnes du rang 

bien plus élevé avec lesquelles je m'assis à table, la différence me 

frappa. Il n'y avait pas, dans trente convives, cinq personnes dans 

la figure desquelles on pût deviner qu'il se passait quelque chose 

d'extraordinaire ; la conversation fut même plus indifférente que 

je ne l'aurais cru. Si elle l'avait été complètement, il n'y aurait rien 

eu d'étonnant ; mais on fit, avec la plus grande liberté, des 

observations qui furent reçues de façon à prouver qu'on ne les 

trouvait pas déplacées. N'aurait-on pas cru, dans ce cas, à une 

plus grande énergie de sentiments et d'expressions, à une plus 

grande vivacité dans un entretien sur cette crise qui 

nécessairement devait remplir toutes les pensées ? Cependant 

chacun mangeait, buvait, se promenait, souriait avec une 

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– 172 – 

négligence qui me confondait : je ne revenais pas de tant de 

froideur. Il y a peut-être une certaine nonchalance devenue 

naturelle aux gens de bonne société par suite d'une longue 

habitude, et qui les distingue du vulgaire : celui-ci a, dans 

l'expression de ses sentiments, mille rudesses qu'on ne retrouve 

pas à la surface polie de ceux dont les manières ont été adoucies, 

sinon usées par le frottement de la société. Cette remarque serait 

injuste dans la plupart des cas ; mais, je le confesse, le moment 

actuel, le plus critique, sans aucun doute, que la France ait 

traversé depuis la fondation de la monarchie, puisque le conseil 

qui doit décider de la conduite du roi est assemblé, ce moment 

aurait motivé une tout autre tenue. La présence et surtout les 

manières du duc d'Orléans y pouvaient être pour quelque chose, 

mais pour bien peu ; ce ne fut pas sans un certain dégoût que je 

lui vis plusieurs fois montrer un esprit de mauvais aloi et un air 

moqueur qui, je le suppose, font partie de son caractère ; 

autrement il n'en eût rien paru aujourd'hui. À en juger par ses 

façons, l'état des affaires ne lui déplaît pas. L'abbé Siéyès a une 

physionomie remarquable : son œil vif et toujours en mouvement 

pénètre la pensée des autres, mais se tient soigneusement sur la 
réserve, pour ne pas livrer la sienne. 

 
Autant cette figure a de caractère, autant celle de Rabaud-

Saint-Étienne a de nullité ; elle lui fait tort cependant, car ses 

talents sont incontestables. On semble d'accord que si le comte 

d'Artois l'emporte dans le conseil, M. Necker, le comte de 

Montmorin et M. de Saint-Priest se retireront ; en ce cas, la 

rentrée triomphale de M. Necker aux affaires est inévitable. – Ce 

soir. – Le plan du comte d'Artois est accepté ; le roi le déclarera 

demain dans son discours ; M. Necker a offert sa démission, que 
le roi a refusée. On se demande maintenant quel est ce plan. 

 
Le 23. – Le grand jour est passé : dès le matin Versailles 

semblait rempli de troupes ; vers dix heures, on forma la haie 

dans les rues avec les gardes françaises, quelques régiments 

suisses, etc. La salle des états était entourée, des sentinelles 

postées à tous les passages et à toutes les portes ; aucune autre 

personne que les députés n'était admise. Ces préparatifs 

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– 173 – 

militaires étaient mal entendus, car ils semblaient trahir l'odieux 

et l'impopularité des mesures que l'on allait proposer, et l'attente, 

peut-être la crainte, d'un mouvement populaire. On déclarait, 

avant que le roi eût quitté le château, que ses projets étaient 

hostiles à la nation par la force qui paraissait les escorter. C'est 

cependant le contraire qui a eu lieu : on connaît les propositions ; 

ce plan avait du bon, on accordait beaucoup au peuple sur des 

points essentiels, et cela avant que les états eussent pourvu aux 

difficultés de finances qui les ont fait réunir, en leur laissant ainsi 

plein pouvoir de faire ensuite, dans l'intérêt de la nation, ce que 

les circonstances auraient permis ; il semble qu'ils eussent dû 

accepter, moyennant quelques garanties pour leur future réunion, 

sans laquelle rien n'est assuré 

; mais comme une courte 

négociation peut aisément amener cela ; je crains que les députés 

ne se rendent conditionnellement. L'emploi de la force armée, 

quelques imprudentes tentatives du parti royal, pour agir sur la 

constitution intérieure, et la réunion des états, jointe à la 

mauvaise humeur qu'ils avaient eu  le  temps  de  couver  depuis 

trois jours, empêchèrent les communes d'accueillir le roi avec des 

acclamations. Le clergé et quelques nobles crièrent « Vive le 

roi ! » mais les trois quarts de l'assemblée firent contraste par 

leur silence. Il paraît qu'on était résolu d'avance à ne souffrir 

aucune violence, car lorsque le roi fut parti, le clergé et la 

noblesse s'étant retirés, le marquis de Brézé attendit qu'obéissant 

aux ordres de la couronne, le tiers se rendît aussi dans la salle 

préparée pour lui ; puis s'apercevant que personne ne bougeait, – 

Messieurs, dit-il, vous connaissez les intentions du roi. Un silence 

de mort s'ensuivit, et alors les talents supérieurs s'emparèrent de 

cet empire, devant lequel disparaissent toutes les autres 

considérations. Les yeux de l'assemblée entière furent tournés sur 

le comte de Mirabeau, qui, à l'instant, répondit au marquis de 

Brézé : « Oui, monsieur, nous avons entendu les intentions qu'on 

a suggérées au roi, et vous qui ne sauriez être son organe auprès 

des états généraux ; vous qui n'avez ni place, ni voix, ni droit de 

parler, vous n'êtes pas fait pour nous rappeler son discours. 

Cependant pour éviter toute équivoque  et  tout  délai,  je  vous 

déclare que si l'on vous a chargé de nous faire sortir d'ici, vous 

devez  demander  des  ordres  pour  employer  la  force,  car  nous  ne 

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– 174 – 

quitterons nos places que par la puissance de la baïonnette. » Sur 

quoi, ce fut un cri unanime de « Tel est le vœu de l'assemblée. » 

On confirma sur-le-champ les arrêtés pris antérieurement, et sur 

la motion du comte de Mirabeau, on déclara l'inviolabilité de la 

personne des députés, aussi bien hors de I'assemblée que dans 

son sein, et fut réputé infâme et traître quiconque ferait contre 
eux une tentative. 

 
Le 24. – La fermentation à Paris passe toute conception ; 

toute la journée il y a eu dix mille personnes au Palais-Royal ; on 

avait apporté ce matin un récit très complet des événements 

d'hier, qui a été lu et commenté à la foule par plusieurs des 

meneurs apparents de petites sociétés. À ma grande surprise les 

propositions du roi n'ont rencontré qu'un dégoût universel. Il ne 

disait rien d'explicite sur le retour périodique des états ; il 

regardait comme une propriété tous les vieux droits féodaux. Ceci 

et le changement de l'équilibre de la représentation, dans les 

assemblées provinciales, est ce qui cause le plus de répugnance. 

Mais au lieu d'espérer et de tendre vers des concessions 

ultérieures sur ces points, afin de les faire mieux concorder avec 

les vœux de la majorité, le peuple semble saisi d'une sorte de 

frénésie, repoussant tout moyen terme, et insister sur l'absolue 

nécessité de la réunion des ordres, afin que, tout pouvoir passant 

au tiers, il puisse effectuer ce qu'on appelle la régénération du 

royaume :mot favori, auquel on n'attache aucun sens bien précis, 

et que l'on explique vaguement par la réforme générale de tous 

les abus. On croit aussi beaucoup à la démission de M. Necker, et 

on semble s'y attacher plus particulièrement qu'à des points d'une 

bien autre importance. Il est clair pour moi, d'après les 

conversations et les harangues dont j'ai été le témoin, que les 

réunions permanentes du Palais-Royal, qui arrivent à un degré de 

licence et à une furie de liberté à peine croyables, s'unissant aux 

innombrables publications incendiaires que chaque heure a vues 

naître, depuis l'assemblée des états, ont tellement enflammé les 

désirs du peuple, et lui ont donné l'idée de changements si 

radicaux, que rien ne le satisferait maintenant de ce que 

pourraient faire ou le roi ou la cour. En conséquence, il serait de 

la dernière inutilité de faire des concessions, si on n'est pas 

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– 175 – 

fermement résolu non-seulement à les faire observer par le roi, 

mais aussi à maintenir le peuple, en s'occupant en même temps 

de  rétablir  l'ordre.  Mais  la  pierre  d'achoppement  de  ce  projet, 

comme de tous ceux que l'on peut imaginer, comme chacun le 

sait et le crie dans les carrefours, c'est la situation des finances 

qu'il n'est guère possible de restaurer que par un secours libéral, 

accordé par les états, ou par une banqueroute. Il est de notoriété 

publique que ce point a été chaudement débattu en conseil. 

M. Necker a prouvé que la banqueroute était inévitable, si l'on 

rompait avec les états avant que les finances ne fussent en ordre, 

et la terreur d'une telle mesure, que pas un ministre n'oserait 

prendre sur soi, a été la grande difficulté qui s'est opposée aux 

projets de la reine et du comte d'Artois. On a eu recours à un 

moyen terme, par lequel on espère se gagner un parti dans la 

nation et dépopulariser assez les députés pour s'en débarrasser 

ensuite ; cette attente sera infailliblement trompée. Si du côté du 

peuple on avance que les vices d'un gouvernement suranné 

rendent nécessaire l'adoption d'un système nouveau, et qu'il n'y a 

que les mesures les plus vigoureuses qui soient susceptibles de 

mettre la nation en possession des bienfaits d'un gouvernement 

libre, on réplique, de l'autre côté, que le caractère personnel du 

roi doit éloigner toute crainte de voir employer la violence ; que, 

sous quelque régime que ce soit, l'état des finances doit être réglé 

ou par le crédit ou par la banqueroute, qu'il faut temporiser pour 

gagner, dans les négociations, ce que la force mettrait en 

question ; qu'en poussant les choses à l'extrême, on s'expose à 

une coalition des autres ordres avec l'armée, le parlement et 

même cette partie prépondérante du peuple qui désapprouve les 

excès. Quand à tout cela on ajoute la possibilité de jeter le pays 

dans une guerre civile, avec laquelle on est si familiarisé que son 

nom est sur toutes les lèvres, nous devons avouer que, si les 

communes refusent obstinément ce qui leur est proposé, elles 

exposent d'immenses bienfaits assurés aux hasards de la fortune, 

qui peut-être les fera maudire par la postérité, au lieu de faire 

bénir leur mémoire comme celle de vrais patriotes qui n'avaient 

en vue que le bonheur de leur pays. Les oreilles me 

bourdonnaient de politique depuis quelques jours, j'allai m'en 

refaire à l'Opéra-Italien. Rien ne valait pour cela la pièce que l'on 

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– 176 – 

donnait : la Villanella rapita, de Bianchi, composition vraiment 

délicieuse. Croirait-on que ce même peuple qui naguère 

n'estimait d'un opéra que les danses et n'entendait que des orages 

de cris, suit maintenant avec passion les mélodies italiennes, les 

applaudit avec goût et avec enthousiasme, et cela sans qu'elles 

empruntent le secours d'un seul pas ! La musique est charmante, 

élégamment enjouée, légère et gracieuse ; il y a, pour la signora 

Mandini et Vigagnoni, un duo de premier mérite. La Mandini est 

une cantatrice qui vous fascine : sa voix n'est rien ; mais sa grâce, 

son expression, son âme, s'harmonisent dans une exquise 
sensibilité. 

 
Le 25. – La conduite de M. Necker est sévèrement critiquée, 

même parmi ses amis, aussitôt qu'ils sortent d'un certain monde. 

On assure positivement que l'abbé Siéyès, MM. 

Mounier, 

Chapelier, Barnave, Turgot, Tourette, Rabaud et autres chefs de 

partis se sont presque mis à ses genoux pour qu'il insiste à faite 

accepter sa démission, dans la conviction que sa retraite jetterait 

plus que toute autre chose le parti de la reine dans des difficultés 

infiniment plus graves et plus embarrassantes. Mais sa vanité a 

prévalu sur leurs efforts pour lui faire prêter l'oreille aux paroles 

insidieuses de la reine, qui a l'air de lui demander grâce et lui fait 

croire que lui seul est capable de maintenir la couronne sur la tête 

du roi. En même temps qu'il se prête à ces manœuvres, 

contrairement à l'intérêt des amis de la liberté, il brigue les 

applaudissements de la populace de Versailles d'une manière 

déplorable. Pour aller chez le roi et pour en revenir, les ministres 

ne traversent jamais la cour à pied ; ce dont M. Necker s'avisa, 

quoiqu'il ne l'eût pas fait dans des temps plus tranquilles, afin de 

provoquer les louanges, de s'entendre appeler le Père du peuple, 

et de traîner sur ses traces une foule immense qui l'acclame. 

Presque au même moment que la reine, dans une entrevue privée, 

parlait à M. Necker, ainsi que je l'ai dit, elle recevait les députés 

de la noblesse, en appelait à leur honneur pour soutenir les droits 

de son fils qu'elle leur présentait, montrant clairement que, si les 

projets du roi n'étaient pas vigoureusement soutenus, la 

monarchie était perdue et la noblesse engloutie. Tandis que le 

tumulte soulevé par M. Necker faisait retentir le château, le roi, se 

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– 177 – 

rendant en voiture à Marly, n'était accueilli que par un lugubre et 

morne silence, et cela, après avoir accordé au peuple et à la cause 

de la liberté plus qu'aucun de ses prédécesseurs. Telle est la foule, 

telle l'impossibilité de la satisfaire dans un moment comme celui-

ci, lorsque l'imagination exaltée pare toutes les chimères des 

couleurs enchanteresses de la liberté. Je suis très curieux 

d'apprendre le résultat des délibérations qui ont suivi les 

premières protestations des communes contre la violence 

militaire employée d'une façon à la fois si injustifiable et si peu 

judicieuse. Si les propositions du roi étaient venues après le vote 

des subsides, et à propos de quelques questions moins 

importantes, ce serait autre chose ; mais les présenter avant 

d'avoir un shilling de voté, ou une mesure prise pour sortir de cet 

embarras, change l'affaire du tout au tout. Le soir, la conduite de 

la cour est inexplicable et inconséquente : tandis que par la 

séance royale on avait tout fait pour maintenir la séparation des 

ordres, on a permis à une grande partie du clergé de se réunir aux 

communes. Le duc d'Orléans, à la tête de quarante-sept membres 

de la noblesse, fait de même : et, autre preuve de l'instabilité des 

conseils de la cour, les communes se sont maintenues dans la 

grande salle des états, malgré l'exprès commandement du roi. Le 

fait est que la séance royale était contraire à ses sentiments 

personnels, et que ce n'est qu'avec beaucoup de difficulté que le 

conseil la lui avait fait adopter ; aussi, lorsqu'à chaque instant il 

devenait de plus en plus urgent de donner des ordres efficaces 

pour le maintien du système proposé, il fallut, de nouveau, livrer 

bataille sur chaque point, et le projet ne fut que mis en train sans 

que l'on y persistât. Voilà ce qu'on en dit, et c'est probablement la 

vérité. On voit aisément que mieux aurait valu, pour mille 

raisons, ne pas prendre cette mesure, car le gouvernement a 

perdu tout prestige et toute énergie, et le peuple va se montrer 

plus exigeant que jamais. Hier, à Versailles, la populace a insulté, 

et même maltraité, les membres du clergé et de la noblesse 

connus par leurs efforts pour maintenir la séparation des ordres. 

L'évêque de Beauvais a reçu à la tête une pierre qui l'a presque 
assommé.

22

 On a brisé toutes les fenêtres chez l'archevêque de 

                                       

22

 Il eût été tué que personne n'en aurait eu grand regret. Dans 

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– 178 – 

Paris, et il a dû changer de logement 

; le cardinal de 

Larochefoucauld a été hué et sifflé. La confusion est si grande, 

que la cour ne peut compter que sur les troupes ; encore dit-on 

maintenant d'une manière positive que, si ordre est donné aux 

gardes françaises de faire feu sur le peuple, ils refuseront. Cela 

n'étonne que ceux qui ne savent pas combien ils sont las des 

mauvais traitements, de la conduite et des manœuvres du duc du 

Châtelet, leur colonel ; tant les affaires de la cour ont été mal 

menées sous tous les rapports, tant elle a été malheureuse dans le 

choix des hommes dont dépendent le plus sa sûreté et même son 

existence ! Quelle leçon pour les princes qui souffrent que de vils 

courtisans, des femmes, des bouffons, s'emparent d'un pouvoir 

qui n'offre de sécurité qu'entre les mains de l'habileté et de la 

prudence. On affirme que ces troubles ont été machinés par les 

meneurs des communes, et quelques-uns payés par le duc 

d'Orléans. La confusion du ministère est au comble. – Le soir, 
Théâtre-Français : le Comte d'Essex et la Maison de Molière. 

 
Le 26. – Chaque moment semble apporter au peuple une 

nouvelle ardeur 

; les réunions du Palais-Royal sont plus 

nombreuses, plus violentes et plus audacieuses que jamais, et 

dans la réunion des électeurs, convoqués à Paris pour envoyer 

une députation à l'Assemblée nationale, grands comme petits ne 

parlaient de rien moins que d'une révolution dans le 

gouvernement et de l'établissement d'une libre constitution. Ce 

qu'on entend par libre constitution n'est pas difficile à deviner : 

c'est la République ; car les doctrines du temps y tendent de plus 

en plus chaque jour ; on dit toutefois que l'État doit conserver la 

forme monarchique ou que, du moins, il y a besoin d'un roi. On 

est étourdi dans les rues par les colporteurs de pamphlets 

séditieux et de relations d'événements chimériques dont la 

commune tendance est de maintenir le peuple dans la frayeur et 

l'incertitude. Il n'y a pas d'exemple d'une nonchalance, d'une 

                                                                                                                           

une réunion de la Société d'agriculture, à la campagne, où l'on avait 
admis des fermiers à la table avec des personnes de premier rang, cet 
imbécile n'avait-il pas fait des difficultés pour prendre place dans une 
telle compagnie ! (Note de l'auteur.) 

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– 179 – 

stupidité pareilles à celles de la cour. Le moment demanderait la 

plus grande décision ; et hier, pendant que l'on discutait s'il serait 

doge de Venise ou roi de France, le roi était à la chasse ! Jusqu'à 

onze  heures  du  soir,  et  comme nous en avons été informés 

ensuite, presque jusqu'au matin le Palais Royal a présenté un 

spectacle curieux. La foule était prodigieuse ; on faisait partir des 

pièces d'artifice de toutes sortes, et tout l'édifice était illuminé ; 

les réjouissances se faisaient pour célébrer la réunion du duc 

d'Orléans et de la noblesse aux communes ; elles se joignaient à la 

liberté excessive ou plutôt à la licence des orateurs populaires. Ce 

bruit, cette agitation, les alarmes excitées un peu auparavant, ne 

laissent pas respirer la foule et la préparent singulièrement pour 

exécuter les projets, quels qu'ils soient, des meneurs de 

l'Assemblée : elle est entièrement contraire aux intérêts de la 

cour ; des deux côtés, même aveuglement, même infatuation. 

Tout le monde comprend aujourd'hui que le projet de la séance 

royale est hors de question. Au moment que les communes, 

averties par la circonstance insignifiante de leur réunion dans la 

grande salle des états, ont soupçonné, de l'hésitation, elles ont 

méprisé les autres ordres du roi, les ont regardés comme non 

avenus et ne méritant aucune considération jusqu'à ce qu'on les 

appuyât par des moyens dont on ne voyait pas trace. Elles ont 

érigé en maxime que leur droit s'étendait sur beaucoup plus de 

choses que n'en a mentionnées le roi ; qu'en conséquence, elles 

n'accepteront aucune commission du pouvoir, mais évoqueront 

tout à elles comme leur appartenant. Beaucoup de personnes avec 

lesquelles je m'en suis entretenu paraissent n'y rien voir 

d'extraordinaire ; mais il me semble pour moi que de telles 

prétentions sont également dangereuses et inadmissibles, et 

menant tout droit à une guerre civile, le comble de l'égarement et 

de la folie, quand les libertés publiques pourraient certainement 

être assurées sans recourir à de telles extrémités. Si les 

communes revendiquent toute autorité, quelle puissance y a-t-il 

dans l'État, hors les armes, pour repousser leurs empiétements ? 

Elles excitent chez le peuple des espérances sans bornes ; si l'effet 

ne les suit pas, tout sera dans le chaos : le roi lui-même, quelles 

que soient sa nonchalance, son apathie, son indifférence pour le 

pouvoir, prendra l'alarme un jour ou l'autre, et prêtera l'oreille à 

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– 180 – 

des projets auxquels il ne donnerait pas à présent un moment 

d'attention. Tout semble indiquer fortement un grand désordre et 

des troubles intérieurs, et fait voir qu'il eût été plus sage 

d'accepter les ordres du roi : c'est dans cette idée que je quittai 
Paris. 

 
Le 27. – On dirait que l'affaire est terminée et la révolution 

complète. Le roi, effrayé par les mouvements populaires, a défait 

son œuvre de la séance royale en écrivant aux présidents de la 

noblesse et du clergé se joindre avec leurs ordres aux communes, 

donnant ainsi le démenti à ses ordres antérieurs. On lui a 

représenté que la disette est si grande dans toutes les parties du 

royaume, qu'il n'y avait pas d'excès auxquels le peuple ne fût 

capable de se porter ; qu'à moitié mort de faim il écouterait toutes 

les objections et se tenait, sur le qui-vive pour tous les 

mouvements ; que Paris et Versailles seraient infailliblement 

brûlés 

; qu'en un mot tous les malheurs suivraient son 

obstination à ne pas se départir du plan de la séance royale. Ses 

appréhensions l'emportèrent sur les conseils du parti qui l'avait 

dirigé ces derniers jours, et il prit celle décision dont l'importance 

est telle qu'il ne saura plus maintenant ni où s'arrêter, ni quoi 

refuser. Sa position dans la réorganisation du royaume sera celle 

de Charles 1er, spectateur impuissant des résolutions efficaces 

d'un Long-Parlement. La joie excitée par cet acte a été infinie, et 

l'Assemblée se mêlant au peuple s'est empressée de se rendre au 

château ; les cris de : Vive le roi ! Auraient pu s'entendre de 

Marly. Le roi et la reine se montrèrent aux balcons et furent reçus 

par des clameurs enthousiastes, ceux qui dirigeaient ce 

mouvement connaissant bien mieux la valeur des concessions que 

ceux qui les avaient faites. J'ai parlé aujourd'hui avec plusieurs 

personnes, et parmi elles plusieurs nobles, non sans m'étonner de 

leur voir entretenir l'idée que cette union n'est que pour la 

vérification des pouvoirs et la confection de la constitution, 

nouveau terme qu'ils ont adopté comme si leur nouvelle 

constitution était un pudding que l'on fasse d'après une recette. 

Je leur ai demandé en vain où est le pouvoir qui les séparera 

ensuite si les communes n'y veulent pas consentir, chose 

probable, puisque cet arrangement met toute l'autorité dans leurs 

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– 181 – 

mains. J'ai fait appel en vain, pour les persuader, au témoignage 

des chefs de l'Assemblée qui, dans leurs pamphlets font bon 

marché de la constitution anglaise, parce que le pouvoir de la 

couronne et des lords y restreint de beaucoup celui des 

communes. Le résultat me paraît si évident qu'il n'y a aucune 

difficulté à le prédire : tout pouvoir réel passera désormais aux 

communes. Après avoir excité les espérances du peuple dans 

l'exercice qu'elles en feraient, elles seront incapables de s'en 

servir avec modération ; la cour ne se résignera pas à se voir lier 

les mains ; la noblesse, le clergé, les parlements et l'armée, 

menacés d'anéantissement, se réuniront pour la défense 

commune ; mais comme un tel accord demande du temps pour 

s'établir, ils trouveront le peuple armé, d'où une guerre civile 

sanglante devra suivre. Cette opinion, je l'ai manifestée plus d'une 
fois sans trouver quelqu'un qui s'y ralliât.

23

 À tout hasard, le vent 

est tellement en faveur du peuple, et la conduite de la cour est si 

faible, si indécise, si aveugle, qu'il arrivera peu de chose que l'on 

ne puisse dater de ce moment. De la vigueur et du savoir-faire 

eussent tourné les chances du côté de la cour, car la grande 

majorité de la noblesse du royaume, le haut clergé, les parlements 

et l'armée soutenaient la couronne ; son abandon de la seule 

marche qui assurât son pouvoir laisse place à toutes les exigences. 

Le soir, les feux d'artifice, les illuminations, la foule et le bruit ont 

été croissants au Palais-Royal : la dépense doit être énorme, et 

cependant personne ne sait de source certaine par qui elle est 

supportée. On donne dans les boutiques autant de pétards et de 

serpenteaux pour douze sous qu'on en aurait eu pour cinq livres 

en temps ordinaire. Nul doute que ce ne soit aux frais du duc 

d'Orléans. On tient ainsi le peuple dans une perpétuelle 

                                       

23

 Je me permettrai de remarquer ici, longtemps après avoir écrit 

cette prédiction, que quoiqu'elle ne se soit pas accomplie, j'étais dans 
le vrai en la faisant, et que la suite ordinaire des choses eût amené la 
guerre civile, à laquelle tout tendait depuis la séance royale. De même 
je persiste plus que jamais à croire qu'il fallait accepter les 
propositions offertes. Il n'y avait pas plus à s'occuper de ce qui est 
advenu ensuite que de mes chances pour devenir roi de France. (Note 
de l'auteur.) 

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– 182 – 

fermentation, toujours assemblé, toujours prêt à se jeter dans les 

hasards lorsqu'il y sera appelé par les hommes auxquels il a 

confiance. Naguère il aurait suffi d'une compagnie de Suisses 

pour étouffer tout cela, a présent il faudrait un régiment mené 

avec vigueur ; dans quinze jours, c'est à peine si une armée y 

réussira. Au théâtre, mademoiselle Contat m'a enchanté dans le 

Misanthrope de Molière. C'est vraiment une grande actrice, 

réunissant l'aisance, la grâce, le port, la beauté, à l'esprit et à 

l'âme. Molé a joué Alceste d'une manière admirable. Je ne 

prendrai pas congé du Théâtre-Français sans lui donner encore 
une fois la préférence sur tout ce que j'ai vu. 

 
Je quitterai Paris, toutefois, heureux de l'assurance que les 

représentants du peuple ont sans conteste dans leurs mains le 

pouvoir d'améliorer tellement la constitution du pays, que 

désormais les grands abus y soient, sinon impossibles, au moins 

d'une extrême difficulté à établir ; que, par conséquent, ils 

fonderont une liberté politique entière, et s'ils y réussissent, qu'ils 

mettront à profit mille occasions de doter leurs compatriotes du 

bienfait inappréciable de la liberté civile. L'état des finances place 

en fait le gouvernement sous la dépendance des états et assure 

ainsi leur périodicité. D'aussi grands bienfaits répandront le 

bonheur chez vingt-cinq millions d'hommes, idée noble et 

encourageante qui devrait animer tout citoyen du monde, quels 

que soient son état, sa religion, son pays. Je ne me permettrais 

pas un instant de croire que les représentants puissent jamais 

assez oublier leurs devoirs envers la nation française, l'humanité, 

leur propre honneur, pour que des vues impraticables, des 

systèmes chimériques, de frivoles idées d'une perfection 

imaginaire, arrêtent leurs progrès et détournent leurs efforts de la 

voie certaine pour engager dans les hasards des troubles les 

bienfaits assurés qu'ils ont en leur puissance. Je ne concevrai 

jamais que des hommes ayant sous la main une renommée 

éternelle, jouent ce riche héritage sur un coup de dés, au risque 

d'être maudits comme les aventuriers les plus effrénés qui aient 

jamais fait honte à l'humanité. Le duc de Liancourt ayant une 

collection de brochures, puisqu'il achète tout ce qui se publie sur 

les affaires présentes, et entre autres les cahiers de tous les 

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– 183 – 

districts et villes de France pour les trois ordres, il y avait pour 

moi un grand intérêt de parcourir tous ces cahiers, dans la 

certitude d'y trouver l'énumération des griefs des trois ordres et 

l'indication des améliorations à apporter au gouvernement et à 

l'administration. Les ayant tous parcourus la plume à la main 
pour en faire des extraits, je quitterai Paris demain. 

 
Le 28. – M'étant pourvu d'un cabriolet français (ce qui 

répond à notre gig) et d'un cheval, je me mis en route après avoir 

pris congé de mon excellent ami M. Lazowski, dont l'inquiétude 

sur le sort de son pays m'inspirait autant de respect pour son 

caractère que les mille attentions que chaque jour je recevais de 

lui m'avaient donné de raisons pour l'aimer. Ma bonne 

protectrice, la duchesse d'Estissac, eut la bonté de me faire 

promettre de revenir chercher l'hospitalité dans son hôtel, au 

terme du voyage que j'allais entreprendre. Je ne me souviens pas 

du nom de l'endroit où je dînai en allant à Nangis ; mais c'est une 

station de poste, à gauche, un peu à l'écart de la route. Il n'y avait 

qu'une mauvaise chambre avec des murailles nues. Le temps était 

froid et le feu me manquait ; car, à peine fut-il allumé, qu'il fuma 

d'une façon insupportable. Cela me mit d'effroyable humeur. Je 

venais de passer quelque temps à Paris, au milieu de l'ardeur, de 

l'énergie et de l'animation d'une grande révolution ; dans les 

moments que ne remplissaient pas les préoccupations politiques, 

je jouissais des ressources de conversations libérales et 

instructives, de l'amusement du premier théâtre du monde, et les 

accents enchanteurs de Mandini m'avaient tour à tour consolé ou 

charmé pendant des instants trop fugitifs. Le brusque 

changement de tout cela contre une chambre d'auberge, et 

d'auberge française, l'ignorance de chacun sur les événements 

d'alors qui le regardaient au plus haut point, la circonstance 

aggravante de manquer de journaux avec une presse bien plus 

libre qu'en Angleterre, formaient un tel contraste que le cœur me 

manqua. À Guignes, un maître de danse ambulant faisait sauter 

avec sa pochette quelques enfants de marchands ; pour soulager 

ma tristesse, j'assistai à leurs plaisirs innocents, et je leur donnai, 

avec une munificence grande, quatre pièces de douze sous pour 

acheter un gâteau, ce qui les remplit d'une nouvelle ardeur ; mais 

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– 184 – 

mon hôte, le maître de poste, fripon hargneux pensa que, puisque 

j'étais si riche, il en devait avoir sa part, et me fit payer neuf livres 

dix sous pour un poulet maigre et coriace, une côtelette, une 

salade et une bouteille de mauvais vin. Une si basse et si pillarde 

disposition ne contribua pas à me remettre de bonne humeur. – 
30 milles. 

 
Le 29 – Nangis. Le château appartient au marquis de 

Guerchy, qui, l'an dernier, à Caen, m'avait fait promettre, par ses 

instances amicales, de passer quelques jours ici. Une maison 

presque remplie d'hôtes, dont quelque-uns fort agréables, 

l'ardeur de M. de Guerchy pour la culture, et l'aimable naïveté de 

la marquise sur ce point comme sur ceux de la politique et de la 

vie commune, étaient ce qu'il fallait pour me relever. Mais je me 

trouvai dans un cercle de politiques avec lesquels je ne pus 

m'accorder que sur une chose, les souhaits d'une liberté 

indestructible pour la France ; quant aux moyens de l'obtenir, 

nous étions aux pôles opposés. Le chapelain du régiment de 

M. de Guerchy, qui a ici une cure et que j'avais connu à Caen, 

M. l'abbé de …, se montrait particulièrement très porté pour ce 

que l'on appelle la régénération du royaume, impossible 

d'entendre par cela, suivant ses explications, autre chose qu'une 

perfection théorique de gouvernement, douteuse à son point de 

départ, risquée dans son développement et chimérique quant à 

ses fins. Elle m'a toujours eu l'air suspect, parce que tous ses 

avocats, depuis les meneurs de l'Assemblée nationale dans leurs 

pamphlets jusqu'aux messieurs qui me faisaient actuellement son 

panégyrique, affectaient tous de faire bon marché de la 

constitution anglaise en ce qui touche à la liberté. Comme elle est, 

sans aucun doute et selon leurs propres aveux, la meilleure que le 

monde ait encore vue, ils déclarent en appeler de la pratique à la 

théorie, chose très admissible (toutefois avec précaution) dans 

une question de science ; mais qui, pour l'établissement de 

l'équilibre des nombreux intérêts d'un grand royaume, des 

garanties de la liberté de vingt-cinq millions d'hommes, me 

partait être le comble de l'imprudence, la quintessence de 

l'égarement. Mes arguments roulaient sur la constitution 

anglaise : « Acceptez-la, disais-je, en bloc ; c'est l'affaire d'un tour 

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– 185 – 

de scrutin ; votre représentation égale et réelle pour tous a fait 

disparaître sa plus grande imperfection ; quant au reste, dont 

l'importance est minime, modifiez-la, mais prudemment ; car ce 

n'est qu'ainsi que l'on touche à une charte qui, dès son 

établissement, a procuré le bonheur à une grande nation, la 

grandeur à un peuple que la nature avait fait petit, mais qui, à 

force de copier humblement ses voisins, s'est rendu dans un siècle 

le rival des nations les plus illustres dans ces arts qui embellissent 

la vie humaine, et maître de toutes dans ceux qui contribuent à 

son bien-être. » On louait mon attachement à ce que je pensais 

être la liberté ; en répondant que le  roi  de  France  ne  devait  pas 

apposer son veto à la volonté de la nation, que l'armée devait être 

entre les mains des provinces, et cent idées également absurdes et 
impraticables. 

 
Tels sont cependant les sentiments que la cour a tout fait 

pour répandre dans le pays, car, la, postérité le croira-t-elle ? 

Pendant que la presse fourmillait de publications incendiaires 

tendant à prouver les bienfaits d'un chaos théorique et d'une 

licence spéculative, on n'a pas employé un seul écrivain de talent 

à réfuter leur doctrine, en vogue et à les confondre ; on ne s'est 

pas donné la moindre peine pour faire circuler des œuvres d'une 

autre couleur. À ce propos, je dois dire que quand la cour vit que 

les états ne pouvaient plus être convoqués sous leur ancienne 

forme, qu'il fallait en conséquence procéder à de grandes 

innovations, elle aurait dû prendre notre constitution pour 

modèle, rassembler le clergé et la noblesse dans une seule 

chambre et mettre un trône pour le roi quand il s'y fût rendu ; 

réunir tes communes dans une autre salle, puis faire vérifier par 

chacune d'elles les pouvoirs de ses membres Dans le cas d'une 

séance royale, on aurait invité les communes à paraître à la barre 

de la chambre haute, où des sièges leur eussent été préparés. 

Dans l'édit de leur constitution, le roi aurait dû copier l'Angleterre 

assez pour éviter ces discussions préliminaires sur les formes à 

suivre dans les débats, qui, en France, ont pris deux mois et laissé 

aux imaginations ardentes du peuple le temps de travailler. De 

telles mesures auraient permis de faire face, dans les meilleures 

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– 186 – 

conditions possibles, aux changements ou événements imprévus 
qui seraient venus à se produire. 

 
Le château de mon ami est considérable et mieux bâti qu'on 

ne le faisait en Angleterre à la même époque, il y a deux cents 

ans ; je crois que cette supériorité était générale en France dans 

tous les arts. On y était, j'en suis presque sûr, du temps de Henri 

IV, bien plus avancé que nous pour les villes, les maisons, les 

rues, les chemins, bref en toute chose. Grâce à la liberté, nous 

sommes parvenus à changer de rôle avec les Français. Comme 

tous les châteaux que j'ai vus dans ce pays, celui-ci touche à une 

ville ; il en forme même une extrémité ; mais l'arrière-façade, 

donnant sur de belles plantations, sans aucune vue de bâtiments, 

a tout à fait l'air de la campagne. Le marquis actuel a formé là une 

pelouse avec des sentiers sablés et sinueux, et d'autres 

embellissements pour l'encadrer. On y fait les foins, et le marquis, 

M. l'abbé et quelques autres montèrent avec moi sur la meule 

pour que je leur montrasse à l'arranger et le tasser. Des politiques 

aussi ardents, quelle merveille que la meule n'ait pas pris feu ! – 

Nangis est assez près de Paris pour que le peuple s'occupe de ce 

qui s'y passe ; le perruquier qui m'accommodait ce matin m'a dit 

que chacun était résolu à ne pas payer les taxes si l'Assemblée 

l'ordonnait ainsi. « Mais les soldats, n'auront-ils rien à dire ? – 

Non, monsieur, jamais ; soyez assuré comme nous que les soldats 

français ne tireront jamais sur le peuple, et puis le feraient-ils, 

que mieux vaut mourir d'une balle que de faim. » Il me traça un 

affreux tableau de la misère du peuple : des familles entières 

étaient dans le plus grand dénûment ; ceux qui ont de l'ouvrage 

n'en retirent pas le profit nécessaire à les nourrir ; beaucoup 

d'autres, trouvent même de la difficulté à se procurer cet ouvrage. 

Je demandai à M. de Guerchy si c'était vrai ; effectivement. Les 

magistrats ont défendu à la même personne d'acheter plus de 

deux boisseaux de blé dans le même marché, par crainte 

d'accaparement. Le sens commun montre que ces mesures 

tendent directement à accroître le mal, mais il est inutile de 

discuter avec des personnes dont les idées sont irrévocablement 

arrêtées. Aujourd'hui, jour de marché, j'ai vu le froment se vendre 

sous l'empire de ces règlements ; un piquet de dragons se tenait 

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– 187 – 

au centre de la place pour prévenir les troubles. D'ordinaire le 

peuple se querelle avec les boulangers, prétendant que le prix 

qu'ils demandent est au-dessus du cours ; de ces mots il passe aux 

voies de fait, soulève une émeute et se sauve emportant sans 

bourse délier et le blé et le pain. C'est ce qui est arrivé à Nangis et 

en plusieurs endroits ; la conséquence fut que boulangers et 

fermiers refusèrent de s'y rendre jusqu'à ce que la disette fût à 

son comble ; alors les céréales durent s'élever à un taux énorme, 

ce qui augmenta le mal et nécessita vraiment la présence des 

soldats pour rassurer les pourvoyeurs du marché. J'ai interrogé 

madame de Guerchy sur les dépenses de la vie ; notre ami 

M. l'abbé était de cette conversation, et il en résulte que pour 

habiter un château comme celui-ci, avec six domestiques mâles, 

cinq servantes, huit chevaux, entretenir un jardin, etc., etc., tenir 

table ouverte, recevant quelque société, sans jamais aller à Paris, 

il faut environ mille louis de revenu. En Angleterre, ce serait deux 

mille. Il y a donc entre les modes de vie, et non pas entre le prix 

des choses, cent pour cent de différence. Il y a des gentilshommes 

qui vivent ici pour 6 à 8000 liv. (262 à 320 liv. st.) avec deux 

domestiques, deux servantes, trois chevaux et un cabriolet ; en 

Angleterre, il y en a qui mènent le même train, mais ce sont des 
prodigues. 

 
Parmi les voisins qui visitaient Nangis se trouvaient 

M. Trudaine de Montigny et sa jeune et jolie femme. Ils ont un 

beau château à Montigny et un domaine donnant un revenu de 

4000 louis. Cette dame était une demoiselle de Cour-Breton, 

nièce  de  M. de Calonne ;  elle  avait dû épouser le fils de 

M. de Lamoignon, mais elle y avait la plus grande répugnance. 

Trouvant que les refus ordinaires ne lui servaient de rien, elle se 

résolut à en donner un qui ne laissât aucune réplique : elle se 

rendit à l'église, selon les ordres de son père, mais là elle répondit 

un non solennel au lieu du oui qu'on attendait ; elle s'en fut 

ensuite à Dijon, d'où elle ne bougea pas ; le peuple la salua de ses 

acclamations pour avoir refusé de s'allier avec la cour plénière ; 

partout on loua très fort sa fermeté. Il y avait aussi M. de la 

Luzerne, neveu de l'ambassadeur de France à Londres, qui voulut 

bien m'informer dans un anglais pitoyable qu'il avait pris des 

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– 188 – 

leçons de boxe de Mendoza. Personne ne serait bien venu à dire 

qu'il a voyagé sans profit. Est-ce que le duc d'Orléans, lui aussi, 

aurait appris à boxer ? Mauvaises nouvelles de Paris ; le trouble 

s'accroît ; les alarmes sont telles que la reine a fait appeler le 

maréchal de Broglie dans le cabinet du roi ; il y a eu plusieurs 

conférences ; le bruit court qu'une armée va être réunie sous son 

commandement. Cela peut être indispensable, mais quelle triste 
conduite que d'en être arrivé là ! 

 
2 juillet. – Meaux. M. de Guerchy a eu la bonté de me 

reconduire jusqu'à Coulommiers 

; j'avais une lettre pour 

M. Anvée Dumée. De Rosoy à Maupertuis, le pays est varié par 

des bois, animé par des villages et des fermes isolées se répandant 

çà et là comme auprès de Nangis. Maupertuis semble avoir été la 

création du marquis de Montesquiou, qui possède ici un très beau 

château construit d'après ses propres plans, un grand jardin 

anglais fait par le jardinier du comte d'Artois et la ville ; tout cela 

est son œuvre. Le jardin m'a fait plaisir à voir. On a tiré bon parti 

d'un cours d'eau assez fort et de plusieurs sources jaillissant sur le 

domaine ; elles ont été bien dirigées, et l'ensemble fait preuve de 

goût. L'application d'une de ces sources au potager est excellente : 

elle circule en zigzag sur un canal pavé, formant de temps en 

temps des bassins pour l'arrosement ; on pourrait très aisément 

la conduire alternativement sur chaque planche, comme en 

Espagne. C'est une suggestion d'une utilité réelle pour ceux qui 

créeront des jardins en pente, car l'arrosage au moyen d'arrosoirs 

ou de seaux est misérable, comparé à cette méthode infiniment 

plus efficace. Je ne reprocherai à ce jardin que d'être trop près de 

la maison, d'où l'on ne devrait rien avoir en vue que des gazons et 

quelques bouquets d'arbres. Une plantation convenable pourrait 

cacher la route. Celle-ci, du reste, jusqu'à Coulommiers, a été 

admirablement construite en pierres cassées fin comme du 

gravier, sous les ordres de M. de Montesquiou, et en partie à ses 

frais. Avant d'en finir avec ce gentilhomme, j'ajouterai que sa 

famille est la seconde de France, et même la première selon ceux 

qui admettent ses prétentions, car elle croit remonter aux 

d'Armagnac, descendance incontestable de Charlemagne. Le roi 

actuel, quand il signait des actes se rapportant à cette famille, et 

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– 189 – 

semblant admettre ce fait ou y faire allusion, remarquait que, par 

sa signature, il reconnaissait un de ses sujets comme de meilleure 

maison que lui-même. Mais on s'accorde généralement à laisser 

le premier rang aux Montmorency, d'où sortent les ducs de 

Luxembourg  et  de  Laval  et  le  prince  de  Robec. 

M. de Montesquiou est député aux états, un des quarante de 

l'Académie française, à cause de quelques écrits qu'il a publiés, et 

en outre premier officier de Monsieur, frère du roi, ce qui lui vaut 

100 000 liv. par an (4375 l. st.). Dîner avec M. et madame 

Dumée : la conversation, comme dans toutes les villes de 

province, ne roule presque que sur la cherté des grains. Il y avait 

eu marché hier, et émeute malgré la présence des troupes ; le blé 

vaut 46 liv. (2 l. 3 d.) le septier ou demi-quarter, quelquefois plus. 
– Meaux. – 32 milles. 

 
Le 3. – Meaux ne se trouvait guère sur mon chemin, mais le 

district qui l'entoure, la Brie, est si célèbre pour sa fertilité, que je 

ne pouvais passer sans la voir. J'avais des lettres pour M. Bernier, 

grand fermier du pays, à Chauconin, près Meaux, et pour 

M. Gibert, de Neufmoutier, grand cultivateur qui a fait, comme 

son père, une fortune considérable dans l'agriculture. Le premier 

n'était pas chez lui ; je trouvai le second très hospitalier et très 

disposé à me fournir tous les renseignements que je désirais. Il a 

élevé une maison belle et commode avec des bâtiments 

d'exploitation conçus largement et solidement construits. J'étais 

heureux de voir une telle fortune due tout entière à la charrue. Il 

ne me laissa pas ignorer qu'il était noble, exempt de tailles, et 

jouissait du privilège de la chasse, son père ayant acheté la charge 

de secrétaire du roi ; mais, homme sage ayant tout, il vit en 

fermier. Sa femme apprêta la table, et son régisseur, la fille de 

laiterie, etc., etc., prirent place avec nous. Voilà de vraies façons 

campagnardes ; elles sont très convenables et ne menacent pas, 

comme les airs à prétention de petits gentilshommes, de dévorer 

une fortune pour satisfaire à une fausse honte et à de sottes 

vanités. La seule chose à laquelle je trouve à redire, c'est la 

construction d'une habitation bien au delà de sa manière de vivre, 

et qui ne peut avoir pour effet que d'induire un de ses successeurs 

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– 190 – 

à des dépenses qui dissipent ses épargnes et celles de son père. 
Cela serait sûr en Angleterre ; en France, il y a moins de danger. 

 
Le 4. – Gagné Château-Thierry en suivant le cours de la 

Marne. Le pays est agréablement varié, et offre assez d'accidents 

de terrain pour former toujours tableau, s'il s'y trouvait des haies. 

Château-Thierry est magnifiquement placé sur cette rivière. Il 

était cinq heures quand j'y arrivai, et dans un moment si plein 

d'intérêt pour la France et même pour l'Europe, je désirais lire un 

journal. Je demandai un café ; il n'y en avait pas dans la ville. On 

compte ici deux paroisses et quelques milliers d'habitants, et il n'y 

a  pas  un  journal  pour  le  voyageur  dans  un  moment  où  tout 

devrait être inquiétude ! Quel abrutissement, quelle pauvreté, 

quel manque de communications ! À peine si ce peuple mérite 

d'être libre ; le moindre effort vigoureux pour le maintenir en 

esclavage serait couronné de succès. Celui qui s'est habitué à voir, 

en parcourant l'Angleterre, la circulation rapide et énergique de la 

richesse, de l'activité, de l'instruction, ne trouve pas de mots assez 

forts pour peindre la tristesse et l'abrutissement de la France. 

Tout aujourd'hui j'ai suivi une des plus grandes routes à trente 

milles de Paris ; je n'ai cependant pas vu de diligence ; je n'ai 

rencontré qu'une voiture de personne aisée et rien davantage qui 
y ressemblât. – 30 milles. 

 
Le 5. – Mareuil. La Marne, large d'environ vingt-cinq perches 

anglaises, coule à droite dans une riche vallée. Le pays est 

accidenté, souvent agréable ; des hauteurs on en a une belle vue 

de la rivière. Mareuil est la résidence de M. Leblanc, dont 

M. de Broussonnet m'avait parlé fort avantageusement, surtout 

par rapport à ses moutons d'Espagne et à ses vaches de Suisse. 

C'était lui aussi sur lequel je comptais pour mes renseignements 

touchant les fameux vignobles d'Épernay, qui produisent le 

meilleur champagne. Quel fut mon désappointement quand 

j'appris de ses domestiques qu'il était allé à neuf lieues de là pour 

ses affaires : « Madame Leblanc y est-elle ? – Non, elle est à 

Dormans. » Mes exclamations de dépit furent interrompues par 

l'arrivée d'une fort jolie jeune personne qui n'était autre que 

mademoiselle Leblanc. « Maman sera ici à dîner, et papa ce soir ; 

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– 191 – 

si vous lui voulez parler, veuillez bien l'attendre. » Quand la 

persuasion prend d'aussi gracieuses formes, il n'est pas facile de 

lui résister. Il y a dans la manière de faire les choses un tour qui 

vous y laisse indifférent on vous y fait prendre intérêt. 

L'enjouement naturel et la simplicité de mademoiselle Leblanc 

me firent attendre patiemment le retour de sa mère, en me disant 

à part moi 

: « 

Vous ferez, mademoiselle, une excellente 

fermière. » Madame Leblanc approuva la naïve hospitalité de sa 

fille, et m'assura que son mari arriverait le lendemain de bon 

matin ; car elle lui dépêchait un exprès pour ses propres affaires. 

Le soir, nous soupâmes avec M. B…, mari d'une nièce de 

M. Leblanc, qui demeure dans le même village. Si l'on ne fait qu'y 

passer, Mareuil semble un hameau de petits fermiers entouré des 

chaumières de leurs ouvriers, et la première idée qui vienne, c'est 

la tristesse qu'il y aurait à y être banni pour la vie. Qui croirait y 

rencontrer deux familles à leur aise ? Trouver dans l'une 

mademoiselle Leblanc chantant en s'accompagnant sur le sistre ; 

dans l'autre la jeune et belle madame B … jouant sur un excellent 

piano-forte anglais ? Nous avons comparé le prix de la vie en 

Champagne et en Suffolk : cent louis dans le premier pays en 

valent cent quatre-vingts dans l'autre, ce que je crois exact. À son 

retour, M. Leblanc a satisfait à toutes mes demandes de la façon 

la plus obligeante et m'a donné des lettres pour les propriétaires 
des crus les plus célèbres. 

 
Le 7. – Épernay, vins fameux. J'étais recommandé à 

M. Parétilaine (Parctelaine), un des plus grands négociants d'ici, 

qui, avec deux autres messieurs, eut la bonté d'entrer dans de 

grands détails sur le profit et le produit des vignes. L'hôtel de 

Rohan est très bon ; je m'y régalai, pour quarante sous, d'une 

bouteille d'excellent vin mousseux, que je bus à la prospérité de la 
vraie liberté en France. – 12 milles. 

 
Le 8. – Aï. Petit village non loin de la route de Reims, très 

fameux par ses vins. J'avais une lettre pour M. Lasnier, qui a 

soixante mille bouteilles de champagne dans ses caves. Par 

malheur, il n'était pas chez lui. M. Dorsé en a de trente à quarante 

mille. Tout le long du chemin, la moisson avait mauvaise 

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– 192 – 

apparence, non point à cause d'une forte gelée, mais des froids de 
la semaine dernière. 

 
Arrivé à Reims à travers les cinq milles de forêts couronnant 

les hauteurs qui séparent le vallon d'Épernay de la grande plaine 

de Reims. Le premier coup d'œil de cette ville, au moment où l'on 

commence à descendre, est magnifique. La cathédrale s'élève 

d'un air majestueux, et l'église Saint-Remy termine noblement la 

ville. Ces aspects de cités sont communs en France ; mais, à 

l'entrée, vous ne trouvez plus qu'une confusion de ruelles étroites, 

sales, tortueuses et sombres. À Reims, c'est autre chose, les rues 

sont presque toutes droites, larges et bien bâties ; elles vont de 

pair avec tout ce que je connais de mieux sous ce rapport, et 

l'hôtel de Moulinet est si grand et si bien servi, qu'il ne détruit pas 

le plaisir causé par les choses agréables que l'on a vues, en 

provoquant des sensations toutes contraires chez le voyageur, ce 

qui est trop souvent le cas dans les hôtels français. On me servit à 

dîner une bouteille d'excellent vin. Je suppose que l'air condensé 

(fixed air) est bon pour les rhumatismes, car j'en ressentais 

quelques atteintes avant d'entrer dans cette province, mais le 

champagne mousseux les a fait complètement disparaître. J'avais 

des lettres pour M. 

Cadot aîné, grand manufacturier et 

propriétaire d'une vigne étendue qu'il cultive lui-même ; à ces 

deux titres, je devais faire fond sur lui. Il me reçut très 

courtoisement, répondit à mes demandes et me montra sa 

fabrique. La cathédrale est grande, mais me frappe moins que 

celle d'Amiens ; elle est cependant richement sculptée, et a de 

beaux vitraux. On me montra l'endroit où les rois sont couronnés. 

On entre dans Reims et on en sort par de superbes portes de fer 

très élégantes ; pour ces décorations publiques, ces promenades, 

etc., etc., les villes de France sont bien supérieures à celles 

d'Angleterre. Fait halte à Sillery, pour visiter les propriétés du 

marquis de ce nom ; c'est un des plus grands propriétaires de 

vignes de toute la Champagne : il en a 180 arpents. Ce ne fut 

qu'en y arrivant que je sus que ce gentilhomme était le mari de 

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– 193 – 

madame de Genlis

24

 ; j'appelai toute mon effronterie à l'aide, 

pour me présenter au château s'il y avait quelqu'un : je n'aurais 

pas voulu passer devant la porte de cette femme, que ses écrits 

ont rendue si célèbre, sans lui rendre visite. En conscience, la 

Petite Loge où je couchai est une assez mauvaise auberge, sans 

que cette réflexion en vînt décupler les ennuis ; toutefois, 

l'absence de monsieur et madame mit fin à mes inquiétudes et à 
mes souhaits. Le marquis est aux états généraux. – 28 milles. 

 
Le 9. – Traversé jusqu'à Châlons un pauvre pays et de 

pauvres récoltes. M. de Broussonnet m'avait recommandé à 

M. Sabbatier, secrétaire de l'Académie des sciences ; mais il était 

absent. À l'auberge, l'officier d'un régiment en route sur Paris 

m'adressa la parole en anglais. – Il l'avait, dit-il, appris en 

Amérique, damme ! Il avait pris lord Cornwallis, damme ! Le 

maréchal de Broglie était nommé commandant en chef d'une 

armée de 50 000 hommes, réunie autour de Flétris, il le fallait ; le 

tiers état perdait la tête, il avait besoin d'une salutaire correction ; 

ne veulent-ils pas établir une république, c'est absurde ! – 

Pardon, répliquai-je, pourquoi donc vous battiez-vous en 

Amérique ? Pour le même motif, ce me semble. Ce qui était bon 

pour les Américains, serait-il si mauvais pour les Français ? – 

Aye, damme ! Vous voulez vous venger, vous autres Anglais ! – 

Certainement, ce n'est pas une mauvaise occasion. Pourrions-

nous suivre un meilleur exemple que le vôtre ? – Il me questionna 

ensuite beaucoup sur ce qui se pensait  et  se  disait  chez  nous  de 

ces affaires : et j'ajouterai que j'ai rencontré chez presque tout le 

monde cette même idée : « Les Anglais doivent bien jouir de 

notre confusion. » On sent vivement qu'on le mérite. – 12 1/2 
milles. 

                                       

24

 La marquise de Sillery (Mme de Genlis) s'est fait en Angleterre 

comme en Allemagne une grande réputation : ici je ne l'entends 
jamais nommer que d'un air railleur et avec un sourire de 
malveillance. Elle est la bête noire des gens de lettres ; (Extrait des 
lettres d'un Allemand habitant en Angleterre écrites pendant ses 
voyages en France et en Hollande, en 1787, 1790 et 1791. – Leipzig, 
DYCK. – 1792.) 

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– 194 – 

 
Le 10. – Ove (Aauve). – Traversé Courtisseau, petit village 

avec grande église et un beau cours d'eau que l'on ne songe pas à 

utiliser pour les irrigations. Maisons à toits plats et saillants 

comme ceux que l'on voit de Pau à Bayonne. Sainte-Menehould. 

Affreuse tempête après un jour d'une chaleur dévorante, la pluie 

était si forte, que c'est à peine si je pus trouver l'abbé Michel, 

auquel j'étais recommandé. Chez lui, les éclairs incessants ne 

nous laissaient pas moyen de nous entretenir, car toutes les 

femmes de la maison vinrent se réfugier dans la chambre où nous 

nous tenions, sans doute pour chercher la protection de l'abbé ; 

aussi pris-je le parti de m'en aller. Le vin de Champagne, qui 

valait 40 sous à Reims, vaut 3 fr. ici et à Châlons ; il est exécrable, 

voilà qui met fin à mon traitement pour les rhumatismes. – 25 
milles. 

 
Le 11. – Traversé les Islettes, ville (je devrais dire amas de 

boue et de fumier), avec un aspect nouveau qui semble, ainsi que 

la physionomie des gens, indiquer une terre non française. – 25 
milles. 

 
Le 12. – En montant une côte à pied pour ma jument, je fus 

rejoint par une pauvre femme, qui se plaignit du pays et du 

temps ; je lui en demandai les raisons. Elle me dit que son mari 

n'avait qu'un coin de terre, une vache et un pauvre petit cheval : 

cependant il devait comme serf à un seigneur un franchard (42 

lb.) de froment et trois poulets, à un autre quatre franchards 

d'avoine, un poulet et un sou, puis venaient de lourdes tailles et 

autres impôts. Elle avait sept enfants, et le lait de la vache était 

tout employé à la soupe. – Mais pourquoi, au lieu d'un cheval, ne 

pas nourrir une seconde vache ? – Oh ! Son mari ne pourrait pas 

rentrer si bien ses récoltes sans un cheval, et les ânes ne sont pas 

d'un usage commun dans le pays. On disait, à présent, qu'il y 

avait des riches qui voulaient faire quelque chose pour les 

malheureux de sa classe ; mais elle ne savait ni qui ni comment. 

Dieu nous vienne en aide, ajouta-t-elle, car les tailles et les droits 

nous écrasent… – Même d'assez près on lui eût donné de 60 à 70 

ans, tant elle était courbée et tant sa figure était ridée et endurcie 

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– 195 – 

par le travail ; elle me dit n'en avoir que 28. Un Anglais qui n'a 

pas quitté son pays ne peut se figurer l'apparence de la majeure 

partie des paysannes en France : elle annonce, à première vue, un 

travail dur et pénible ; je les crois plus laborieuses que les 

hommes,  et  la  fatigue  plus  douloureuse  encore  de  donner  au 

monde une nouvelle génération d'esclaves venant s'y joindre, 

elles perdent, toute régularité de traits et tout caractère féminin. 

À quoi attribuerons-nous cette différence entre la basse classe des 
deux royaumes ? Au gouvernement. – 23 milles. 

 
Le 13. – Quitté Mar-le-Tour (Mars-la-Tour) à 4 heures du 

matin ; le berger du village sonnait son cor, et rien n'était plus 

drôle que de voir chaque porte vomir ses moutons et ses porcs, 

quelquefois des chèvres ; le troupeau se grossissant à chaque pas. 

Moutons misérables et porcs à dos géométriques, formant de 

grands segments de très petits cercles. Il doit y avoir ici 

abondance de communaux ; mais, si j'en juge par les animaux, ils 

doivent être terriblement surchargés. – Une des villes les plus 

fortes de France, on passe trois ponts-levis ; l'eau que l'on a à 

discrétion joue un aussi grand rôle que les ouvrages fortifiés. La 

garnison ordinaire est de 10 000 hommes, elle est plus faible 

maintenant. Visité M. de Payen, secrétaire de l'Académie des 

sciences ; il me demanda mon plan, que je lui expliquai ; puis il 

me remit à quatre heures après midi à l'Académie, où il y avait 

séance, en me promettant de me présenter à quelques personnes 

qui répondraient à mes questions. Je m'y trouvai : c'était une 

réunion hebdomadaire. M. Payen me présenta aux membres, et 

ils eurent la bonté de délibérer sur mes demandes et d'en 

résoudre plusieurs, avant de procéder à leurs affaires privées. Il 

est dit dans l'Almanach des Trois-Évechés, 1789, que cette 

Académie a l'agriculture pour but principal ; je feuilletai la liste 

des membres honoraires pour voir quels hommages elle avait 

rendus aux hommes de ce temps qui ont le plus servi cet art. Je 

trouvai un Anglais, Dom Cowley, de Londres. Quel peut être ce 

Dom Cowley ? – Dîné à table d'hôte avec sept officiers, de la 

bouche desquels, dans un moment si décisif et quand la 

conversation est aussi libre que la presse, il n'est pas sorti une 

parole dont je donnerais un fétu ; ils n'ont pas abordé de sujet 

background image

– 196 – 

plus important qu'un habit ou un petit chien. Avec eux il n'y a 

qu'absurdité et libertinage ; avec les marchands, un silence morne 

et stupide. Prenez tout en bloc, vous trouverez plus de bon sens 

en une demi-heure en Angleterre qu'en six mois en France. Le 
gouvernement ! Toujours, en tout, le gouvernement ! – 15 milles. 

 
Le 14. – Il y a un cabinet littéraire à Metz, dans le genre de 

celui que j'ai décrit à Nantes, mais sur une moins grande échelle ; 

tout le monde y est admis pour lire ou causer, moyennant 4 sous 

par jour. Je m'y rendis en hâte et trouvai les nouvelles de Paris 

fort intéressantes, tant celles que donnaient les journaux que 

d'autres que je tins d'un monsieur que j'y rencontrai. Versailles et 

Paris sont environnés de troupes : il y a déjà 35 000 hommes ; 

20 000 sont en marche ; on rassemble un grand parc d'artillerie, 

et tout se prépare pour la guerre. Cette concentration a fait 

hausser le prix des vivres, et le peuple ne distingue pas aisément 

les achats pour le compte de l'armée de ceux qu'il croit faits pour 

le compte des accapareurs. Le désespoir s'empare de lui, aussi le 

désordre est extrême dans la capitale. Un monsieur, d'un 

jugement excellent, et très considéré, à en croire les égards qu'on 

avait pour lui, déplorait de la façon la plus touchante la situation 

de son pays dans un entretien que nous eûmes à ce sujet ; il 

considère la guerre civile comme inévitable. « Il n'y a pas à en 

douter, ajoutait-il, la cour, ne pouvant s'accorder avec 

l'Assemblée, voudra s'en débarrasser ; la banqueroute s'ensuivra, 

puis la guerre, et ce n'est qu'avec des flots de sang qu'on peut 

espérer établir une libre constitution : il faut cependant qu'elle 

s'établisse, car le vieux gouvernement est rivé à des abus 

désormais insupportables. Il convenait avec moi que les 

propositions de la séance royale, quoique loin d'être tout à fait 

satisfaisantes, pouvaient cependant servir de base à des 

négociations qui eussent assuré par degrés « tout ce que l'épée, 

même la plus triomphante, peut conquérir. La bourse est tout ; 

habilement tenue avec un gouvernement nécessiteux comme le 

nôtre, elle obtiendrait de lui tout ce que l'on souhaite. Quant à la 

guerre, Dieu sait ce qu'il en sortira ; son bonheur même peut nous 

ruiner : la France peut, aussi bien que l'Angleterre, nourrir un 
Cromwell dans son sein. » 

background image

– 197 – 

 
Metz est la ville où j'ai vécu au meilleur marché sans 

exception. La table d'hôte est de 36 sous, y compris du bon vin à 

discrétion. Nous étions dix, et nous  avions  deux  services  et  un 

dessert de dix plats chacun et abondamment fournis. Le souper 

est le même ; je le faisais chez moi avec une pinte de vin et un 

grand plat d'échaudés, pour 10 sous ; mon cheval me coûtait en 

foin et avoine, 25 sous ; mon logement rien ; le total de ma 

dépense journalière s'élevait à 71 sous, soit 2 sh. 11 1/2 d. ; en 

soupant à table d'hôte, c'eût été 97 sous, ou 4 sh. 1/2 d. outre cela, 

une grande politesse et un bon service. C'était au Faisan. 

Pourquoi les hôtels où l'on vit à meilleur marché en France sont-

ils les meilleurs 

? – De Metz à Pont-à-Mousson, route 

pittoresque. La Moselle, qui est une belle rivière, coule dans la 

vallée entre deux rangs de hautes collines. Non loin de Metz se 

trouvent les restes d'un ancien aqueduc faisant traverser la 

Moselle aux eaux d'une source ; les paysans se sont bâtis des 

maisons sous les arches placées de ce côté. À Pont-à-Mousson, 

M. Pichon, subdélégué de l'intendant pour lequel j'avais des 

recommandations, me reçut fort honnêtement, satisfit à mes 

recherches, ce qu'il était, par sa position, plus à même de faire 

que qui que ce soit, et il me fit voir les choses intéressantes de la 

ville. Il y en a peu 

: l'École militaire, pour les fils de 

gentilshommes sans fortune, et le couvent de Prémontré, dont la 

superbe bibliothèque a 107 pieds de long sur 25 de large. On me 

présenta à l'abbé, comme une personne ayant quelque 
connaissance de l'agriculture. – 17 milles. 

 
Le 15. – J'arrivais à Nancy avec de grandes espérances, car on 

me l'avait donnée comme la plus jolie ville de France. Je pense 

qu'après tout elle n'usurpe pas sa réputation en ce qui touche à la 

construction, à la direction et à la largeur des rues. Bordeaux est 

plus grandiose, Bayonne et Nantes plus animées ; mais il y a plus 

d'égalité à Nancy ; presque tout en est bien, et les édifices publics 

sont nombreux. La place Royale et le quartier qui y touche sont 

superbes. – Des lettres de Paris ! Tout est en désordre ! Le 

ministère est changé, M. Necker a reçu le commandement de 

quitter le royaume sans bruit. L'effet sur le peuple de Nancy a été 

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– 198 – 

considérable. J'étais avec M. 

Willemet quand ses lettres 

arrivèrent, les curieux ne désemplissaient pas la maison ; tous 

s'accordèrent à regarder ces nouvelles comme fatales et devant 

occasionner de grands troubles. – Quel en sera le résultat pour 

Nancy ? – La réponse fut la même chez tous ceux à qui je fis cette 

question : Nous sommes de la province, il nous faut attendre pour 

voir ce que l'on fait à Paris ; mais il y a tout à craindre du peuple, 

parce que le pain est cher ; il est à moitié mort de faim, prêt par 

conséquent à se jeter dans tous les désordres. – Tel est le 

sentiment général ; ils sont presque autant intéressés que Paris, 

mais ils n'osent pas bouger ; ils n'osent pas même se faire une 

opinion jusqu'à ce que Paris se soit prononcé ; de sorte que, s'il 

n'y avait pas dans les débats une multitude affamée, personne ne 

penserait à remuer. Ceci confirme ce que j'ai souvent noté, que le 

déficit n'eût pas produit de révolution sans le haut prix du pain. 

Cela ne montre-t-il pas l'importance infinie des grandes villes 

pour la liberté du genre humain ? Sans Paris, je doute que la 

révolution actuelle, qui se propage rapidement en France, eût 

jamais commencé. Ce n'est pas dans les villages de la Syrie ou du 

Diarbékir que le Grand Seigneur entend murmurer contre ses 

décrets, c'est à Constantinople qu'il se voit obligé à des 
ménagements et à de la prudence même dans le despotisme. 

 
M. Willemet, professeur de botanique, me montra le jardin 

dont la condition trahit le manque d'argent. Il me présenta à 

M. Durival, qui a écrit sur la vigne, il me donna un des traités de 

ce monsieur, avec deux brochures composées par lui-même, sur 

des  sujets  de  botanique.  Il  me  conduisit aussi chez M. l'abbé 

Grand-père, amateur d'horticulture ; celui-ci, aussitôt qu'il sut 

que j'étais Anglais, se mit en tête le caprice de me présenter à une 

dame de mes compatriotes, à laquelle il louait la plus grande 

partie de sa maison. Je me révoltai en vain contre l'inconvenance 

de cette démarche ; l'abbé n'avait jamais voyagé, il croyait, que, 

s'il se trouvait aussi éloigné que moi de son pays (les Français ne 

sont pas forts en géographie), il se sentirait heureux de 

rencontrer un Français, de même cette dame devait éprouver les 

mêmes sentiments en voyant un Anglais dont elle n'avait jamais 

entendu parler. Il nous entraîna et n'eut de cesse qu'après être 

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– 199 – 

entré dans l'appartement, C'est à la douairière lady Douglas que 

je fus ainsi présenté, elle se montra assez bonne pour pardonner 

cette indiscrétion. Il n'y avait que peu de jours qu'elle était là, 

avec deux belles jeunes personnes, ses filles ; elle avait un superbe 

chien de Kamtchatka. Les nouvelles que ses amis de la ville 

venaient de lui communiquer l'affectaient beaucoup ; car elle se 

voyait selon toute apparence forcée à quitter le pays, le renvoi de 

M. 

Necker et la formation du nouveau ministère, devant 

occasionner d'assez terribles mouvements pour qu'une famille 
étrangère ; y trouvât des ennuis sinon des dangers. – 18 milles. 

 
Le 16. – Toutes les maisons de Nancy ont des gouttières et 

des tuyaux en étain, ce qui rend la promenade dans les rues très 

commode et très agréable ; c'est aussi, au point de vue de la 

politique, une consommation utile. Nancy et Lunéville sont 

éclairées à l'anglaise, au lieu d'avoir, ces réverbères suspendus au 

milieu de la rue communs aux autres villes de France. Avant de 

terminer ce qui a rapport à mon séjour ici, je veux mettre le 

voyageur en garde contre l'hôtel d'Angleterre, à moins qu'il ne 

soit grand seigneur et n'ait d'argent à n'en savoir que faire. On me 

demanda 3 livres pour la chambre, autant pour un mauvais 

dîner ; le souper, se composant d'une pinte de vin et d'une 

assiette d'échaudés que je payais 10 sous à Metz, on me le compta 

20 sous. Enfin, je fus si peu satisfait, que je transportai mes 

quartiers à l'hôtel des Halles, où à table d'hôte, en compagnie 

d'officiers de fort bonnes manières, j'avais pour 36 sous deux 

beaux services, un dessert et une bouteille de vin, chambre 20 

sous. L'hôtel d'Angleterre, cependant, est supérieur comme 

apparence, c'est le premier de la ville. Arrivé le soir à Lunéville. 
Les environs de Nancy sont très jolis. – 17 milles. 

 
Le 17. – Lunéville étant le séjour de M. Lazowski, père de 

mon excellent ami, que l'on avait prévenu de mon voyage, j'allai 

lui rendre visite. Il me reçut non seulement avec courtoisie, mais 

avec une façon hospitalière que je commençais à croire inconnue 

dans cette partie du royaume. J'avais été, depuis Mareuil, si 

déshabitué de ces attentions cordiales, qu'elles éveillèrent en moi 

une foule d'agréables sentiments. Mon hôte m'avait fait préparer 

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– 200 – 

un appartement ; il me fallut l'occuper, et il me fallut promettre 

de passer quelques jours en vivant avec la famille, à laquelle je fus 

présenté, particulièrement à M. 

l'abbé Lazowski, qui avec 

l'empressement le plus obligeant se chargea de me faire les 

honneurs du pays En attendant le dîner, nous visitâmes 

l'établissement des orphelins, qui est bien entendu et bien dirigé. 

Il faut une semblable institution à Lunéville, qui n'ayant pas 

d'industrie, se trouve, par conséquent, très pauvre. On m'assura 

que la moitié de la population, c'est-à-dire 10 000 personnes, se 

trouve dans le dénûment. La vie est à bon marché. Une cuisinière 

se paye deux, trois et quatre louis ; une femme de chambre 

sachant coiffer, trois ou quatre louis ; une femme à tout faire, un 

louis. On paye de seize à dix-sept louis de loyer pour une belle 

maison, neuf louis pour des appartements de quatre à cinq pièces 

ou cabinets. Après le dîner nous rendîmes visite à M. Vaux, dit 

Pomponne, ami intime de M. Lazowski ; là aussi la cordialité se 

joignit à la politesse pour me faire accueil. Il me pressa tellement 

de dîner chez lui le lendemain, que, n'eût été une indisposition 

qui m'a tenu tout le jour, j'aurais accepté rien que pour jouir de la 

conversation d'un homme de sens droit et d'esprit cultivé, qui, 

bien qu'avancé en âge, conserve de l'entrain et le talent de rendre 

sa société agréable pour tout le monde. La chaleur d'hier a été 

après quelques coups de tonnerre, suivie d'une nuit fraîche : sans 

le savoir, je me suis endormi avec les fenêtres ouvertes et j'ai pris 

froid, selon que m'en a averti une douleur générale dans les 

membres. Je me lie aussi vite et aussi aisément que qui que ce 

soit, grâce à mon habitude de voyager ; mais je n'aime pas à me 

mêler aux étrangers quand je me sens malade ; c'est ennuyant, on 

s'en attire trop d'égards, on cause trop de dérangements. Ceci me 

fit refuser les instances obligeantes de M.M. 

Lazowski et 

Pomponne et aussi d'une Américaine très jolie et d'agréable 

humeur que je rencontrai chez ce dernier. Son histoire est 

singulière, quoique fort naturelle. C'est une miss Blake, de New-

York. Ce qui l'amena à la Dominique, je l'ignore, mais son teint ne 

souffrit pas du soleil des tropiques. Un officier français, 

M. Tibalier, lors de la conquête de l'île, la fit sa prisonnière, puis 

devint bientôt le sien, en tomba amoureux, l'épousa, ramena sa 

captive en France et l'établit à Lunéville, lieu de sa naissance. Le 

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– 201 – 

régiment dont il est major étant en garnison dans une province 

éloignée, elle se plaint de n'avoir pas vu son mari six mois dans 

deux ans. En voilà quatre qu'elle habite Lunéville, et la société de 

trois enfants l'a réconciliée avec une vie qui était toute nouvelle. 

M. Pomponne, qui, m'assura-t-elle, est le meilleur des hommes, 

reçoit tous les jours moins pour sa propre satisfaction que pour la 

distraire. Lui-même est, comme cet officier, un exemple 

d'affection pour sa ville natale ; attaché à la personne de Stanislas 

dans un emploi honorable, il a beaucoup vécu à Paris parmi les 

grands, dans la société intime des ministres ; mais l'amour du 

natale solum l'a ramené à Lunéville, où depuis longues années il 

vit aimé et respecté, au milieu d'une élégante bibliothèque dans 

laquelle les poètes ne sont pas oubliés, n'ayant pas lui-même peu 

de talent à traduire en vers fort agréables les sentiments qu'il 

éprouve. Quelques couplets de lui placés sous le portrait de ses 

amis sont coulants et bien tournés. J'aurais eu grand plaisir à 

rester quelques jours à Lunéville ; deux maisons m'y offraient une 

hospitalité cordiale et charmante ; mais le voyageur a ses 

misères : tantôt des contrariétés qui surviennent au moment du 

plaisir, tantôt un plan arrêté qui ne lui permet pas de se 
détourner de son sujet. 

 
Le 18. – Héming. Pays sans intérêt. – 28 milles. 
 
Le 19. – Saverne (Alsace). Le pays continue le même jusqu'à 

Phalsbourg, petite ville fortifiée sur les frontières. Les Alsaciennes 

portent toutes des chapeaux de paille aussi grands qu'en 

Angleterre ; ils abritent la figure et devraient abriter quelques 

jolies filles, mais je n'en ai pas encore vu une. Il y a, en sortant de 

Phalsbourg, des huttes misérables qui ont cependant et 

cheminées et fenêtres ; mais les habitants paraissent des plus 

pauvres. Depuis cette ville jusqu'à Saverne ce n'est qu'une 

montagne avec des futaies de chênes ; la descente est rapide, la 

route en zigzags. À Saverne je pus me croire vraiment en 

Allemagne : depuis deux jours le changement se faisait bien 

sentir ; mais ici, il n'y a pas une personne sur cent qui sache un 

mot de français. Les appartements sont chauffés par des poêles ; 

le fourneau de cuisine a trois ou quatre pieds de haut, plusieurs 

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– 202 – 

détails semblables montrent qu'on est chez un autre peuple. 

L'examen d'une carte de France et la lecture des historiens de 

Louis XIV ne m'avaient pas fait comprendre la conquête de 

l'Alsace comme le fit ce voyage. Franchir une haute chaîne de 

montagnes, entrer dans une plaine, qu'habite un peuple séparé 

des Français par ses idées, son langage, ses mœurs, ses préjugés, 

ses habitudes, cela me donna de l'injustice d'une telle politique 

une idée bien plus frappante que tout ce que j'avais lu, tant 
l'autorité des faits surpasse celle des paroles. – 22 milles. 

 
Le 20. – Arrivé à Strasbourg, en traversant une des plus 

belles scènes de fertilité et de bonne culture que l'on puisse voir 

en France ; elle n'a de rivale que la Flandre, qui la surpasse 

cependant. Mon entrée à un moment critique pensa me faire 

casser le cou 

; un détachement de cavalerie sonnant ses 

trompettes d'un côté, un autre d'infanterie battant ses tambours 

de l'autre, et les acclamations de la foule, effrayèrent tellement 

ma jument française, que j'eus peine à l'empêcher de fouler aux 

pieds Messieurs du tiers état. En arrivant à l'hôtel, j'ai appris les 

nouvelles intéressantes de la révolte de Paris : la réunion des 

gardes françaises au peuple, le peu de confiance qu'inspiraient les 

autres troupes, la prise de la Bastille, l'institution de la milice 

bourgeoise, en un mot le renversement complet de l'ancien 

gouvernement. Tout étant décidé à cette heure, le royaume 

entièrement aux mains de l'Assemblée, elle peut procéder comme 

elle l'entend à une nouvelle constitution ; ce sera un grand 

spectacle pour le monde à contempler dans ce siècle de lumières, 

que les représentants de vingt-cinq millions d'hommes, 

délibérant sur la formation d'un édifice de libertés comme 

l'Europe n'en connaît pas encore. Nous verrons maintenant s'ils 

copieront la constitution anglaise en la corrigeant, ou si, 

emportés par les théories, ils ne feront qu'une œuvre de 

spéculation : dans le premier cas, leurs travaux seront un bienfait 

pour la France ; dans le second, ils la jetteront dans les désordres 

inextricables des guerres civiles, qui, pour se faire attendre, n'en 

viendront pas moins sûrement. On ne dit pas qu'ils s'éloignent de 

Versailles ; en y restant sous le contrôle d'une foule armée, il 

faudra qu'ils travaillent pour elle ; j'espère donc qu'ils se rendront 

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– 203 – 

dans quelque ville du centre, Tours, Blois ou Orléans, afin que 

leurs délibérations soient libres. Mais Paris propage son esprit de 

révolte, il est ici déjà : ces troupes qui ont manqué me jouer un si 

mauvais tour sont placées pour surveiller le peuple, que l'on 

soupçonne. On a déjà brisé les vitres de quelques magistrats peu 

aimés, et une grande foule est assemblée qui demande à grands 

cris la viande à 5 sols la livre. Il y a parmi eux un cri qui les 

mènent loin 

: Point d'impôts et vivent les états.» Visité 

M. Hermann, professeur d'histoire naturelle en cette université, 

pour lequel j'avais des lettres. Il a répondu à quelques-unes de 

mes questions, m'adressant pour les autres à M. Zimmer, qui, 

ayant pratiqué l'agriculture un peu de temps, s'y entendait assez 

pour donner de bons renseignements. – Vu les édifices publics et 

traversé le Rhin pour entrer un peu en Allemagne ; mais rien ne 

marque que l'on change de pays ; l'Alsace est allemande ; c'est à la 

descente des montagnes que ce passage se fait. La cathédrale a un 

bel aspect extérieur ; le clocher, si remarquable par sa beauté, sa 

légèreté et son élévation (c'est un des plus hauts de l'Europe), 

domine une plaine riche et magnifique, au milieu de laquelle le 

Rhin, grâce à ses nombreuses îles, ressemble plutôt à une suite de 

lacs qu'à un fleuve. – Monument du maréchal de Saxe, etc., etc. 

Je suis très embarrassé à cause de mon voyage à Carlsruhe, 

résidence du margrave de Bade : il y a longtemps que je m'étais 

promis de le faire, si jamais j'en venais à cent milles ; la 

réputation du margrave m'aurait fait désirer d'y aller. Il a établi 

dans une de ses grandes fermes M. Taylor de Bifrons en Kent, et 

les économistes dans leurs écrits parlent beaucoup d'une 

expérience entreprise selon leurs plans physiocratiques, qui, 

quelque absurdes qu'en fussent les principes, montrait beaucoup 

de mérite chez ce prince. M. Hermann m'a dit aussi qu'il a envoyé 

une personne en Espagne pour acheter des béliers afin 

d'améliorer la laine j'aurais souhaité que ce fût quelqu'un qui s'y 

entendît ce qu'il ne faut guère attendre d'un professeur de 

botanique. Ce botaniste est la seule personne que M. Hermann 

connaisse à Carlsruhe ; il ne peut, par suite, me donner de 

recommandation, et M. Taylor ayant quitté le pays, il me paraît 

impossible à moi, inconnu de tout le monde, de m'aventurer dans 
la résidence d'un prince souverain. – 22 1/2 milles. 

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– 204 – 

 
Le  21.  –  J'ai  passé  une  partie  de  ma  matinée  au  cabinet 

littéraire à lire dans les gazettes et les journaux les détails sur les 

affaires de Paris ; je me suis aussi entretenu, avec quelques 

personnes sensées et intelligentes, sur la révolution présente.  
 

 
L'esprit de rébellion a éclaté dans diverses parties du 

royaume, partout la disette a préparé le peuple à toutes les 

violences : à Lyon, il y a eu d'aussi furieux mouvements qu'à 

Paris ; dans plusieurs autres villes, il en est de même ; le 

Dauphiné est en armes, la Bretagne ouvertement soulevée. On 

croit que la faim poussera les masses aux excès et qu'il en faut 

tout craindre, au moment où elles découvriront d'autres moyens 

de subsistance qu'un travail honnête. Voilà de quelle conséquence 

il est pour chaque pays, comme pour tous, d'avoir une saine 

législation sur les grains, législation assurant au cultivateur des 

prix assez élevés pour l'encourager à s'attacher à cette culture, et 

préservant  par  là  le  peuple  des  famines.  Je  suis  fixé  quant  à 

Carlsruhe ; le margrave étant à Saw (Spa), je n'ai plus à m'en 

préoccuper. – Le soir. – J'ai assisté à une scène curieuse pour un 

étranger, mais terrible pour les Français qui y réfléchiront. En 

traversant la place de l'Hôtel-de-Ville, j'ai trouvé la foule qui en 

criblait les fenêtres de pierres, malgré la présence d'un piquet de 

cavalerie. La voyant à chaque minute plus nombreuse et plus 

hardie, je crus intéressant de rester pour voir où cela en viendrait, 

et grimpai sur le toit d'échoppes situées en face de l'édifice, objet 

de sa rage. C'était une place très commode. Voyant que la troupe 

ne répondait qu'en paroles, les perturbateurs prirent de l'audace 

et essayèrent de faire voler la porte en éclats avec des pinces en 

fer, tandis que d'autres appliquaient des échelles d'escalade. 

Après un quart d'heure, qui permit aux magistrats de s'enfuir par 

les portes de derrière, la populace enfonça tout et se précipita à 
l'intérieur comme un torrent, aux acclamations des spectateurs. 

 
Dès ce moment, ce fut une pluie de fenêtres, de volets, de 

chaises, de tables, de sofas, de livres, de papiers, etc., etc., par 

toutes les ouvertures du palais, qui a de soixante-dix à quatre-

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– 205 – 

vingts pieds de façade ; il s'ensuivit une autre de tuiles, de 

planches, de balcons, de pièces de charpente, enfin de tout ce qui 

peut s'enlever de force dans un bâtiment. Les troupes, tant à pied 

qu'à cheval, restèrent impassibles. D'abord elles n'étaient pas 

assez nombreuses pour intervenir avec succès ; plus tard, quand 

elles furent renforcées, le mal était trop grand pour qu'on pût 

faire autre chose que garder les approches sans permettre à 

personne de s'avancer, mais en laissant se retirer ceux qui le 
voulaient avec leur butin.

25

 On avait mis, en même temps, des 

gardes à toutes les issues des monuments publics. Pendant deux 

heures, je suivis les détails de cette scène en différents endroits, 

assez loin pour ne pas craindre les éclats de l'incendie, assez près 

pour voir écraser devant moi un beau garçon d'environ quatorze 

ans, en train de passer du butin à une femme, que son expression 

d'horreur me fait croire être sa mère. Je remarquai plusieurs 

soldats avec leurs cocardes blanches au milieu de la foule, qu'ils 

excitaient sous les yeux des officiers du détachement. Il y avait 

aussi des personnes si bien vêtues, que leur vue ne me causa pas 

peu de surprise. Les archives publiques furent entièrement 

détruites ; les rues environnantes étaient jonchées de papiers c'est 

une barbarie gratuite, car il s'ensuivra la ruine de bien des 
familles, qui n'ont rien de commun avec les magistrats. 

 
Le 22. – Schelestadt. À Strasbourg et par tout le pays où j'ai 

passé, les femmes portent leurs cheveux relevés en toupet sur le 

sommet de la tête, et nattés derrière en natte circulaire de trois 

pouces d'épaisseur, très bien arrangés, pour prouver qu'elles n'y 

passent jamais le peigne. Je ne pus m'empêcher d'y voir le nidus 

de colonies vivantes, et elles n'approchaient pas de moi (la beauté 

n'est pas leur fort), qu'une démangeaison imaginaire ne me fît me 

gratter la tête. Dans ce pays tout est allemand, sitôt que vous 

sortez des villes ; les auberges ont de vastes salles communes, 

avec plusieurs tables toujours servies, où se mettent les 

différentes sociétés, riches comme pauvres. La cuisine aussi est 

                                       

25

 On rejetait la faute sur le général Klinglin (M. le baron de 

Klinglin, maréchal de camp du 1er mars 1780), qui n'avait pas voulu 
l'empêcher : son émigration semble le prouver. – ZIMERMANN. 

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– 206 – 

allemande :  on  appelle  schnitz

26

  un  plat  composé  de  lard  et  de 

poires à la poêle ; on dirait d'un mets de la table de Satan, mais je 

fus bien étonné en y goûtant de le trouver plus que passable. À 

Schelestadt, j'eus le plaisir de rencontrer le comte de 

Larochefoucauld, le régiment de Champagne, dont il est le second 

major, étant en garnison ici. On ne saurait avoir des attentions 

plus cordiales que les siennes, elles me rappelaient celles en 

nombre infini que j'avais reçues de sa famille ; il me mit en 

relations avec un bon fermier, qui me donna les renseignements 
dont j'avais besoin. – 25 milles. 

 
Le 23. – Journée agréable et tranquille, passée avec le comte 

de Larochefoucauld ; nous avons dîné en compagnie des officiers 

du régiment : le colonel est le comte de Loménie, neveu du 

cardinal actuel de ce nom. Soupé chez mon ami : il s'y trouvait un 

officier d'infanterie, Hollandais qui a beaucoup vécu dans les 

Indes Orientales et parle anglais. Ce jour m'a ravivé ; la 

compagnie de personnes instruites, libérales, bien élevées et 

communicatives, a été le remède à la sombre apathie des tables 
d'hôte. 

 
Le 24. – Gagné Isenheim par Colmar. Le pays est entièrement 

plat ; on a les Vosges tout près sur la droite, les montagnes de 

Souabe à gauche, et entre les deux on en voit paraître une chaîne 

dans l'éloignement, vers le sud. La grande nouvelle à la table 

d'hôte de Colmar était curieuse : la reine avait formé le complot, 

qu'elle était à la veille d'exécuter, de faire sauter l'Assemblée par 

une mine, et au même moment d'envoyer l'armée massacrer Paris 

tout entier. Un officier français qui se trouvait là se permit d'en 

douter, et fut à l'instant réduit au silence par le bavardage de ses 

adversaires. Un député l'avait écrit, ils avaient vu la lettre, il n'y 

avait pas d'hésitation. Sans me laisser intimider, je soutins que 

c'était une absurdité visible au premier coup d'œil, rien qu'une 

                                       

26

 On appelle schnitzen, sur les bords du Rhin, des fruits coupés 

et séchés au four ; on les mange avec du jambon fumé, en dialecte 
alsacien dürrfleisch – ZIMMERMANN. 

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– 207 – 

invention pour rendre odieuses des personnes qui, à mon avis, le 

méritaient, mais non certes par de pareils moyens. L'ange Gabriel 

serait descendu tout exprès et se serait mis à table pour les 

dissuader, qu'il n'aurait pas ébranlé leur foi. C'est ainsi que cela 

se passe dans les révolutions : mille imbéciles se trouvent pour 
croire ce qu'écrit un coquin. – 25 milles. 

 
Le 25. – À partir d'Isenheim, le pays s'accidente et devient 

meilleur jusqu'à Béfort ; mais il n'y a ni clôtures, ni maisons 

disséminées. Grands troubles à Béfort ; hier la populace et les 

paysans ont demandé aux magistrats les armes en magasin ; il 

étaient de trois à quatre mille. Se voyant refuser, ils ont fait du 

bruit et ont menacé de mettre le feu à la ville ; alors on a fermé les 

portes. Aujourd'hui le régiment de Bourgogne est arrivé pour 

maintenir l'ordre. M. Necker vient de passer ici pour retourner de 

Bâle à Paris ; quatre-vingts bourgeois l'escortaient à cheval, et les 

musiques de régiment l'ont accompagné pendant qu'il traversait 

la ville. Mais la période brillante de sa vie est terminée : depuis sa 

rentrée au pouvoir jusqu'à l'assemblée des états, il a eu dans ses 

mains le sort de la France et des Bourbons, et, quelle que soit 

l'issue de la confusion présente, cette confusion lui sera reprochée 

par la postérité, puisqu'il pouvait donner aux états la forme qui 

lui plaisait. Il pouvait, par un décret, établir deux chambres, ou 

trois, ou une ; il pouvait organiser quelque chose qui eût abouti 

certainement à la constitution anglaise : rien ne lui manquait ; 

c'était la plus belle occasion pour élever un édifice politique qu'un 

homme eût jamais eue ; les plus grands législateurs de l'antiquité 

n'en connurent jamais de semblable. Selon moi, il l'a manquée 

complètement, et abandonné aux vents et aux flots ce qui aurait 

dû recevoir de lui et l'impulsion et la direction. J'avais des lettres 

pour M. de Bellonde, commissaire de guerre ; je le trouvai seul : il 

m'invita à souper, disant qu'il me ferait rencontrer des personnes 

bien informées. Lorsque je revins, il me présenta à madame de 

Bellonde et à un cercle d'une douzaine de dames et de trois ou 

quatre jeunes officiers ; lui-même quitta le salon pour se rendre 

auprès de madame la princesse de quelque chose, qui se sauvait 

en Suisse. J'envoyai de bonne heure la compagnie au diable, car 

je vis du premier coup d'œil, sur quoi elle avait tant de 

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– 208 – 

renseignements à me donner. Il y avait dans un coin une petite 

coterie autour d'un officier arrivant de Paris : ce monsieur voulut 

bien nous répéter ensuite que le comte d'Artois et tous les princes 

du sang, excepté Monsieur et le duc d'Orléans, toute la famille 

Polignac, le maréchal de Broglie et un nombre infini de gens de la 

première noblesse, s'étaient enfuis du royaume, que d'autres les 

imitaient chaque jour, et qu'enfin le roi, la reine et la famille 

royale se trouvaient à Versailles, dans une position aussi 

dangereuse qu'alarmante, sans confiance aucune dans les 

troupes, et, en réalité, prisonniers. Voici une révolution effectuée 

comme  par  magie :  il  ne  reste  debout  dans  le  royaume  que  les 

Communes ; il n'y a plus qu'à voir quels architectes elles feront, 

maintenant qu'il faut élever un édifice au lieu de celui qui a si 

merveilleusement croulé. On annonça que le souper était servi ; 

comme je ne me pressai pas de quitter le salon avec les autres 

personnes, je restai seul en arrière ; j'en fus frappé, et je me 

trouvai dans une singulière position que j'avais cherchée, pour 

voir si elle m'arriverait. Je pris alors mon chapeau en souriant, et 

sortis  tout  droit  de  la  maison.  On  me  rejoignit  au  bas  de 

l'escalier ; mais je parlai d'affaires, de plaisirs ou de quelque autre 

chose, ou de rien du tout, et retournai en hâte à l'hôtel. Je 

n'aurais pas rapporté ceci si le moment n'en fournissait l'excuse ; 

les inquiétudes et les distractions du jour doivent remplir la tête 

d'un homme ; quant aux dames, que peuvent penser les dames de 
France d'un homme qui voyage pour la charrue ? – 25 milles. 

 
Le 26. – Pendant les 20 milles jusqu'à l'Isle-sur-Doubs la 

campagne ne varie pas beaucoup ; mais après cela, à Baume-les-

Dames, ce n'est plus que montagnes et rochers, beaucoup de bois 

et de jolis tableaux formés par la rivière qui coule au bas. Tout le 

pays est dans la plus grande agitation ; dans l'une des petites 

villes où je passai, on me demanda pourquoi je n'avais pas la 

cocarde du tiers état. On me dit que c'était ordonné par le tiers et 

que, si je n'étais pas un seigneur, je devais obéir. « Mais 

supposons que je sois un seigneur, et après, mes ami ? – Après, 

me répliqua-t-on d'un air farouche, la corde ; car c'est tout ce que 

vous méritez ! » Il devenait évident que la plaisanterie n'était plus 

de mise ; jeunes garçons et jeunes filles commençaient à 

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– 209 – 

s'assembler, signe ordinaire en tous temps et en tous lieux de 

quelques tristes scènes ; si je ne m'étais pas déclaré Anglais, et 

dans l'ignorance de cet ordre, je ne m'en serais pas tiré à si bon 

marché. J'achetai immédiatement une cocarde, mais la friponne 

qui me la vendit la piqua si mal, qu'elle tomba à la rivière avant 

que j'eusse gagné l'Isle, où je courus encore le même danger. Il 

était inutile de me dire Anglais ; j'étais un seigneur déguisé peut-

être,  mais  certainement  un  coquin  de  première  volée.  En  ce 

moment, un prêtre arriva dans la rue, une lettre à la main ; le 

peuple s'amassa autour de lui, et il lut à haute voix des nouvelles 

de Béfort, sur le passage de M. Necker, avec quelques traits 

généraux de la situation de Paris, et des assurances que la 

position du peuple s'améliorerait. Quand il eut fini, il exhorta la 

foule à s'abstenir de toute violence et l'engagea à ne pas se bercer 

de l'idée que les impôts disparaîtraient entièrement, comme s'il 
avait la conviction que cet espoir devenait général. 

 
On m'entoura de nouveau quand il se fut retiré, on se montra 

soupçonneux, menaçant ; la position ne me semblait rien moins 

que plaisante, surtout lorsque quelqu'un proposa de s'assurer de 

moi jusqu'à ce que des personnes connues se portassent mes 

cautions. J'étais sur le perron de l'hôtel, je demandai à dire 

quelques mots. Pour leur prouver que j'étais bien Anglais, comme 

je l'avais dit, je désirais expliquer une particularité des taxes dans 

mon pays, qui servirait de commentaire à ce qui avait été avancé 

par M. l'abbé, et que je ne croyais pas absolument juste. Il avait 

avancé, qu'il fallait que les impôts fussent acquittés comme on 

l'avait fait jusque-là ; qu'ils dussent être payés, il n'y a pas de 

doute, mais non pas comme ils l'ont été, car on pourrait imiter en 

ceci l'Angleterre. Nous avons, messieurs, un grand nombre de 

taxes qui vous sont inconnues en France ; mais le tiers état, les 

pauvres n'en sont pas chargés ; ce sont les riches qui payent ; 

toute fenêtre est imposée, mais seulement quand la maison en a 

plus de six ; la terre du seigneur paye les vingtièmes et les tailles, 

et non pas le jardin du petit propriétaire ; le riche paye pour ses 

chevaux, ses voitures, ses domestiques, pour la permission de 

chasser les perdrix de son domaine ; le pauvre fermier en est 

exempt ; bien mieux, le riche, en Angleterre, contribue au 

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– 210 – 

soulagement du pauvre. Vous voyez donc bien que si, suivant 

M. l'abbé, il doit toujours y avoir des taxes parce qu'il y en a 

toujours  eu,  cela  ne  prouve  pas  qu'elles doivent être levées de 

même ; notre manière anglaise serait bien meilleure. Pas un mot 

de ce discours qui ne fût approuvé par mes auditeurs ; ils 

parurent penser que j'étais un assez bon diable, ce que je 

confirmai en criant : Vive le tiers sans impositions ! Ils me 

donnèrent alors une salve d'applaudissements et ne me 

troublèrent pas davantage. Mon mauvais français allait à peu près 

de pair avec leur patois. J'achetai cependant une autre cocarde, 

que je fis attacher de façon à ne plus la perdre. Le voyage me plaît 

moitié moins dans un moment de fermentation comme celui-ci ; 
personne n'est sûr de l'heure qui va suivre. – 35 milles. 

 
Le 27. – Besançon. Au-dessus de la rivière, le pays est 

montagneux, couvert de rochers et de bois ; on y trouve quelques 

beaux points de vue. J'étais arrivé depuis une heure à peine, 

quand je vis passer devant l'hôtel un paysan à cheval suivi d'un 

officier de la garde bourgeoise ; son détachement, aux cocardes 

tricolores, en précédait un autre de fantassins et de cavaliers pris 

dans  l'armée.  Je  demandai  pourquoi  la  milice  (qui  compte  ici  1, 

200 hommes, dont 200 toujours sous les armes) prenait ainsi le 

pas sur les troupes royales. « Par cette excellente raison, me fut-il 

répondu : les troupes seraient attaquées et massacrées par la 

populace, tandis qu'elle ne résistera pas à la garde bourgeoise. » 

Ce paysan, riche propriétaire dans un village où il se commet 

beaucoup de pillages et d'incendies, était venu chercher une 

sauvegarde. Les dégâts faits du côté des montagnes et de Vesoul 

sont aussi nombreux que repoussants. Bien des châteaux ont été 

brûlés, d'autres livrés au pillage, les seigneurs traqués comme des 

bêtes fauves, leurs femmes et leurs filles enlevées, leurs papiers et 

leurs titres mis au feu, tous leurs biens ravagés ; et ces 

abominations n'ont pas atteint seulement des personnes 

marquantes, que leur conduite ou leurs principes avaient rendues 

odieuses, mais une rage aveugle les a étendues sur tous pour 

satisfaire la soif du pillage. Des voleurs, des galériens, des 

mauvais sujets de toute espèce, ont poussé les paysans aux 

dernières violences. Quelques personnes m'informèrent à table 

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– 211 – 

d'hôte que des lettres reçues du Mâconnais, du Lyonnais, de 

l'Auvergne, du Dauphiné, etc., rapportaient des faits semblables 

et la crainte où l'on était qu'ils ne se reproduisissent par tout le 

royaume. La France est incroyablement en arrière pour ce qui 

touche aux communications. Depuis Strasbourg jusqu'ici, je n'ai 

pas pu voir un journal. Ici, j'ai demandé le cabinet littéraire, il n'y 

en a pas ; les gazettes, on les reçoit au café. C'est très aisé à 

répondre, mais moins aisé à trouver. Il n'y avait que la Gazette de 

France, pour laquelle, en ce moment, un homme sensé n'eût pas 

donné un sou. J'allai dans quatre autres maisons ; les unes 

n'avaient pas même le Mercure ; au café Militaire, le Courrier de 

l'Europe remontait à une quinzaine, et des personnes à l'air 

respectable s'entretiennent maintenant des nouvelles d'il y a deux 

ou trois semaines, et montrent clairement par leurs discours 

qu'elles ne savent rien de ce qui se passe. Dans toute la ville de 

Besançon, je n'ai trouvé ni le Journal de Paris, ni aucun autre 

donnant le détail des séances des états ; c'est cependant la 

capitale d'une province grande comme une demi-douzaine de nos 

comtés anglais et contenant 25 000 âmes, et, ce qui est étrange à 

dire, la poste n'y vient que trois fois par semaine ! Dans un 

moment où il n'y a ni droit de timbre ni censure, comment 

n'imprime-t-on pas à Paris un journal pour les provinces, en 

ayant soin d'en prévenir par des affiches et des placards le public 

auquel il serait destiné ! On croit en province que les députés sont 

à la Bastille, tandis que la Bastille est démolie ; et le peuple, dans 

son erreur, pille, brûle et dévaste. Cependant, malgré cette 

ignorance honteuse, on voit tous les jours aux états des hommes 

qui se disent fiers d'appartenir à la première nation de l'Europe, 

au plus grand peuple de l'univers ! Croient-ils donc que ce sont 

les assemblées politiques ou les cercles littéraires d'une capitale 

qui constituent un peuple, et non la diffusion rapide des lumières 

parmi des esprits préparés par l'habitude du raisonnement à 

recevoir la vérité et à en faire l'application ? Que cette affreuse 

ignorance de la masse sur ses intérêts soit l'œuvre de l'ancien 

gouvernement, personne n'en doutera. Si, ce qu'il y a de grandes 

raisons de croire, la noblesse dans toute la France est traquée 

comme en Franche-Comté, il est curieux de voir cet ordre entier 

souffrir pareille proscription, comme un troupeau de moutons, 

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– 212 – 

sans opposer la moindre résistance. Cela confond de la part d'un 

corps qui a sous la main une armée de 150 000 hommes ; sans 

doute, une partie de ces troupes se révolterait ; mais on doit 

cependant bien compter que les 40 000, peut-être 100 000 

nobles de France, pourraient remplir la moitié des rangs de 

l'armée royale d'hommes qui leur seraient unis par une 

communauté d'idées et d'intérêts. Mais il n'existe ni réunions, ni 

associations entre eux, ni relations avec les soldats ; ils ne savent 

pas chercher sous les drapeaux un refuge pour défendre leur 

cause ou la venger ; heureusement pour la France, ils tombent 

sans lutte et meurent sans qu'on les frappe. Ce mouvement 

universel de l'intelligence, qui, en Angleterre, transmet avec la 

rapidité de la foudre, d'un bout du royaume à l'autre, la moindre 

émotion ou la moindre alarme, ne se retrouve pas en France. 

Aussi peut-on dire, et peut-être avec vérité, que la chute du roi, de 

la cour, des pairs, des nobles, de l'armée, de l'Église et des 

parlements, est due aux suites mêmes de l'esclavage dans lequel 

ils ont tenu le peuple ; que c'est, par conséquent, un juste salaire 
plutôt qu'un châtiment. – 18 milles. 

 
Le 28. – Hier, à table d'hôte, quelqu'un raconta comment on 

l'avait forcé à s'arrêter à Salins, faute d'un passeport, et les ennuis 

qu'il y avait eu à subir. Je trouvai donc nécessaire de m'en 

procurer un, et me rendis pour cela au bureau, dans la maison 
d'un M. Bellamy, avocat, avec qui j'eus la conversation suivante : 

 
« Mais, Monsieur, qui me répondra de vous ? Est-ce que 

personne ne vous connaît 

? Connaissez-vous quelqu'un à 

Besançon ? – Non, personne ; mon dessein, était d'aller à Vesoul, 

d'où j'aurais eu des lettres ; mais j'ai changé de route à cause de 

ces tumultes. – Monsieur, je ne vous connais pas, et si vous êtes 

inconnu à Besançon, vous ne pouvez avoir de passeport. – Mais 

voici mes lettres ; j'en ai plusieurs d'autres villes de France ; il y 

en a même d'adressées à Vesoul et à Arbois : ouvrez-les et lisez-

les, et vous trouverez que je ne suis pas inconnu ailleurs, bien que 

je le sois à Besançon. – N'importe, je ne vous connais pas ; il n'y a 

personne ici qui vous connaisse, ainsi vous n'aurez point de 

passeport. – Je vous dis, Monsieur, que ces lettres vous 

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– 213 – 

expliqueront… – Il me faut des gens, et non pas des lettres, pour 

m'expliquer qui vous êtes ; ces lettres ne me valent rien. – Cette 

façon d'agir me paraît assez singulière ; apparemment que vous la 

croyez très honnête ; pour moi, Monsieur, j'en pense bien 

autrement. – Eh ! Monsieur, je ne me soucie de ce que vous en 

pensez. – En vérité voici ce qui s'appelle avoir des manières 

gracieuses envers un étranger ; c'est la première fois que j'ai eu 

affaire avec ces messieurs du tiers état, et vous m'avouerez qu'il 

n'y a rien ici qui puisse me donner une haute idée du caractère de 

ces messieurs-là. – Monsieur, cela m'est fort égal. – Je donnerai, 

à mon retour en Angleterre, le détail de mon voyage au public, et 

assurément, Monsieur, je n'oublierai pas d'enregistrer ce trait de 

votre politesse, il vous fait tant d'honneur et à ceux pour qui vous 

agissez ! – Monsieur, je regarde tout cela avec la dernière 
indifférence. » 

 
Le ton de mon interlocuteur était encore plus insolent que ses 

paroles ; il feuilletait ses paperasses de l'air véritablement d'un 

commis de bureau. Ces passeports sont des choses nouvelles 

d'hommes nouveaux, avec un pouvoir tout neuf ; cela montre 

qu'ils ne portent pas trop modestement leurs nouveaux honneurs. 

Ainsi il m'est impossible, sans donner de la tête contre le mur, de 

voir Salins ou Arbois, où M. de Broussonnet m'a adressé une 

lettre ;  mais  il  me  faut  courir  la  chance  et  gagner  aussi  vite  que 

possible Dijon, où le président de Virly me connaît pour avoir 

passé quelques jours à Bradfield, à moins qu'en sa qualité de 

président et de noble le tiers état ne l'ait déjà assommé. Ce soir au 

spectacle 

: misérables acteurs 

; le théâtre, construit assez 

récemment, est lourd ; le cintre, qui sépare la scène de la salle, 

ressemble à l'entrée d'une caverne, et la ligne de l'amphithéâtre 

rappelle les contorsions d'une anguille blessée ; l'air et les 

manières des gens ici ne me reviennent pas du tout, et je voudrais 

voir Besançon englouti par un tremblement de terre plutôt que de 

consentir à y vivre. La musique, les hurlements et les grincements 

de l'Épreuve villageoise de Grétry, pièce détestable, n'eurent pas 

le pouvoir de me remettre de bonne humeur. Je ne prendrai pas 

congé de la ville de Besançon, dans laquelle je désire bien ne plus 

jamais remettre les pieds, sans dire qu'il y a une belle promenade, 

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– 214 – 

et que M. Artaud, l'arpenteur, auquel je m'adressai pour avoir des 

informations, sans avoir pour lui de lettre de recommandation, 

s'est montré très franc et très poli à mon égard. Il m'a donné tout 
sujet d'être satisfait par ses réponses à mes questions. 

 
Le 29. – Jusqu'à Orechamp (Orchamps), le pays est sévère, 

plein de beaux bois et de rochers ; cependant il ne plaît pas ; il en 

est comme de ces gens dont les qualités sont estimables, mais que 

cependant nous ne saurions aimer. Pauvre culture aussi. Au sortir 

de Saint-Vété (Saint-Wit), riant paysage, formé par la rivière qui 

revient sur ses pas à travers la vallée qu'animent un village et 

quelques maisons éparses çà et là : la plus jolie vue que j'aie 
rencontrée en Franche-Comté. – 23 milles. 

 
Le 30. – Le maire de Dôle est de même étoffe que le notaire 

de Besançon ; il n'a pas voulu me délivrer de passeport ; mais 

comme son refus n'était pas accompagné des airs importants de 

l'autre, je le laisse passer. Pour éviter les sentinelles, je fis le tour 
de la ville. 

 
Auxonne. – Traversé la Saône, belle rivière bordée de prairies 

d'une admirable verdure ; il y a des pâturages communaux pour 

un nombre immense de bétail ; les meules de foin sont sous l'eau. 

Beau pays jusqu'à Dijon, quoique le bois y fasse défaut. On m'a 

demandé mon passeport à la porte ; sur ma réponse, deux 

mousquetaires bourgeois m'ont conduit à l'Hôtel de ville, où j'ai 

été interrogé : comme on a vu que j'avais des connaissances à 

Dijon,  il  me  fut  permis  d'aller  chercher  un  hôtel.  Je  joue  de 

malheur : M. de Virly, sur qui je comptais le plus en cette ville, est 

à Bourbonne-les-Bains, et M. de Morveau, le célèbre chimiste, 

que je croyais avoir des lettres pour moi, n'en a aucune, et 

quoiqu'il m'ait reçu fort convenablement quand je me donnai 

comme son collègue à la Société royale de Londres, je me sentis 

très mal à mon aise : il m'a cependant prié de revenir demain 

matin. On me dit que l'intendant d'ici s'est sauvé, et que le prince 

de Condé, gouverneur de Bourgogne, est passé en Allemagne ; on 

assure positivement, et sans façon, que tous deux seraient pendus 

s'ils revenaient ; de telles idées n'indiquent pas une grande 

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– 215 – 

autorité de la garde bourgeoise, instituée pour arrêter les excès. 

Elle est trop faible pour maintenir l'ordre. La licence et l'esprit de 

déprédation, dont on parlait tant en Franche-Comté, se sont 

montrés ici, mais non pas de la même façon. Il y a à présent, dans 

cet hôtel (la Ville de Lyon), un monsieur, noble pour son malheur, 

sa femme, ses parents, trois domestiques et un enfant de 

quelques mois à peine, qui se sont échappés la nuit presque nus 

de leur château en flammes ; ils ont tout perdu, excepté la terre. 

Cependant ces malheureux étaient estimés de leurs voisins ; leur 

bonté aurait dû leur gagner l'amour des pauvres, dont le 

ressentiment n'était motivé par rien. Ces abominations gratuites 

attireront la haine contre la cause qui les a suscitées : on pouvait 

bien reconstituer le royaume sans recourir à cette régénération 

par le fer et le feu, le pillage et l'effusion du sang. Trois cents 

bourgeois montent la garde tous les jours à Dijon : ils sont armés 

par la ville, mais non payés par elle ; ils ont aussi six pièces de 

canon. La noblesse a cherché son seul refuge parmi eux ; aussi, 

plusieurs croix de Saint-Louis brillent dans les rangs. Le Palais 

des États est un vaste et superbe édifice, mais il ne frappe pas en 

proportion  de  sa  masse  et  de  ce  qu'il  a  coûté.  Les  armes  des 

Condé prédominent et le salon est appelé la salle à manger du 

Prince. Un artiste de Dijon y a peint un plafond et un tableau de 

la bataille de Senef ; il a choisi le moment où le grand Condé est 

jeté à bas de son cheval ; les deux ouvrages sont d'une bonne 

exécution. Tombe du duc de Bourgogne, 1404. – Tableau de 

Rubens à la Chartreuse. On vante la maison de M. de Montigny, 

mais on refuse de la laisser voir, parce que sa sœur y habite 

maintenant. En somme, Dijon est une belle ville ; les rues, 

quoique anciennes, sont larges, très bien pavées, et, ce qui n'est 

pas commun en France, garnies de trottoirs. – 28 milles.  
 

 
Le 31. – Rendu visite à M. 

de 

Morveau, qui, fort 

heureusement, a reçu ce matin, de M. de Virly, une lettre de 

recommandation pour moi avec quatre lettres de 

M. de Broussonnet ;  mais  M. Vaudrey,  de  Dijon,  auquel  l'une 

d'elles est adressée, se trouve absent. Nous eûmes une 

conversation sur ce sujet si intéressant pour tous les physiciens, 

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– 216 – 

le phlogistique. M. de Morveau combat vivement son existence ; il 

regarde la dernière publication du docteur Priestley comme fort 

en dehors de la question, et me déclare qu'il tient cette 

controverse pour aussi décidée que celle de la liberté en France. Il 

me montra une partie de son article : Air pour la Nouvelle 

Encyclopédie, qui va se publier bientôt ; il pense y avoir établi au 

delà de toute discussion la doctrine des chimistes français sur sa 

non-existence.  Il  me  pria  de  revenir  le  soir  pour  me  présenter  à 

une dame aussi instruite qu'aimable, et m'invita à dîner pour le 

lendemain. Après l'avoir quitté, je me mis à courir les cafés ; mais 

croirait-on que dans cette capitale de la Bourgogne, je n'en 

trouvai qu'un où je puisse lire le journal ! C'était sur la place, dans 

une maison de chétive apparence, où je dus l'attendre pendant 

une heure. Partout on est désireux de savoir les nouvelles, sans 

qu'il y ait moyen de satisfaire sa curiosité ; on se fera une idée de 

l'ignorance où l'on vit de ce qui se passe par le fait suivant. 

Personne, à Dijon, n'avait entendu parler du sac de l'Hôtel de ville 

de Strasbourg ; quand je me mis à en parler, on fit cercle autour 

de moi ; on n'en savait pas un mot ; cependant voilà neuf jours 

que c'est arrivé ; y en eût-il eu dix-neuf, je doute qu'on eût été 

mieux renseigné. Si les nouvelles véritables sont longues à se 

répandre, en revanche on est prompt à savoir ce qui n'est pas 

arrivé. Le bruit en vogue à présent, et qui obtient crédit est que la 

reine a été convaincue d'un complot pour empoisonner le roi et 

Monsieur, donner la régence au comte d'Artois, mettre le feu à 

Paris et faire sauter le Palais-Royal par une mine ! Pourquoi les 

différents partis des états n'ont-ils pas des journaux, expression 

de leurs sentiments et de leurs opinions, afin que chacun 

connaisse, ainsi les faits à l'appui de son opinion et les 

conséquences que de grands esprits en ont tirées. On a conseillé 

au roi bien des mesures contre les états, mais aucun de ses 

ministres ne lui a parlé de l'établissement des journaux et de leur 

prompte circulation, pour éclairer le peuple sur les points 

faussement présentés par ses ennemis. Quand de nombreuses 

feuilles paraissent opposées les unes aux autres, le peuple cherche 

à y démêler la vérité, et cette recherche seule l'éclaire ; il s'instruit 

et ne se laisse plus tromper si aisément. – Rien que trois convives 

à table d'hôte, moi et deux gentilshommes, chassés de leurs 

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– 217 – 

domaines, à en juger par leur conversation ; mais ils ne parlent 

pas d'incendie. Leur description de  cette  partie  de  la  province 

d'où ils arrivent, entre Langres et Gray, est effrayante : il y a eu 

peu de châteaux brûlés, mais trois sur cinq ont été pillés, et leurs, 

propriétaires sont heureux de s'enfuir du pays la vie sauve. L'un 

d'eux, homme très judicieux et bien renseigné, croit que les rangs 

et les privilèges sont abolis de fait en France, et que les membres 

de l'Assemblée ayant eux-mêmes peu ou point de propriétés 

foncières, les attaqueront et procéderont à un partage égal. Le 

peuple s'y attend ; mais, que cela soit ou non, il considère la 

France comme absolument ruinée. « Vous allez trop loin, 

répliquai-je, la destruction des rangs n'implique pas la ruine. – 

J'appelle ruine, me dit-il, une guerre civile générale ou le 

démembrement du royaume 

; selon moi, les deux sont 

inévitables ; peut-être pas pour cette année, mais pour l'autre ou 

celle d'après. Quelque gouvernement que ce soit, fondé sur l'état 

actuel des choses en France, ne pourra résister à des secousses un 

peu vives ; une guerre heureuse ou malheureuse l'anéantira. » Il 

parlait avec une profonde connaissance de l'histoire et tirait ses 

conclusions politiques de façon très rigoureuse. J'ai rencontré 

peu d'hommes comme lui à table d'hôte. – On peut croire que je 

n'oubliai pas le rendez-vous de M. de Morveau. Il m'avait tenu 

parole ; madame Picardet est à sa place au salon comme dans le 

cabinet d'étude ; femme d'une simplicité charmante, elle a traduit 

Scheele de l'allemand et une partie des ouvrages de M. Kirwan de 

l'anglais ; c'est un trésor pour M. de Morveau, car elle peut 

soutenir sa conversation sur des sujets de chimie aussi bien que 

sur d'autres, soit agréables, soit instructifs. Je les accompagnai à 

leur promenade du soir. Madame Picardet me dit que son frère, 

M. de Poule, était un grand fermier, qu'il avait semé beaucoup de 

sainfoin, dont il se servait pour l'engraissement des bœufs ; elle 

m'exprima ses regrets de ce qu'il fût trop occupé des affaires de la 
municipalité pour pouvoir m'accompagner à sa ferme. 

 
1er août. – Dîné avec M. de Morveau, M. le professeur 

Chaussée et M. Picardet. Ç'a été un beau jour pour moi. La grande 

et juste réputation qu'a M. de Morveau d'être non seulement le 

premier chimiste de France, mais aussi l'un des plus célèbres 

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– 218 – 

dont l'Europe se fait honneur, suffisait à me faire désirer sa 

compagnie ; mais je goûtais encore le charme de trouver en lui un 

homme sans affectation, libre de ces airs de supériorité trop 

communs chez les personnes de renom, et de cette réserve qui 

voile aussi bien leurs talents que les faiblesses qu'ils veulent 

cacher. M. de Morveau est un homme affable, enjoué, éloquent, 

qui, dans tous les rangs de la société, se serait fait rechercher 

pour l'agrément de son commerce. Dans ce moment même, avec 

la révolution en marche, sa conversation roulait presque 

entièrement sur la chimie. Je le pressai, comme je l'avais déjà fait 

pour le docteur Priestley et M. Lavoisier, de diriger un peu plus 

ses recherches vers l'application de sa science à l'agriculture, lui 

représentant qu'il y avait là un magnifique champ d'expériences, 

où les découvertes ne lui manqueraient pas. Il en convint, en 

ajoutant qu'il n'avait pas le temps de suivre cette carrière. On 

voit, par son entretien, que ses vues se dirigent toutes sur 

l'absurdité du phlogistique, sauf quelques travaux pour 

l'établissement d'une nomenclature. Tandis que nous étions à 

dîner, on lui apporta une épreuve de la Nouvelle Encyclopédie, 

dont la partie chimique est imprimée à Dijon, pour sa 

convenance. Je pris la liberté de lui dire qu'un homme capable de 

concevoir une série d'expériences décisives sur les questions 

scientifiques, et d'en tirer les conclusions utiles, devrait être 

entièrement voué à ces travaux et à leur publication, et que, si 

j'étais roi de France, je voudrais que cette occupation fût pour lui 

si fructueuse, qu'il n'en cherchât pas d'autre. Il se mit à rire et me 

demanda, puisque j'étais si amateur de manipulations, si hostile 

aux écrits, ce que je pensais de mon ami le docteur Priestley ? En 

même temps, il expliqua aux deux autres convives combien ce 

grand physicien avait d'ardeur pour la métaphysique et la 

théologie militante. Il y aurait eu cent personnes à table, que ce 

sentiment eût été unanime. M. de Morveau parla toutefois avec 

une  grande  estime  du  talent  de  mon  ami  pour  la  partie, 

expérimentale : qui ferait autrement en Europe ? Je réfléchis 

ensuite sur les occupations qui empêchaient M. de Morveau 

d'appliquer la chimie et l'agriculture ; il trouve bien cependant du 
temps pour écrire dans le volumineux recueil de Panckoucke. 

 

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– 219 – 

Je pose en principe que personne ne peut acquérir une 

renommée durable dans les sciences naturelles autrement que 

par les expériences, et qu'ordinairement plus un homme 

manipule et moins il écrit, mieux cela vaut ; ou, pour mieux dire, 

plus sa renommée sera de bon aloi ; ce que l'on gagne à écrire a 

ruiné bien des savants (ceux qui connaissent M. de Morveau 

sauront bien que ceci ne le regarde pas ; sa position dans le 

monde le met hors de cause). L'habitude d'ordonner et de 

condenser les matières, de disposer les faits de façon à faire 

ressortir rigoureusement les conclusions qu'ils sont destinés à 

établir, est contraire aux règles ordinaires de la compilation. Il y a 

par tous pays des compilateurs très capables et très dignes de 

considération, mais les expérimentateurs de génie devraient se 

placer dans une autre classe. Si j'étais souverain, ayant, par 

conséquent, le pouvoir de récompenser le mérite, du moment où 

je saurais un homme de génie engagé dans une telle entreprise, je 

lui offrirais le double de ce qui aurait été convenu avec l'éditeur 

pour le détourner et le remettre dans une voie où il ne trouve pas 

de rivaux. Quelques personnes trouveront cette opinion fantasque 

de la part d'un homme qui, comme je l'ai fait, a publié tant de 

livres ; mais elle passera pour naturelle, au moins dans cet 

ouvrage dont je n'attends aucun profit et dans lequel, par 

conséquent, il y a beaucoup plus de motifs pour être concis que 
pour s'étendre en dissertations. 

 
La description du laboratoire de ce grand chimiste montrera 

qu'il ne reste pas inactif ; il y a consacré deux vastes salles 

admirablement garnies de tout le nécessaire. On y trouve six ou 

sept fourneaux divers, parmi lesquels celui de Macquer est le plus 

puissant, des appareils si compliqués et si variés, que je n'en ai vu 

nulle part de semblable ; enfin une collection d'échantillons pris 

dans les trois règnes de la nature, qui lui donne un air tout à fait 

pratique. De petits bureaux avec ce qu'il faut pour écrire sont 

épars çà et là, comme dans la bibliothèque, c'est d'une commodité 

très grande. Il suit maintenant une série d'expériences 

eudiométriques, principalement à l'aide des instruments de 

Fontana et de Volta. À son avis, ces expériences méritent toute 

confiance. Il garde son air nitreux dans des bouteilles fermées de 

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– 220 – 

bouchons ordinaires, ayant soin seulement de les renverser, et 

l'air résultant est toujours le même, pourvu qu'on se serve des 

mêmes matériaux. L'expérience qu'il fit devant nous pour 

déterminer la proportion d'air vital d'une partie de l'atmosphère 

est très simple et très élégante. On met un morceau de phosphore 

dans une cornue de verre, dont l'ouverture est bouchée par de 

l'eau ou du mercure ; puis on l'allume au moyen d'une bougie ; la 

diminution du volume occupé, par l'air indique combien il 

renfermait d'air vital selon la doctrine antiphlogistique. Une fois 

éteint, le phosphore bout, mais ne s'enflamme plus. 

M. de Morveau  a  des  balances  faites à Paris, qui, chargées de 

3 000 grains, accusaient une différence de poids de 1/20e de 

grain, une pompe à air à cylindres de verre dont l'un a été cassé et 

réparé, un système de lentilles ardentes selon le comte de Buffon, 

un vase à absorption, un appareil respiratoire avec de l'air vital 

dans un vase et de l'eau de chaux dans l'autre, enfin une foule 

d'instruments nouveaux très ingénieux pour faciliter les 

recherches sur l'air selon les récentes théories. Ils sont si 

nombreux et en même temps si bien adaptés à leur fin, que cette 

sorte d'invention semble être la partie principale du mérite de 

M. de Morveau. Je voudrais qu'il suivît l'exemple du docteur 

Priestley, qu'il publiât les figures de ses appareils, cela 

n'ajouterait pas peu à son immense réputation si justement 

méritée, et aurait aussi cet avantage d'engager d'autres 

expérimentateurs dans la carrière qu'il a entreprise. Il eut la 

bonté de m'accompagner dans l'après-midi à l'Académie des 

sciences ; la réunion se tenait dans un grand salon, orné des 

bustes des hommes célèbres de Dijon : Bossuet, Fevret, de 

Brosses, de Crébillon, Piron, Bouhier, Rameau, et enfin Buffon. 

Quelque voyageur trouvera sans doute dans l'avenir qu'on y aura 

joint celui d'un autre homme qui ne le cède à aucun des 

précédents, le savant par qui j'avais l'honneur d'être présenté, 

M. de Morveau. Dans la soirée nous allâmes de nouveau chez 

madame Picardet, qui nous emmena à la promenade. Je fus 

charmé d'entendre M. de Morveau remarquer, à propos des 

derniers troubles, que les excès des paysans venaient de leur 

manque de lumières. À Dijon, on avait recommandé 

publiquement aux curés de mêler à leurs sermons de courtes 

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– 221 – 

explications politiques, mais ce fut en vain ; pas un ne voulut 

sortir de sa routine. Que l'on me permette une question : Est-ce 

qu'un journal n'éclairerait pas plus le peuple que vingt curés ? Je 

demandai à M. de Morveau si les châteaux avaient été pillés par 

les paysans seuls, ou par ces bandes de brigands que l'on disait si 

nombreuses. Il m'assura qu'il avait cherché très sérieusement à 

s'en assurer, et que toutes les violences à sa connaissance, dans 

cette province, venaient des seuls paysans ; on avait beaucoup 

parlé de brigands sans rien prouver. À Besançon, on m'avait dit 

qu'ils étaient 800 ; mais comment 800 bandits qui auraient 

traversé une province auraient-ils rendu leur existence 

problématique ? C'est aussi bouffon que l'armée de M. Bayes, qui 
marchait incognito. 

 
Le  2.  –  Beaune.  On  a,  sur  la  droite,  une  chaîne  de  coteaux 

couverts de vignobles ; à gauche, une plaine unie, ouverte et par 

trop nue. À Nuits, petite ville sans importance, quarante hommes 

sont de garde tous les jours ; à Beaune ils sont bien plus 

nombreux. Muni d'un passeport signé du maire de Dijon et d'une 

cocarde flamboyante aux couleurs du tiers états j'espère bien 

éviter toutes difficultés, quoique le récit des troubles dans les 

campagnes soit si formidable, qu'il paraisse impossible de 

voyager en sûreté. – Fait une halte à Nuits pour me renseigner 

sur les vignobles de ce pays si renommé en France et dans toute 

l'Europe, et visité le Clos de Vougeot ; cent journaux de terre bien 

entourés de murs et appartenant à un couvent de Bernardins. Qui 

surprendra ces gens-là à faire un mauvais choix ? Les endroits 

qu'ils s'approprient montrent l'attention scrupuleuse qu'ils 
portent aux choses de l'esprit. – 22 milles. 

 
Le 3. – En sortant de Chagny, où je quittai la grande route de 

Lyon, je suis passé près du canal de Chanlaix (Charolais) ; ses 

progrès sont bien lents ; c'est qu'une entreprise vraiment utile 

peut bien attendre, tandis que, s'il se fût agi du forage des canons 

ou du doublage des vaisseaux de ligne, il y a longtemps qu'elle 

serait achevée. Moncenis, vilain pays, mais assez singulier. C'est 

là que se trouve l'une des fonderies de canons de M. Wilkinson ; 

j'en ai déjà décrit une située près de Nantes. Les Français disent 

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– 222 – 

que cet actif Anglais est beau-frère du docteur Priestley, par suite 

ami de l'humanité, et que c'est pour donner la liberté à 

l'Amérique qu'il leur a montré à forer les canons. L'établissement 

est très considérable ; on y compte cinq cents à six cents ouvriers, 

sans y comprendre les charbonniers ; cinq machines à vapeur 

servent à faire aller les soufflets et à forer ; on en construit une 

sixième. Je causai avec un ouvrier anglais de la cristallerie ; ils 

étaient plusieurs autrefois, il n'en reste plus que deux. Il se 

plaignit du pays, disant qu'il n'y avait rien de bon que le vin et 
l'eau-de-vie, et je ne doute pas qu'il en fît bon usage. – 25 milles. 

 
Le 4. – Arrivé à Autun par un affreux pays et par d'affreux 

chemins. Pendant les sept ou huit premiers milles l'agriculture 

fait pitié. Après, les clôtures ne cessent pas jusqu'auprès d'Autun, 

où elles laissent quelques interruptions. De la hauteur qui domine 

la ville on découvre une grande partie des plaines du 

Bourbonnais. Visité le temple de Janus, les remparts, la 

cathédrale, l'abbaye. Les rumeurs sur les brigands, les pillages et 

les incendies sont aussi nombreuses que par le passé ; quand on 

sut que je venais de traverser la Bourgogne et la Franche-Comté, 

huit ou dix personnes vinrent à l'hôtel me demander des 

nouvelles. La bande des brigands s'élève ici à 1 600. On fut très 

surpris de mon incrédulité à cet égard, car j'étais désormais 

convaincu que ces désordres étaient dus à la rapacité des paysans. 

Mes auditeurs ne partageaient pas cette croyance ; ils me citèrent 

nombre de châteaux brûlés par ces bandes ; mais l'analyse de ces 

récits ne tardait pas à faire voir leur peu de fondement. – 20 
milles. 

 
Le 5. – L'extrême chaleur d'hier m'a donné la fièvre, et je me 

suis réveillé avec le mal de gorge. J'étais tenté de perdre ici un 

jour à me soigner ; mais nous sommes tous assez sots pour jouer 

avec ce qui nous importe le plus : un homme qui voyage aussi en 

philosophe que je suis obligé de le faire, n'a en tête que la frayeur 

de perdre son temps et son argent. À Maison de Bourgogne, il me 

sembla entrer dans un nouveau monde ; non seulement le chemin 

bien sablé est excellent, mais le pays est tout bois et enclos. 

Nombreuses collines aux contours allongés, ornées d'étangs. 

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– 223 – 

Depuis le commencement d'août, le temps a été clair, splendide et 

brûlant : trop chaud pour ne pas gêner un peu vers midi ; mais 

comme il n'y a pas de mouches, peu m'importe. C'est là un 

caractère distinctif. En Languedoc, les chaleurs que je viens de 

passer sont accompagnées de myriades de mouches, j'en avais 

souffert. Bien m'en prenait d'être malade à Maison de 

Bourgogne ; un estomac sain n'y eût pas trouvé de quoi se 

rassasier ; c'est cependant une station de poste. Arrêté le soir à 

Lusy, autre poste misérable. – N. B. Dans toute la Bourgogne, les 

femmes portent des chapeaux d'hommes, à grands bords ; ils sont 

bien loin de faire autant d'effet que ceux en paille de mode chez 
les Alsaciennes. – 22 milles. 

 
Le 6. – En route dès quatre heures du matin pour Bourbon-

Lancy, afin d'éviter la grande chaleur. Pays toujours le même, 

enclos, affreusement cultivé, susceptible cependant d'étonnantes 

améliorations. Si j'y possédais un grand domaine, je ne serais pas 

long, je pense, à faire ma fortune : le climat, les prix, les routes, 

les clôtures, tout me viendrait en aide, excepté le gouvernement. 

D'Autun jusqu'à la Loire, se déroule un magnifique champ pour 

les améliorations, non point par les opérations coûteuses du 

dessèchement et de la fumure, mais par la simple substitution de 

récoltes mieux appropriées au sol. Quand je vois un aussi beau 

pays si pitoyablement cultivé par des métayers mourant de faim, 

au lieu de prospérer sous des fermiers riches, je ne sais plus 

plaindre les seigneurs, quelque grandes que soient leurs 

souffrances d'aujourd'hui. J'en rencontrai un à qui j'expliquai ma 

manière de voir : il prétendait parler agriculture ; voyant que je 

m'en occupais aussi, il me dit qu'il avait le Cours complet de 

l'abbé Rozier, et que, suivant ses calculs, ce pays n'était bon qu'à 

faire du seigle. Je lui demandai si lui et l'abbé Rozier savaient 

distinguer les mancherons de la charrue de l'âge ? À quoi il me 

répondit que l'abbé était un homme de grand mérite, beaucoup 

d'agriculteur. – Traversé la Loire sur un bac ; elle présente le 

même triste lit de galets qu'en Touraine. Entré dans le 

Bourbonnais ; même pays coupé d'enclos ; le chemin, formé de 

sable, est très beau. À Chavannes-le-Roi, l'aubergiste, M. Joly, 

m'informa qu'il y avait trois fermes à vendre près de sa maison, 

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– 224 – 

qui est neuve et bien construite. Mon imagination travaillait à 

transformer cette auberge en bâtiment d'exploitation et j'en étais 

déjà aux semailles de navets et de trèfle, quand M. Joly ajouta que 

si je voulais aller seulement derrière l'écurie, je verrais à peu de 

distance les deux maisons dépendantes de ces domaines ; le prix 

était, pour le tout ensemble, de 50 à 60 000 livres (1 625 l. st.). 

On aurait ainsi une superbe ferme. Si j'avais vingt ans de moins, 

j'y penserais sérieusement ; mais telle est la vanité de notre vie : il 

y a vingt ans, par mon manque d'expérience, une telle spéculation 

eût causé ma ruine ; maintenant l'expérience est venue, mais l'âge 
avec elle, et je suis trop vieux. – 27 milles. 

 
Le 7. – Moulins paraît être une pauvre ville, mal bâtie. Je 

descendis à la Belle-Image, mais je m'y trouvai si mal que je 

changeai pour le Lion-d'Or qui est encore pire. Cette capitale du 

Bourbonnais, située sur la grande route d'Italie, n'a pas une 

auberge comparable à celle du petit village de Chavannes. Pour 

lire le journal j'allai au café de madame Bourgeau, le meilleur de 

la ville ; j'y trouvai vingt tables pour les réunions ; quant au 

journal,  j'aurais  pu  tout  aussi  bien  demander  un  éléphant.  Quel 

trait de retard, d'ignorance, d'apathie et de misère chez une 

nation ! Ne pas trouver dans la capitale d'une grande province, la 

résidence d'un intendant, et au moment où une assemblée 

nationale vote une révolution, un papier qui dise au peuple si c'est 

Lafayette, Mirabeau ou Louis XVI qui est sur le trône ! Assez de 

monde pour occuper vingt tables et assez peu de curiosité pour 

soutenir une feuille ! Quelle impudence et quelle folie ! Folie de la 

part des habitués, qui n'insistent pas pour avoir au moins une 

douzaine de journaux ; impudence de la maîtresse de maison qui 

ose ne pas les avoir. Un tel peuple eût-il jamais fait une 

révolution, fût-il jamais devenu libre ? Jamais, pour des milliers 

de siècles. C'est le peuple éclairé de Paris, au milieu des brochures 

et des publications, qui a tout fait. Je demandai pourquoi on 

n'avait pas de journaux. « Ils sont trop chers, » me répondit-elle, 

en me prenant vingt-quatre sous pour une tasse de café au lait et 

un morceau de beurre de la grosseur d'une noix. « C'est grand 

dommage qu'une bande de brigands ne campe pas dans votre 

établissement, madame. » Parmi les lettres que j'ai dues à 

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– 225 – 

M. de Broussonnet, peu m'ont été aussi utiles que celle qui 

m'adressait à M. l'abbé de Barut, principal du collège de Moulins. 

Il  se  pénétra  vivement  de  l'objet  de  mon  voyage  et  fit  toutes  les 

démarches possibles pour me satisfaire. Nous allâmes d'abord 

chez M. le comte de Grimau, lieutenant général du bailliage et 

directeur de la Société d'agriculture de Moulins, qui voulut nous 

garder à dîner. Il paraît avoir une fortune considérable, du savoir, 

et son accueil est très bienveillant. On parla de l'état du 

Bourbonnais ; il me dit que les terres étaient plutôt données que 

vendues, et que les métayers sont trop pauvres pour bien cultiver. 

Je suggérai quelques-uns des modes à suivre pour y remédier ; 

mais c'est perdre son temps d'en parler en France. Après le dîner, 

M. de Grimau m'emmena à sa maison de campagne, tout près de 

la ville ; elle est bien située et domine la vallée de l'Allier. – Des 

lettres de Paris : elles ne contiennent rien que des récits 

certainement effrayants sur les excès qui se commettent par tout 

le royaume, et particulièrement dans la capitale et sa banlieue. Le 

retour de M. Necker, qu'on croyait devoir tout calmer, n'a produit 
aucun effet. 

 
On remarque dans l'Assemblée nationale un parti violent 

dont l'intention arrêtée est de tout pousser à l'extrême, des 

hommes qui ne doivent leur position qu'aux violences de 

l'époque, leur importance qu'à la confusion des choses ; ils feront 

tout pour empêcher un accord qui leur donnerait le coup mortel : 

élevés par l'orage, le calme les engloutirait. Parmi les personnes 

auxquelles me présenta M. 

l'abbé de Barut se trouve 

M. de Gouttes, chef d'escadre. Pris par l'amiral Boscawen à 

Louisbourg en 1758, il fut emmené en Angleterre, où il étudia 

notre langue dont il lui reste encore quelque souvenir. J'avais dit 

à M. l'abbé qu'une personne riche de mon pays m'avait chargé de 

chercher une bonne acquisition en terres : sachant l'intention du 

marquis de vendre un de ses domaines, il lui en parla. Celui-ci me 

fit alors une telle description de ce bien, que, quoique je fusse à 

court de temps, je ne crus pas perdre une journée en l'allant voir, 

d'autant plus qu'il n'y a que 8 milles de Moulins, et que le 

marquis devait venir me prendre en voiture. À l'heure dite, nous 

partions, en compagnie de M. l'abbé Barut, pour le château de 

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– 226 – 

Riaux, situé au milieu des terres que l'on m'offrit à des conditions 

telles, que jamais je ne fus plus tenté de faire une spéculation. 

C'était bien moi que cela regardait ; car je n'ai pas le moindre 

doute que la personne qui m'avait donné cette commission, 

comptant trouver ici un séjour de plaisance, dût en être bien 

dégoûtée depuis les troubles. C'était, en somme, un marché 

beaucoup plus beau que je ne me l'imaginais, et confirmant la 

maxime de M. de Grimau, qu'en Bourbonnais les terres sont 

plutôt données que vendues. Le château est vaste et bien 

construit, ayant, au rez-de-chaussée, deux belles salles pouvant 

contenir trente personnes, et trois autres plus petites ; au 

premier, dix belles chambres à coucher, et, sous les combles, des 

mansardes fort convenablement arrangées ; des communs de 

toute espèce bien bâtis, à l'usage d'une nombreuse famille, des 

granges assez grandes pour tenir la moitié des gerbes du 

domaine, et des greniers assez vastes pour en recevoir tout le 

grain. Il y a aussi un pressoir et des celliers pour en garder le 

produit dans les années les plus abondantes. La position est 

agréable, sur le penchant d'une hauteur ; la vue, peu étendue, 

mais  très  jolie ;  tout  le  pays  ressemble  à  ce  que  j'ai  décrit 

jusqu'ici : c'est une des plus charmantes régions de la France. 

Tout près du château se trouve une pièce de terre d'environ cinq à 

six arpents, bien entourée de murs, dont la moitié est en potager 

et fournit beaucoup de fruits de toute espèce. Douze étangs sont 

traversés par un petit cours d'eau qui fait tourner deux moulins 

loués 1 000 liv. (43 l. 15 sh.) par an. Les étangs approvisionnent la 

table du propriétaire de carpes, de tanches, de perches et 

d'anguilles de première qualité, et donnent, en outre, un revenu 

régulier de 1 000 liv. Vingt arpents de vignobles, avec des 

chaumières pour les vignerons, produisent d'excellent vin tant 

rouge que blanc ; des bois fournissent aux besoins du château 

pour le combustible, et enfin neuf terres, louées à des métayers 

pour la moitié du produit, rapportent 10 500 liv. (459 l. st. 7 sh. 6 

d.), soit en tout, pour revenu brut des fermes, des moulins et du 

poisson, 12 500 liv. Sa surface, autant que j'en ai pu juger par le 

coup d'œil et les notes que j'ai recueillies, peut dépasser 3 000 

arpents ou acres contigus et attenant au château. Les charges, 

comme impôts personnels, réparations, garde-chasse (car on 

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– 227 – 

jouit de tous les droits, seigneuriaux, haute justice, etc.), 

intendant, vin extra, etc., se montent environ à 4 400 liv. (192 l. 

st. 10 sh.). Le produit net est donc, par an, de 8 000 liv. (350 l. 

st.). On en demande 300 000 liv. (12 125 l. st.) ; mais pour ce prix 

on cède l'ameublement complet du château, toutes les coupes de 

bois, évaluées, pour le chêne seulement, à 40 000 liv. (1, 750 l. 

st.), et tout le bétail du domaine, savoir : 1 000 moutons, 60 

vaches, 72 bœufs, 9 juments et je ne sais combien de porcs. 

Sachant très bien que je trouverais à emprunter sur ce gage tout 

l'argent nécessaire à l'acheter, ce ne fut pas peu de chose pour 

moi de résister à cette tentation. Le plus beau climat de la France, 

de l'Europe peut-être ; d'excellentes routes, des voies navigables 

jusqu'à Paris ; du vin, du gibier, du poisson, tout ce que l'on peut 

désirer sur une table, hors les fruits du tropique ; un bon château, 

un beau jardin, des marchés pour tous les produits ; par-dessus 

tout 4 000 acres de terres tout encloses, capables de rapporter 

quatre fois davantage en peu de temps et sans frais, n'y avait-il 

pas là de quoi tenter un homme comptant vingt-cinq ans de 

pratique constante de l'agriculture convenable à ce terrain ? Mais 

l'état des choses, la possibilité de voir les meneurs de la 

démocratie à Paris abolir, dans leur sagesse, la propriété ainsi que 

les rangs, la perspective d'acheter avec ce domaine ma part d'une 

guerre civile, m'empêchèrent de m'engager sur le moment ; 

cependant je suppliai le marquis de ne vendre à personne avant 

d'avoir reçu mon refus définitif. Quand j'aurai à faire un marché, 

je souhaite avoir affaire à un homme comme le marquis de 

Gouttes. Sa physionomie me plaît : à un grand fonds d'honneur et 

de  probité  il  joint  la  facilité  de  rapports  et  la  courtoisie  de  ses 

compatriotes, et l'apparence digne venant de son origine noble et 

respectable ne lui ôte rien de ses dispositions aimables. Je le 

regarde comme un homme du commerce le plus sûr dans toutes 

les occasions. Je serais resté un mois dans le Bourbonnais si 

j'avais voulu visiter toutes les terres à vendre. À côté de celle de 

M. Gouttes, il y en a une appelée Ballain, que l'on fait 270 000 liv. 

M. l'abbé Barut ayant pris rendez-vous avec le propriétaire, me 

mena, dans l'après-midi, voir le château et une partie des terres. 

Le pays est partout le même et cultivé de même. Il y a à Ballain 

huit fermes, que le propriétaire garnit de gros bétail et de 

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– 228 – 

moutons ; les étangs donnent aussi un beau produit. Le revenu 

est à présent de 10 000 liv. (437 l. st. 10 sh.) ; le prix de 260 000 

(11, 375 l. st.) ; plus 10 000 liv. pour le bois : c'est la rente de 

vingt-cinq années. Près de Saint-Pourçain s'en trouve une autre 

de 400 000 liv. (17 500 l. st.), dont les bois, s'étendant sur 170 

acres, rapportent 5 000 liv. par an ; le vin des 80 acres de vignes 

est si bon qu'on l'envoie à Paris. La terre est propre à la culture du 

froment et en partie emblavée ; le château est moderne, avec 

toutes les aisances. On m'a parlé de bien d'autres propriétés 

encore. Je crois qu'on pourrait se créer en Bourbonais, à présent, 

un des domaines les plus beaux et les mieux arrondis de l'Europe. 

On m'informe qu'il y a maintenant en France plus de 6 000 

domaines à vendre. Si les choses vont toujours du même pas, ce 

ne seront plus des domaines, ce seront des royaumes qu'on 

parlera d'acheter, et la France elle-même sera mise à l'encan. 

J'aime un système politique qui inspire assez de confiance pour 

donner de la valeur aux terres et qui rend les hommes si heureux 

sur leurs domaines, que l'idée de s'en défaire soit la dernière qui 
leur vienne. Retourné à Moulins. – 30 milles. 

 
Le 10. – Quitté Moulins, où les propriétés à vendre et les 

projets de fermage avaient chassé de mon souvenir Maria et le 

peuplier, ne laissant pas même de place pour le tombeau de 

Montmorency. Après avoir payé une note extravagante pour les 

murs de boue, les tentures de toiles d'araignées et les odieuses 

senteurs  du  Lion-d'Or,  je  tournai  la  tête  de  ma  jument  vers 

Chateauneuf, sur la route d'Auvergne. Le fleuve donne de 

l'agrément au paysage. Je trouvai l'auberge pleine de bruit et 

d'activité. Monseigneur l'évêque était venu pour la Saint-Laurent, 

fête de la paroisse ; comme je demandais la commodité, on me 

pria de faire un tour dans le jardin. Ceci m'est arrivé deux ou trois 

fois en France. Je ne les soupçonnais pas, auparavant, d'être aussi 

bons cultivateurs ; je suis peu fait pour dispenser cette sorte de 

fertilité mais Monseigneur et trente prêtres bien gras doivent 

sans doute, après un dîner qui a demandé les talents réunis de 

tous les cuisiniers du voisinage, contribuer amplement à la 

prospérité des oignons et des laitues de M. le maître de poste. 
Saint-Poncin (Saint-Pourçain). – 30 milles. 

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– 229 – 

 
Le 11. – Arrivé de bonne heure à Riom, en Auvergne. Près de 

cette ville, le pays devient pittoresque ; une belle vallée bien 

boisée s'étend sur la gauche, entourée de tous côtés par les 

montagnes, dont la chaîne de droite présente des lignes hardies. 

Une partie de Riom est jolie ; la ville tout entière est bâtie en lave 

tirée des carrières de Volvic, point excessivement intéressant 

pour le naturaliste. La plaine que j'ai traversée pour arriver à 

Clermont est le commencement de la fameuse Limagne 

d'Auvergne, qui passe pour la province la plus fertile de France : 

c'est une erreur, j'ai vu des terres plus riches, soit dans les 

Flandres, soit en Normandie. Elle est aussi unie que la surface 

d'un lac au repos ; les montagnes sont toutes volcaniques, et, par 

suite, de formes très pittoresques. Vu en passant à Montferrand 

et à Clermont des irrigations qui frapperont le regard de tout 

agriculteur. Riom, Montferrand et Clermont sont toutes les trois 

bâties sur le sommet de rochers. Clermont, au centre d'une 

contrée excessivement curieuse, entièrement volcanique, est bâti 

et pavé en lave ; c'est, dans certaines de ses parties, un des 

endroits les plus mal bâtis, les plus sales et les plus puants que 

j'aie rencontrés sur mon chemin. Il y a des rues qui, pour la 

couleur, la saleté et la mauvaise odeur, ne peuvent se comparer 

qu'à des tranchées dans un tas de fumier. L'infection qui 

corrompt l'air dans ces ruelles remplies d'ordures, quand la brise 

des montagnes n'y souffle pas, me faisait envier les nerfs des 

braves gens qui, pour ce qui m'en parut, s'en trouvent bien. C'est 
la foire ; la ville est pleine, la table d'hôte également. – 25 milles. 

 
Le 12. – Clermont ne mérite qu'en partie les reproches que 

j'ai adressés à Moulins et à Besançon ; il y a une salle à lecture 

chez M. 

Bovares (Beauvert), libraire 

; j'y trouvai plusieurs 

journaux et écrits périodiques ; mais ce fut en vain que j'en 

demandai au café ; on me dit cependant que les gens sont grands 

amateurs de politique et attendent avec impatience l'arrivée de 

chaque courrier. La conséquence est qu'il n'y a pas eu de 

troubles ; ce sont les ignorants qui font le mal. La grande nouvelle 

arrivée à l'instant de Paris de la complète abolition des dîmes, des 

droits féodaux, de chasse, de garenne, de colombier, etc., etc., a 

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– 230 – 

été reçue avec la joie la plus enthousiaste par la grande masse du 

peuple,  et  en  général  par  tous  ceux  que  cela  ne  blesse  pas 

directement. Quelques-uns même, parmi ces derniers, 

approuvent hautement cette déclaration ; mais j'ai beaucoup 

causé avec deux ou trois personnages de grand sens qui se 

plaignent amèrement de la grossière injustice et de la dureté de 

ces déclarations, qui ne produisent pas leur effet au moment 

même. M. 

l'abbé Arbre, auquel j'étais recommandé par 

M. 

de 

Brousonnet, eut non seulement la bonté de me 

communiquer les renseignements d'histoire naturelle qu'il avait 

recueillis lui-même dans les environs de Clermont, mais aussi il 

me fit connaître M. Chabrol, amateur très ardent de l'agriculture, 

qui me mit au courant de tout ce qui y touchait avec le plus grand 
empressement. 

 
Le 13. – Royat, près de Clermont. Dans les montagnes 

volcaniques qui l'entourent et qui ont tant occupé les esprits ces 

années passées, il y a des sources que les physiciens représentent 

comme les plus belles et les plus abondantes de France ; on 

ajoutait que les irrigations environnantes méritaient qu'on les 

visitât ; cela m'engagea à prendre un guide. Quand la renommée 

parle de choses que ne connaissent pas ceux qui la répandent, on 

est sûr de la trouver exagérée : les irrigations se réduisent à une 

pente de montagne convertie par l'eau en prairie passable, mais à 

la grosse et sans entente de l'affaire. Celles de la vallée, entre 

Riom et Montferrand, sont bien au-dessus. Les sources sont 

abondantes et curieuses : elles sortent, ou plutôt jaillissent en 

sortant des rochers en quatre ou cinq courants dont chacun peut 

faire tourner un moulin ; c'est dans une caverne, un peu plus bas 

que le village, qu'elles se trouvent. Il y en a beaucoup d'autres une 

demi-lieue plus haut ; au fait, elles sont si nombreuses qu'il n'y a 

pas de rocher qui en soit dépourvu. Je m'aperçus au village que 

mon guide ne connaissait pas du tout le pays, je pris donc une 

femme pour m'indiquer les sources d'en haut : à notre retour elle 

fut arrêtée par un soldat de la garde bourgeoise (car ce misérable 

village, lui-même, a sa milice nationale), pour s'être faite, sans 

permission, le guide d'un étranger. On la conduisit à un monceau 

de pierres, appelé le château : quant à moi, on me dit qu'on 

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– 231 – 

n'avait que faire de moi ; cette femme seulement devait recevoir 

une leçon qui lui enseignât la prudence à l'avenir. Comme la 

pauvre diablesse se trouvait dans l'embarras à cause de ma 

personne, je me décidai sur-le-champ à la suivre pour la faire 

relâcher, en attestant son innocence. Toute la populace du village 

nous accompagna, ainsi que les enfants de cette femme, qui 

pleuraient de crainte que leur mère ne fût emprisonnée. Arrivés 

au château, on nous fit attendre un peu, puis on nous introduisit 

dans la salle où se tenait le conseil municipal. On entendit 

l'accusation : tous furent d'accord que, dans des temps aussi 

dangereux, lorsque tout le monde savait qu'une personne du rang 

et du pouvoir de la reine conspirait contre la France, de façon à 

causer les plus vives alarmes, c'était pour une femme un très 

grand crime de se faire le guide d'un étranger, surtout un étranger 

qui avait pris tant de renseignements suspects : elle devait aller 

en prison. J'assurai qu'elle était complètement innocente, car il 

était impossible de lui prêter aucun mauvais dessein. J'avais vu 

les sources inférieures : désireux de visiter les autres je cherchais 

un guide, elle s'était offerte, elle ne pouvait avoir d'autre 

espérance que de rapporter quelques sols pour sa pauvre famille. 

Ce fut alors sur moi que tombèrent les interrogations. Puisque 

mon but n'était que de voir les sources, pourquoi cette multitude 

de questions sur le prix, la valeur et le revenu des terres ? Qu'est-

ce que cela avait à faire avec les sources et les volcans ? Je leur 

répondis que ma position de cultivateur en Angleterre me faisait 

prendre à ces choses un intérêt personnel ; que s'ils voulaient 

envoyer prendre des informations à Clermont, ils pourraient 

trouver des personnes respectables qui leur attesteraient la vérité 

de ce que j'avançais. J'espérais que l'indiscrétion de cette femme 

(je ne pouvais l'appeler une faute) étant la première qu'elle ait 

commise, on la renverrait purement et simplement. On me le 

refusa d'abord, pour me l'accorder ensuite, sur ma déclaration 

que si on la menait en prison, je l'y suivrais en rendant la 

municipalité responsable. Elle fut renvoyée après une 

réprimande, et je repris mon chemin sans m'étonner de 

l'ignorance de ces gens, qui leur fait voir la reine conspirant 

contre leurs rochers et leurs sources ; il y a longtemps que je suis 

blasé sur ce chapitre-là. Je vis mon premier guide au milieu de la 

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– 232 – 

foule qui l'avait accablé d'autant de questions sur moi que je lui 

en avais posé sur les récoltes. Deux opinions se balançaient : la 

première, que j'étais un commissaire, venu pour évaluer les 

ravages faits par la grêle ; l'autre, que la reine m'avait chargé de 

faire miner la ville pour la faire sauter, puis d'envoyer aux galères 

tous les habitants qui en réchapperaient. Le soin que l'on a pris 

de noircir la réputation de cette princesse aux yeux du peuple est 

quelque chose d'incroyable, et il n'y a si grossières absurdités, ni 

impossibilités si flagrantes qui ne soient reçues partout sans 

hésitation. – Le soir, théâtre. On donnait l'Optimiste : bonne 

troupe. Avant de quitter Clermont, je noterai qu'il m'est arrivé de 

dîner ou souper cinq fois à table d'hôte en compagnie de vingt à 

trente personnes, marchands, négociants, officiers, etc., etc. Je ne 

saurais rendre l'insignifiance, le vide de la conversation. À peine 

un mot de politique, lorsqu'on ne devrait penser à autre chose. 

L'ignorance ou l'apathie de ces gens doit être inimaginable ; il ne 

se passe pas de semaine dans ce pays qui n'abonde d'événements 

qui seraient discutés et analysés en Angleterre par les 

charpentiers et les forgerons. L'abolition des dîmes, la destruction 

des gabelles, le gibier devenu une propriété, les droits féodaux 

anéantis, autant de choses françaises, qui, traduites en anglais six 

jours après leur accomplissement, deviennent, ainsi que leurs 

conséquences, leurs modifications, leurs combinaisons, le sujet 

de dissertations pour les épiciers, les marchands de chandelles, 

les marchands d'étoffes et les cordonniers de toutes nos villes ; 

cependant les Français eux-mêmes ne les jugent pas dignes de 

leur conversation, si ce n'est en petit comité. Pourquoi ? Parce 

que le bavardage privé n'exige pas de connaissances. Il en faut 

pour parler en public, et c'est pourquoi ils se taisent : je le 

suppose au moins, car la vraie solution est hérissée de mille 

difficultés. Cependant, combien de gens et de sujets dans lesquels 

la volubilité ne provient que de l'ignorance ? Enfin, que l'on 

s'explique le fait comme on voudra, pour moi il est constant et 
n'admet pas le moindre doute. 

 
Le 14. – Issoire. Le pays est rendu pittoresque par la quantité 

de montagnes coniques qui s'élèvent de tous les côtés. Quelques-

unes sont couronnées de villes, sur d'autres s'élèvent des 

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– 233 – 

forteresses romaines ; l'idée que tout cela est le produit d'un feu 

souterrain, quoique remontant à des âges bien trop éloignés pour 

qu'il en reste aucun témoignage que l'œuvre elle-même, cette idée 

tient constamment l'attention en éveil.  M. de l'Arbre  m'a  donné 

une lettre pour M. de Brès, docteur en médecine à Issoire ; je 

trouvai celui-ci au milieu de ses concitoyens réunis à l'Hôtel de 

ville, pour entendre la lecture d'un journal. Il me conduisit au 

fond de la salle et me fit asseoir près de lui : le sujet de la lecture 

était la suppression des ordres monastiques et la conversion des 

dîmes. Je remarquai que les auditeurs, parmi lesquels il y en avait 

de la plus basse classe, étaient très attentifs ; tous paraissaient 

approuver ce qu'on avait dit des dîmes et des moines. M. de Brès, 

qui est un homme de grand sens, m'emmena à sa ferme, à demi-

lieue de la ville, sur un terrain d'une richesse admirable ; comme 

toutes les autres fermes, celle-ci est aux mains d'un métayer. 

Soupé ensuite chez lui en bonne compagnie ; la discussion 

politique a été fort animée. On parlait des nouvelles du jour, on 

semblait disposé à approuver chaleureusement les dernières 

mesures ; je soutins que l'assemblée ne suivait aucun plan 

régulier ; elle avait la rage de la destruction sans le goût qui fait 

édifier de nouveau : si elle continuait ainsi, détruisant tout et 

n'établissant rien, elle jetterait à la fin le royaume dans une telle 

confusion, qu'elle-même n'aurait plus assez de pouvoir pour 

ramener l'ordre et la paix ; on serait sur le bord de l'abîme, ou de 
la banqueroute, ou de la guerre civile. 

 
– Je hasardai mon avis que, sans une chambre haute, il ne 

peut y avoir de constitution solide et durable. Ce point fut très 

débattu, mais c'était assez pour moi que la discussion fût 

possible, et que de six ou sept messieurs il s'en trouvât deux pour 

adopter un système si peu au goût du jour que le mien. – 17 
milles. 

 
Le 15. – Jusqu'à Brioude, la campagne offre toujours le même 

intérêt. Le sommet de chacune des montagnes d'Auvergne est 

couronné d'un vieux château, d'un village ou d'une ville. Pour 

aller à Lampde (Lempdes), traversé la rivière sur un grand pont 

d'une seule arche. Là j'ai rendu visite à M. Greyffier de Talairat, 

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– 234 – 

avocat et subdélégué, pour lequel j'avais une recommandation ; il 

a eu la bonté de répondre avec soin à toutes mes demandes sur 

l'agriculture des environs. Il s'enquit beaucoup de lord Bristol, et 

apprit avec plaisir que je venais de la même province. Nous 

bûmes à la santé de ce seigneur avec du vin blanc très fort, très 
goûté par lui et conservé depuis quatre ans au soleil. – 18 milles. 

 
Le 16. – En route de bonne heure pour éviter la chaleur dont 

je m'étais senti légèrement incommodé ; arrivé, à Fix. Traversé la 

rivière sur un bac, tout près d'un pont en construction, et monté 

graduellement dans un district d'origine volcanique où tout a été 

bouleversé par le feu. À la descente près de Chomet (la 

Chaumette), on remarque, à côté du chemin à droite, un amas de 

colonnes basaltiques ; ce sont de petits prismes hexagones très 

réguliers ; à gauche, dans la plaine, s'élève Poulaget (Paulhaguet). 

Fait halte à Saint-Georges, où je me procurai un guide et des 

mules pour visiter la chaussée basaltique de Chilliac (Chilhac), 

qui ne vaut certes pas qu'on se dérange. À Fix, j'ai vu un beau 

champ de trèfle, spectacle qui n'avait pas réjoui mes yeux, je 

crois, depuis l'Alsace. Je demandai à qui il appartenait : à 

M. Coffier, docteur en médecine. J'entrai chez lui pour obtenir 

quelques renseignements qu'il me donna très courtoisement en 

me permettant de parcourir presque toute sa ferme. Il me fit 

présent d'une bouteille de vin mousseux fait en Auvergne. Je lui 

demandai le moyen de visiter les mines d'antimoine à quatre 

heures d'ici ; mais il me dit que l'on était si enragé dans les 

environs et qu'il y avait eu dernièrement de si grands excès, qu'il 

me conseillait d'abandonner ce projet. À en juger par le climat et 

par les bois de pin, l'altitude doit être assez grande ici. Depuis 

trois jours je fondais de chaleur ; aujourd'hui, quoique le soleil 

soit brillant, je suis aussi à mon aise qu'un jour d'été en 

Angleterre.  Il  ne  fait  jamais  plus  chaud,  mais  on  se  plaint  de 

l'intensité du froid de l'hiver ; l'année passée, il y a eu seize 

pouces de neige. L'empreinte des volcans est marquée partout ; 

les édifices et les murs de clôture sont en lave, les chemins formés 

de lave, de pouzzolane et de basalte : partout on remarque 

I'action du feu souterrain. Il faut cependant faire des réflexions 

pour s'apercevoir de la fertilité du sol. Les récoltes n'ont rien 

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– 235 – 

d'extraordinaire ; quelques-unes même sont mauvaises, mais 

aussi il faut considérer la hauteur. Nulle part je n'ai vu de cultures 

à cette altitude ; le blé vient sur des sommets de montagnes où 

l'on ne chercherait que des rochers,  du  bois  ou  de  la  bruyère 
(erica vulgaris). – 42 milles. 

 
Le 17. – Les 15 milles de Fix au Puy en Velay sont du dernier 

merveilleux. La nature, pour enfanter ce pays tel que nous le 

voyons, a procédé par des moyens difficiles à retrouver autre part. 

L'aspect général rappelle l'Océan furieux. Les montagnes 

s'entassent dans une variété infinie, non pas sombres et désolées 

comme dans d'autres pays, mais couvertes jusqu'au sommet 

d'une culture faible à la vérité. De beaux vallons réjouissent l'œil 

de leur verdure ; vers le Puy, le tableau devient plus pittoresque 

par l'apparition de rochers les plus extraordinaires que l'on puisse 
voir nulle part. 

 
Le château de Polignac, d'où le duc de ce nom prend son titre, 

s'élève sur l'un d'eux, masse énorme et hardie, de forme presque 

cubique, qui se dresse perpendiculairement au-dessus de la petite 

ville rassemblée à ses pieds. La famille de Polignac prétend à une 

origine très antique ; ses prétentions remontent à Hector ou 

Achille, je ne sais plus lequel ; mais je n'ai trouvé personne en 

France qui consentît à lui donner au delà du premier rang de la 

noblesse, auquel elle a assurément des droits. Il n'est peut-être 

pas de château ni mieux fait que celui-ci pour donner à une 

famille un orgueil local ; il n'est personne qui ne sentît une 

certaine vanité de voir son nom attaché depuis les temps les plus 

anciens à un rocher si extraordinaire ; mais si je joignais sa 

possession  au  nom,  je  ne  le  vendrais  pas  pour  une  province. 

L'édifice est si vieux, sa situation si romantique, que les âges 

féodaux vous reviennent à l'imagination par une sorte 

d'enchantement ; vous y reconnaissez la résidence d'un baron 

souverain, qui à une époque plus éloignée et plus respectable, 

quoique également barbare, fut le généreux défenseur de sa patrie 

contre l'invasion et la tyrannie de Rome. Toujours, depuis les 

révolutions de la nature qui l'ont vu surgir, cette masse a été 
choisie comme une forteresse. 

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– 236 – 

 
Nos sentiments ne sont pas aussi flattés de donner notre nom 

à un château que rien ne distingue au milieu d'une belle plaine 

par exemple ; les antiques souvenirs des familles remontent à un 

âge de profonde barbarie où la guerre civile et l'invasion 

emportaient les habitants du plat pays. Les Bretons des plaines 

d'Angleterre se virent chassés jusqu'en Bretagne 

; mais, 

retranchés derrière les montagnes du pays de Galles, ils y ont 

persisté jusqu'à aujourd'hui. À environ une portée de fusil de 

Polignac, il y a un autre rocher aussi remarquable, quoique moins 

grand. Dans la ville du Puy il s'en trouve un autre assez élevé et 

un second remarquable par sa forme de tour, sur lequel est bâtie 

l'église Saint Michel. Le gypse et la chaux abondent, les prairies 

recouvrent de la lave ; tout, en un mot, est le produit du feu ou a 

subi son action, Le Puy, jour de foire, table d'hôte, ignorance 

habituelle. Plusieurs cafés, dont quelques-uns considérables, 
mais pas de journaux. –15 milles. 

 
Le 18 – En sortant du Puy, la montagne que l'on monte pour 

aller à Costerous, pendant quatre ou cinq milles, offre une vue de 

la ville bien plus pittoresque que celle de Clermont. La montagne 

avec sa ville conique, couronnée par son grand rocher et ceux de 

Saint-Michel et de Polignac, forme un tableau singulier. La route 

est superbe, toute en lave et en pouzzolane. Les pentes qui y 

touchent semblent se transformer en prismes basaltiques 

pentagones et hexagones ; les pierres servant de bornes sont des 

fragments de colonnes basaltiques. Pradelles, auberge tenue par 

les trois sœurs Pichot, une des plus mauvaises de France. 
Étroitesse, misère, saleté et ténèbres. – 20 milles. 

 
Le 19. – Les forêts de pins sont très grandes près de Thuytz 

(Thueyts) ; il y a des scieries, une roue d'engrenage qui, poussant 

les pièces de bois, dispense d'employer un homme à cette 

besogne ; c'est un grand progrès sur ce qui se fait aux Pyrénées. 

Passé près d'une magnifique route neuve sur le versant 

d'immenses montagnes de granit, des châtaigniers se voient 

partout, étendant une verdure luxuriante sur des roches nues où 

il n'y a pas de terre. On sait que ce bel arbre aime les sols 

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– 237 – 

volcaniques ; il y en a de remarquables, j'en mesurai un de quinze 

pieds de circonférence à cinq pieds du sol ; beaucoup ont de neuf 

à dix pieds, avec une hauteur de cinquante à soixante pieds. À 

Maisse (Mayres), la belle route fait place à une autre route 

presque naturelle, qui traverse le rocher pendant quelques 

milles ; mais elle reprend environ 1/2 mille avant Thuytz ; elle 

égale tout ce que l'on peut voir. Formée de matériaux 

volcaniques, elle a quarante pieds de largeur, sans un caillou ; 

c'est une surface de niveau cimentée par la nature. On m'assura 

qu'un espace de 1 800 toises, soit 2 milles 1/2, avait coûté 

180 000 liv. (8250 liv.). Elle conduit, comme d'habitude, à une 

misérable auberge, mais l'écurie est large, et sous tous les 

rapports, l'établissement de M. Grenadier surpasse celui des 

demoiselles Pichot. Les mûriers font ici leur apparition, et avec 

eux les mouches ; c'est le premier jour où je m'en sois trouvé 

incommodé. À Thuytz, je me proposais de passer un jour pour 

aller à quatre milles de là visiter la Montagne de la Coup au Colet 
d'Aiza,

27

 dont M. Faujas de Saint-Fond a donné une vue 

remarquable dans ses Recherches sur les volcans éteints. Je 

commençai mes dispositions en me procurant un guide et une 

mule pour le lendemain. À l'heure du dîner, le guide et sa femme 

vinrent me trouver et semblèrent désapprouver mes projets par 

les difficultés qu'ils élevaient à chaque moment ; comme je les 

avais questionnés sur le prix des vivres et d'autres choses, je 

suppose qu'ils me regardaient comme suspect, et me crurent de 

mauvaises intentions. Je tins bon cependant ; on me dit alors 

qu'il fallait prendre deux mules. « Très bien, ayez-en deux ! » Ils 

revinrent ; il n'y avait pas d'homme pour conduire ; à cela 

venaient s'ajouter de nouvelles expressions de surprise sur mon 

désir de voir des montagnes qui ne me regardaient en rien. Enfin, 

après avoir fait des difficultés à tout ce que je disais, ils me 

déclarèrent tout uniment que je n'aurais ni mule ni guide, et d'un 

air à ne me laisser aucun espoir. Environ une heure après, vint un 

messager très poli du marquis de Deblou, seigneur de la paroisse, 

qui, ayant su qu'il y avait à l'auberge un Anglais très désireux de 

visiter les volcans, me proposait de faire une promenade avec 

                                       

27

 Montagne de la Coste, au Coulet d'Ayzac (carte de Cassini). 

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– 238 – 

moi. J'acceptai son offre avec empressement, et prenant sur-le-

champ la direction de sa demeure, je le rencontrai en chemin. Je 

lui expliquai mes motifs et les difficultés que j'avais rencontrées ; 

il me dit alors que mes questions avaient inspiré les soupçons les 

plus absurdes aux gens du pays, et que les temps étaient si 

critiques, qu'il me conseillait de m'abstenir de toute excursion 

hors de la grande route à moins qu'on ne montrât de 

l'empressement à me satisfaire en cela. Dans un autre moment, il 

eût été heureux de me conduire lui-même ; mais à présent, on ne 

saurait avoir trop de prudence. Impossible de résister à de telles 

raisons ; mais quelle mortification de laisser sans les voir les 

traces volcaniques les plus curieuses du pays ! Car dans le dessin 

de M. de Saint-Fond, les contours du cratère sont aussi distincts 

que si la lave coulait encore. Le marquis me montra alors son 

jardin et son château, au milieu des montagnes ; derrière se 

trouve celle de Gravenne, volcan éteint selon toutes probabilités 

quoique le cratère soit difficile à distinguer. En causant avec lui et 

un autre monsieur sur l'agriculture, et particulièrement sur le 

produit des mûriers, ils me citèrent une petite pièce de terre qui, 

par  la  soie  seule,  donnait  chaque  année  120  liv.  (5  liv.  st.  5  s.) ; 

comme elle était près du chemin, nous y entrâmes. Sa petitesse 

me frappa comparée à son produit ; je la parcourus pour voir ce 

qu'elle contenait, et j'en pris note dans mon portefeuille. Peu 

après, à la brune, je pris congé de ces messieurs et rentrai à 

l'auberge. Mes actions avaient eu plus de témoins que je 

n'imaginais, car à onze heures, une bonne heure après que je 

m'étais endormi, un piquet de vingt hommes de la milice 

bourgeoise, armés de fusils, d'épées, de sabres et de piques, entra 

dans ma chambre et entoura mon lit selon les ordres du chef, qui 

me demanda mon passeport mais qui ne parlait pas anglais. Il 

s'ensuivit un dialogue trop long pour être rapporté ; je dus donner 

mon passeport, puis, cela ne leur suffisant pas, mes papiers. On 

me déclara que j'étais sûrement de la conspiration tramée par la 

reine, le comte d'Artois et le comte d'Entragues (grand 

propriétaire ici), et qu'ils m'avaient envoyé comme arpenteur 

pour mesurer leurs champs, afin d'en doubler les taxes. Ce qui me 

sauva fut que mes papiers étaient en anglais. Ils s'étaient mis en 

tête que ce nom était pour moi un déguisement, car ils parlent un 

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– 239 – 

tel jargon, qu'ils ne pouvaient s'apercevoir à mon accent que 

j'étais étranger. Ne trouvant ni cartes, ni plans, ni rien que leur 

imagination pût convertir en cadastre de leur paroisse, cela leur 

fit une impression dont je ne jugeai qu'à leurs manières, car ils ne 

s'entretenaient qu'en patois. Voyant cependant qu'ils hésitaient 

encore, et que le nom du comte d'Entragues revenait souvent sur 

leurs lèvres, j'ouvris un paquet de lettres scellées, en disant : 

« 

Voici, Messieurs, mes lettres de recommandation pour 

différentes villes de France et d'Italie, ouvrez celle qu'il vous 

plaira, et vous verrez, car elles sont écrites en français, que je suis 

un honnête fermier d'Angleterre, et non pas le scélérat que vous 

vous êtes imaginé. » Là-dessus, nouveau débat qui se termina en 

ma faveur, ils refusèrent d'ouvrir mes lettres, et se préparèrent à 

me quitter. Mes questions si nombreuses sur les terres, mon 

examen détaillé d'un champ après que j'avais prétendu n'être 

venu que pour les volcans, tout cela avait élevé des soupçons qui, 

me firent-ils remarquer, étaient très naturels lorsque l'on savait à 

n'en pouvoir douter que la reine, le comte d'Artois et le comte 

d'Entragues conspiraient contre le Vivarais. À ma grande 

satisfaction, ils me souhaitèrent une bonne nuit et me laissèrent 

aux prises avec les punaises qui fourmillaient dans mon lit 

comme des mouches dans un pot de miel. Je l'échappai belle, 

c'eût été une position délicate d'être jeté dans quelque prison 

commune, ou au moins gardé à mes frais jusqu'à ce qu'un 

courrier envoyé à Paris apportât des ordres, moi payant les 
violons. – 20 milles. 

 
Le 20. – Mêmes montagnes imposantes jusqu'à Villeneuve-

de-Berg. La route, pendant un demi-mille, passe au-dessous 

d'une immense masse de lave basaltiques, offrant différentes 

configurations et reposant sur des colonnes régulières ; au centre 

s'avance un grand promontoire. La hauteur, la forme, le caractère 

volcanique, pris par toute cette masse, présentent un spectacle 

magnifique  aux  yeux  du  vulgaire  comme  à  ceux  du  savant.  Au 

moment d'entrer à Aubenas, me trompant sur la route, qui n'est 

qu'à moitié finie, il me fallut tourner : c'était un terrain en pente 

et il y a rarement de parapets. Ma jument française a le malheur 

de reculer trop tout d'un coup, quand elle s'y met ; elle ne s'en fit 

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– 240 – 

pas faute en ce moment et nous fit rouler, la chaise de poste, elle 

et moi, dans le précipice ; la fortune voulut qu'en cet endroit la 

montagne offrît une sorte de plate-forme inférieure qui ne nous 

laissa tomber que d'environ 5 pieds.  Je  sautai  de  la  voiture  et 

tombai sans me faire de mal ; la chaise fut culbutée et la jument 

jetée sur le flanc et prise dans les harnais, ce qui la retint de 

tomber de soixante pieds de haut. Heureusement elle resta 

tranquille ; elle se serait débattue que la chute eût été imminente. 

J'appelai à mon aide quelques chaufourniers qui consentirent à 

grand'peine à se laisser diriger, en abandonnant chacun son plan 

particulier d'où il n'aurait pu résulter que du mal. Nous retirâmes 

d'abord la jument, puis la chaise fut relevée et la plus grande 

difficulté fut de ramener l'une et l'autre sur la route. C'est le plus 

grand risque que j'aie jamais couru. Quel pays pour s'y casser le 

cou ! Rester six semaines ou deux mois au Cheval blanc 

d'Aubenas, auberge qui serait le purgatoire d'un de mes 

pourceaux, seul, sans un parent, ni un ami, ni un domestique, au 

milieu de gens dont il n'y a pas un sur soixante qui parle français ! 

Grâces soient rendues à la bonne Providence qui m'en a 

préservé ! Quelle situation ! J’en frémis plus en y réfléchissant 

que je ne faisais en tombant dans le précipice. Je donnai aux sept 

hommes qui m'entouraient un petit écu de trois livres qu'ils 

refusèrent, pensant avec sincérité que c'était beaucoup trop. J'ai 

fait réparer mes harnais à Aubenas et visité, sans sortir de la ville, 
des moulins pour le dévidage de la soie qui sont considérables. 

 
Villeneuve-de-Berg. – J'ai été traqué immédiatement par la 

milice bourgeoise. Où est votre certificat ? Puis la difficulté 

ordinaire : qu'il ne contenait pas de signalement. Pas de papiers ? 

La chose était, disaient-ils, de grande importance, et chacun d'eux 

parlait comme s'il se fût agi d'un bâton de maréchal. Ils 

m'accablèrent de questions et finirent par me déclarer suspect, ne 

pouvant concevoir qu'un fermier de Suffolk vînt voyager dans le 

Vivarais. Avait-on jamais entendu parler de voyages entrepris par 

intérêt pour l'agriculture ? Il fallait emporter mon passeport à 

l'Hôtel de ville, assembler le conseil permanent et mettre un 

homme de faction à ma porte. Je leur répondis qu'ils pouvaient 

faire ce que bon leur semblait, pourvu qu'ils ne m'empêchent pas 

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– 241 – 

de dîner, parce que j'avais faim ; ils se retirèrent. À peu près une 

demi-heure ensuite, un homme de bonne mine, croix de Saint-

Louis, vint me faire quelques questions très polies et ne sembla 

pas conclure de mes réponses qu'il y eût en ce moment de 

conspiration très dangereuse entre Marie-Antoinette et A. Young. 

Il sortit en me disant qu'il espérait que je n'aurais à rencontrer 

aucune difficulté. Une autre demi-heure se passa et un soldat vint 

me prendre pour me conduire à l'Hôtel de ville, où le conseil était 

assemblé. On me posa de nombreuses questions, et j'entendis 

quelquefois s'étonner qu'un fermier anglais voyageât si loin pour 

observer l'agriculture, mais d'une manière convenable et 

bienveillante ; et quoique ce voyage parût aussi nouveau que celui 

de  ce  philosophe  ancien  qui  faisait  le  tour  du  monde  monté  sur 

une vache et se nourrissant de son lait, on ne trouva rien 

d'invraisemblable dans mon récit, mon passeport fut signé, on 

m'assura de tous les bons offices dont je pourrais avoir besoin, et 

ces messieurs me congédièrent en hommes bien élevés. Je leur 

contai la façon dont j'avais été traité à Thuytz, ils la 

condamnèrent fortement. Saisissant l'occasion, je leur demandai 

où se trouvait Pradel (Pradelles), terre d'Olivier de Serres, le 

fameux écrivain français sur l'agriculture du temps d'Henri IV. 

On me fit voir sur-le-champ par la fenêtre sa maison de ville, en 

ajoutant que Pradelles était à moins d'une demi-lieue. Comme 

c'était une des choses que j'avais notées avant de venir en France, 

je ne fus pas peu satisfait de ces renseignements. Pendant cet 

interrogatoire, le maire m'avait présenté à un monsieur qui avait 

fait une traduction de Sterne ; à mon retour à l'auberge je vis que 

c'était M. de Boissière, avocat général au parlement de Grenoble. 

Je ne voulus pas quitter cette ville sans connaître un peu une 

personne qui s'était distinguée plus d'une fois par sa 

connaissance de la littérature anglaise : j'écrivis donc un billet où 

je lui demandai la faveur de m'accorder un entretien avec un 

homme qui avait fait parler à notre inimitable auteur la langue du 

peuple qu'il aimait tant. M. de Boissière vint immédiatement, 

m'emmena chez lui, me présenta à sa femme et à quelques amis, 

et comme je montrais beaucoup d'intérêt pour ce qui avait 

rapport à Olivier de Serres, il me proposa une promenade à 

Pradelles. On croira aisément que cela entrait trop bien dans mes 

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– 242 – 

goûts pour refuser, et j'ai rarement passé de soirée plus agréable. 

Je contemplais la demeure de l'illustre père de l'agriculture 

française, de l'un des plus grands écrivains sur cette matière qui 

eussent alors paru dans le monde, avec cette vénération que ceux-

là sentent seuls qui se sont adonnés à quelques recherches 

particulières et dont ils savourent en de tels moments les plus 

exquises jouissances. Je veux ici rendre honneur à sa mémoire, 

deux cents ans après ses efforts. C'était un excellent cultivateur et 

un excellent patriote, et Henri IV ne l'eût pas choisi comme 

l'agent principal de son grand projet de l'introduction de la 

culture des mûriers en France, sans sa renommée considérable, 

renommée gagnée à juste titre, puisque la postérité l'a confirmée. 

Il y a trop longtemps qu'il est mort pour se faire une idée précise 

de ce que devait être la ferme. La plus grande partie se trouve sur 

un sol calcaire ; il y a près du château un grand bois de chênes, 

beaucoup de vignes et des mûriers en abondance, dont quelques-

uns sont assez vieux pour avoir été plantés de la main vénérable 

de l'homme de génie qui a rendu ce sol classique. Le domaine de 

Pradelles, dont le revenu est d'environ 5 000 livres (218 liv. st. 15 

sh.), appartient à présent au marquis de Mirabel, qui le tient de sa 

femme, descendante des de Serres. J'espère qu'on l'a exempté de 

taxes à tout jamais ; celui qui, dans ses écrits, a posé les 

fondements de l'amélioration d'un royaume, devrait laisser à sa 

postérité quelques marques de la gratitude de ses concitoyens. 

Quand on montra, comme on me l'a montrée, la ferme de Serres à 

l'évêque actuel de Sisteron, il remarqua que la nation devrait 

élever une statue à la mémoire de ce grand génie : le sentiment ne 

manque pas de mérite, quoiqu'il ne dépasse pas en banalité l'offre 

d'une prise de tabac ; mais si cet évêque a en main une ferme bien 

cultivée, il lui fait honneur. Soupé avec monsieur et madame de 
Boissière, etc., et joui d'une agréable conversation. – 21 milles. 

 
Le 21. – M. de Boissière, voulant avoir mon avis sur les 

améliorations à faire dans une ferme qu'il avait achetée à six ou 

sept milles de Berg, sur la route de Viviers, où j'allais, il 

m'accompagna jusque-là. Je lui conseillai d'en enclore bien une 

partie chaque année, finissant avec soin la chose commencée 

avant de passer à une autre, ou de ne pas s'en mêler du tout ; puis 

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– 243 – 

je le prémunis contre l'abus de l'écobuage. Je crains cependant 

que son homme d'affaires ne l'emporte sur le fermier anglais. 

J'espère qu'il aura reçu la graine de navets que je lui ai envoyée. 

Dîné à Viviers et passé le Rhône. L'arrivée à l'Hôtel de Monsieur, 

grand et bel établissement à Montélimart, après les auberges du 

Vivarais  où  il  n'y  a  que  de  la  saleté,  des  punaises  et  des  buffets 

mal garnis, ressemblait au passage d'Espagne en France : le 

contraste est frappant, et je me frottai les mains d'être de 

nouveau dans un pays chrétien, chez les milords Ninchitreas et 
les miladis Bettis de M. Chabot

28

 – 23 milles. 

 
Le 22. – Ayant une lettre pour M. Faujas de Saint-Fond, le 

célèbre naturaliste, auquel le monde doit plusieurs ouvrages 

importants sur les volcans, les aérostats et d'autres sujets de 

l'étude de la nature, j'eus la satisfaction d'apprendre, en le 

demandant, qu'il était à Montélimart, et de voir, en lui rendant 

visite, un homme de sa valeur bien logé et paraissant dans 

l'aisance. Il me reçut avec cette politesse franche qui fait partie de 

son caractère, et me présenta sur-le-champ à M. l'abbé Bérenger, 

qui est un de ses voisins de campagne et un excellent cultivateur, 

et à un autre monsieur qui partage les mêmes goûts. Le soir, il 

m'emmena faire visite à une dame de ses amies adonnée aux 

mêmes recherches, madame Cheinet, dont le mari est membre de 

l'Assemblée nationale ; s'il a le bonheur de rencontrer à Versailles 

une dame aussi accomplie que celle qu'il a laissée à Montélimart, 

sa mission ne sera pas stérile et il pourra s'employer mieux qu'à 

voter des régénérations. Cette dame nous accompagna dans une 

promenade aux environs, et je fus enchanté de la trouver 

excellente fermière, très habile dans la culture, et tout à fait 

disposée à répondre à nos questions, particulièrement sur la 

culture de la soie. La naïveté de ce caractère et l'agréable 

conversation de cette personne avaient un charme qui m'aurait 
rendu délicieux un plus long séjour ici ; mais la charrue !… 

 

                                       

28

 Ici l'auteur n'est pas compréhensible, même pour ses 

compatriotes. – ZIMMERMAN. 

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– 244 – 

Le 23. – Accompagné M. Faujas à sa terre de l'Oriol (Loriol), 

à 15 milles nord de Montélimart ; il est en train de bâtir une belle 

maison. Je fus content de voir sa ferme monter à 280 septerées 

de terre ; ma satisfaction eût été plus grande si je n'y avais pas 

trouvé un métayer. M. Faujas me plaît beaucoup ; la vivacité, 

l'entrain, le phlogistique de son caractère ne dégénèrent pas en 

légèreté ni en affectation ; il poursuit obstinément un sujet, et 

montre que ce qui lui plaît dans la conversation, c'est 

l'éclaircissement d'un point douteux par l'échange et l'examen 

consommé des idées qui s'y rapportent, et non pas cette vaine 

montre de facilité de parole qui n'amène aucun résultat. Le 

lendemain, M. l'abbé Bérenger vint avec un autre monsieur 

passer la journée ; on alla visiter sa ferme. C'est un excellent 

homme, qui me convient beaucoup ; il est curé de la paroisse et 

préside le conseil permanent. Il est à présent enflammé d'un 

projet de réunir les protestants à son église, et il nous parla avec 

bonheur du pouvoir qu'il avait eu de leur persuader de se mêler 

comme des frères à leurs concitoyens dans l'église catholique 

pour chanter le Te Deum, le jour des actions de grâces générales 

pour l'établissement de la liberté ; ils y avaient consenti par égard 

pour son caractère personnel. Sa conviction est ferme que chaque 

parti cédant un peu et adoucissant ou retranchant ce qu'il y a de 

trop blessant pour l'autre, ils pourront parvenir à un complet 

accord. Cette idée est si généreuse que je doute qu'elle convienne 

à la multitude, indocile à la voix de la raison, mais soumise à des 

futilités et à des cérémonies, et attachée à sa religion en raison 

des absurdités qu'elle y trouve. Il n'y a pas pour moi le moindre 

doute que la populace anglaise serait plus scandalisée de voir 

délaisser le symbole de saint Athanase, que tout le banc des 

évêques dont les lumières pourraient être une réflexion exacte de 

celles de la Couronne. M. l'abbé Bérenger vient d'achever un 

mémoire pour l'Assemblée nationale, dans lequel il propose son 

projet d'union des deux églises, et il a l'intention d'y ajouter une 

clause pour faire autoriser le mariage des prêtres. Il lui semblait 

évident que l'intérêt de la morale et celui de la nation 

demandaient que, cessant de rester isolé, le clergé partageât les 

relations et les attachements de ses concitoyens. Il faisait voir 

combien était triste la vie d'un curé de campagne, et, flattant mes 

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– 245 – 

goûts,  il  avançait  que  personne  ne  pouvait  se  livrer  a  la  culture 

sans l'espoir de voir ses travaux continués par ses héritiers. Il me 

montra son mémoire, et je vis avec grand plaisir la bonne 

harmonie qui régnait entre gens des deux confessions, grâce, sans 

doute, à d'aussi bons curés. Le nombre des protestants est très 

considérable dans ce pays. Je l'engageai fortement à mettre à 

exécution son plan de mémoire sur le mariage, en l'assurant que, 

dans les circonstances actuelles, le plus grand honneur 

reviendrait à tous ceux qui soutiendraient ce mémoire, qu'on 

devait considérer comme la revendication des droits de 

l'humanité violemment et injurieusement déniés au grand 

détriment de la nation. Hier, avec M. Faujas de Saint-Fond, nous 

sommes passés près d'une congrégation de protestants, 

assemblés comme des druides sous cinq ou six beaux chênes, 

pour offrir leurs actions de grâces au Père qui leur donne le 

bonheur et l'espérance. Sous un semblable ciel, quel temple de 

pierre et de ciment pourrait égaler la dignité de celui-ci que leur a 

préparé la main du Dieu qu'ils révèrent ? Voici un des jours les 

mieux remplis que j'aye passés en France : nous avons dîné 

longuement et en fermiers, nous avons bu à l'anglaise au progrès 

de la charrue, et nous avons si bien parlé agriculture que j'aurais 

voulu avoir mes voisins de Suffolk pour partager ma satisfaction. 

Si M. Faujas de Saint-Fond vient en Angleterre, je le leur 

présenterai avec plaisir. – Retourné le soir à Montélimart. – 30 
milles. 

 
Le 25. – Traversé le Rhône au château de Rochemaure. Ce 

château s'élève sur un rocher de basalte, presque perpendiculaire, 

décelant, par sa structure prismatique, son origine ignée. Voyez 

les Recherches de M. Faujas. L'après-midi, gagné Pierrelatte au 

milieu d'un pays stérile et sans intérêt, bien inférieur aux 
environs de Montélimart. – 22 milles. 

 
Le 26. – Il ne devient guère meilleur du côté d'Orange ; une 

chaîne de montagnes borde l'horizon sur la gauche, on ne voit 

rien du Rhône. Dans cette dernière ville, on voit les ruines d'un 

édifice romain de 60 à 80 pieds de haut, que l'on prend pour un 

cirque ; d'un arc de triomphe, dont les beaux ornements n'ont pas 

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– 246 – 

tout à fait disparu, et, dans une maison pauvre, un beau pavé très 

bien conservé, mais inférieur à celui de Nîmes. Le vent de bise a 

soufflé très fort ces derniers jours, sous un ciel clair, tempérant 

les chaleurs, qui sans lui seraient accablantes. Je ne sais si la 

santé des Français s'en accommode, mais il a sur la mienne un 

effet diabolique, je me sentais comme prêt à tomber malade, le 

corps dans un malaise nouveau pour moi. Ne pensant pas au 

vent, je ne savais à quoi l'attribuer, mais la coïncidence des deux 

choses  me  fit  voir  leur  rapport  comme  probable ;  l'instinct,  en 

outre,  beaucoup  plus  que  la  raison,  me  fait  m'en  garder  autant 

que possible. Vers quatre ou cinq heures, le matin, il est si âpre 

qu'aucun voyageur ne se met en chemin. Il est plus pénétrant que 

je ne l'aurais imaginé ; les autres vents arrêtent la transpiration, 

celui-ci semble vous dessécher jusqu'à la moelle des os. – 20 
milles. 

 
Le 27. – Avignon. Soit pour avoir vu ce nom si souvent répété 

dans l'histoire du moyen âge, soit les souvenirs du séjour des 

papes, soit plus encore la mention qu'en fait Pétrarque. Dans ses 

poèmes, qui dureront autant que l'élégance italienne et les 

sentiments du cœur humain, je ne saurais le dire, mais 

j'approchais de cette ville avec un intérêt, une attente, que peu 

d'autres ont excité en moi. La tombe de Laure est dans l'église des 

Cordeliers ; ce n'est qu'une dalle portant une image à moitié 

effacée, et une inscription en caractères gothiques ; une seconde 

fixée dans le mur montre les armes de la famille de Sade. 

Incroyable puissance du talent quand il s'emploie à décrire des 

passions communes à tous les cœurs ! Que de millions de jeunes 

filles, belles comme Laure aussi tendrement aimées, qui, faute 

d'un Pétrarque, ont vécu et sont mortes dans l'oubli ! Tandis que 

des milliers de voyageurs, guidés par ces lignes impérissables, 

viennent, poussés par des sentiments que le génie seul peut 

exciter, mêler leurs soupirs à ceux du poète qui, a voué ces restes 

à l'immortalité ! J'ai vu dans la même église un monument au 

brave Crillon, j'ai visité aussi d'autres églises et d'autres tableaux ; 

mais à Avignon, c'est toujours Laure et Pétrarque qui dominent. – 
19 milles. 

 

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– 247 – 

Le 28. – Visite au père Brouillony, visiteur provincial, qui, 

avec, la plus grande obligeance, me mit en rapport avec les 

personnes les plus capables en agriculture. De la roche où s'élève 

le palais du légat, on jouit d'une admirable vue des sinuosités du 

Rhône ; ce fleuve forme deux grande îles, arrosées et couvertes, 

comme le reste de la plaine, de mûriers, d'oliviers et d'arbres à 

fruits, les montagnes de la Provence, du Dauphiné et du 

Languedoc bornant l'horizon. J'ai été frappé de la ressemblance 

des femmes d'ici avec les Anglaises. Je ne pouvais d'abord me 

rendre compte en quoi elle consistait ; mais c'est dans la coiffure : 

elles se coiffent d'une manière tout à fait différente des autres 
Françaises.

29

 Une particularité plus à l'avantage du pays, c'est 

qu'on ne porte pas de sabots, je n'en ai pas vu non plus en 

Provence. Je me suis souvent plaint de l'ignorance de mes 

commensaux à table d'hôte, c'est bien pis ici : la politesse 

française est proverbiale, mais elle n'est certainement pas sortie 

des mœurs de ceux qui fréquentent les auberges. On n'aura pas, 

une fois sur cent, la moindre attention pour un étranger, parce 

qu'il est étranger. La seule idée politique qui ait cours chez ces 

gens-là est que, si les Anglais attaquent la France, il y a un million 

d'hommes armés pour les recevoir ; et leur ignorance ne semble 

pas distinguer un homme armé pour défendre sa maison de celui 

qui combat loin de sa terre natale. Sterne l'a bien remarqué, leur 

compréhension surpasse de beaucoup leur pouvoir de réfléchir. 

Ce fut en vain que je leur fis des questions comme les suivantes : 

Si une arme à feu, rouillée, dans les mains d'un bourgeois en 

faisait un soldat ? Quand les soldats leur avaient manqué pour 

faire la guerre ? Si jamais il leur avait manqué autre chose que de 

l'argent ? Si la transformation d'un million d'hommes en porteurs 

de mousquets le rendrait plus abondant ? Si le service personnel 

ne leur semblait pas une taxe ? Si, par conséquent, la taxe payée 

                                       

29

 Nous avons été, comme vous, frappés de la ressemblance des 

femmes d'Avignon avec les Anglaises, mais elle nous parut venir de 
leur teint, qui est naturellement plus beau que celui des autres 
Françaises, plutôt que de leur coiffure, qui diffère autant de la nôtre 
que de celle de leurs compatriotes. (Note d'une dame de mes amies.) 
(Note de l'auteur.) 

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– 248 – 

par le service d'un million d'hommes aiderait à en payer d'autres 

plus utiles ? Si la régénération du royaume, en mettant les armes 

à la main a un million d'hommes, avait rendu l'industrie plus 

active, la paix intérieure plus assurée, la confiance plus grande et 

le crédit plus ferme ? Enfin je les assurai que, si les Anglais les 

attaquaient en ce moment, la France jouerait probablement le 

rôle le plus malheureux qu'elle ait connu depuis le 

commencement de la monarchie. « 

Mais, poursuivais-je, 

l'Angleterre, malgré l'exemple que vous lui avez donné dans la 

guerre d'Amérique, dédaignera une telle conduite ; elle voit avec 

peine la constitution que vous vous faites, parce qu'elle la croit 

mauvaise ; mais, quoi que vous établissiez, Messieurs, vous 

n'aurez de vos voisins que des vœux de réussite, pas un 

obstacle. » Ce fui en vain, ils étaient persuadés que leur 

gouvernement était le meilleur du monde, que c'était une 

monarchie et non une république, ce que je contestai ; que les 

Anglais le croyaient excellent et qu'ils aboliraient très 

certainement leur chambre des lords ; je les laissai se complaire 

dans un espoir si bien fondé. Arrivé le soir à Lille (Lisle), dont le 

nom s'est perdu dans la splendeur de celui de Vaucluse. 

Impossible de voir de plus belles cultures, de meilleures 

irrigations et un sol plus fertile que pendant ces seize milles. La 

situation de Lille est fort jolie. Au moment d'y entrer, je trouvai 

de belles allées d'arbres entourées de cours d'eau murmurant sur 

des cailloux ; des personnes parfaitement mises étaient réunies 

pour jouir de la fraîcheur du soir, dans un endroit que je croyais 

être un village de montagnes. Ce fut pour moi comme une scène 

féerique. « Allons, disais-je, quel ennui de quitter ces beaux bois 

et ces eaux courantes pour m'enterrer dans quelque ville sale, 

pauvre, puante, étouffant entre ses murs, l'un des contrastes les 

plus pénibles à mes sentiments ! » Quelle agréable surprise ! 

L’auberge était hors de la ville, au milieu de ce paysage que j'avais 

admiré, et, de plus, une excellente auberge. Je me promenai 

pendant une heure au clair de la lune, sur les bords de ce ruisseau 

célèbre, dont les flots couleront toujours dans une œuvre de 

mélodieuse poésie. Je ne rentrai que pour souper, on me servit les 

truites les plus exquises et les meilleures écrevisses du monde. 
Demain je verrai cette fameuse source. – 16 milles. 

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– 249 – 

 
Le 29. – Les environs de Lille m'enchantent ; de belles routes 

plantées d'arbres qui en font des promenades partent de cette 

ville comme d'une capitale, et la rivière se divise en tant de 

branches et conduites avec tant de soins, qu'il en résulte un effet 

délicieux, surtout pour celui dont l'œil sait reconnaître les 
bienfaits de l'irrigation. 

 
Fontaine de Vaucluse, presque aussi célèbre, que celle 

d'Hélicon et à juste titre. On traverse une vallée que n'égale pas le 

tableau qu'on se fait de Tempé ; la montagne qui se dresse 

perpendiculairement présente à ses pieds une belle et immense 

caverne à moitié remplie par une eau dormante, mais limpide ; 

c'est la fameuse fontaine ; dans d'autres saisons elle remplit toute 

la caverne et bouillonne comme un torrent à travers les rochers ; 

son lit est marqué par la végétation. À présent l'eau, ressort, à 

200 yards plus bas, de masses de rochers, et, à très peu de 

distance, forme une rivière considérable détournée 

immédiatement par les moulins et les irrigations. Sur le haut d'un 

roc, auprès du village, mais au-dessous de la montagne, il y a une 

ruine appelée par le peuple le château de Pétrarque, qui, nous dit-
on, était habité par M. Pétrarque et madame Laure. 

 
Ce tableau est sublime ; mais ce qui le rend vraiment 

intéressant pour notre cœur, c'est la célébrité qu'il doit au génie. 

La puissance qu'ont les rochers, les eaux et les montagnes de 

captiver notre attention et de bannir de notre sein les insipides 

préoccupations de la vie ordinaire, ne tient pas à la nature 

inanimée elle-même. Pour donner de l'énergie à de telles 

sensations, il faut la vie prêtée par la main créatrice d'une forte 

imagination : décrite par le poète ou illustrée par le séjour, les 

actions, les recherches ou les passions des grands génies, la 

nature vit personnifiée par le talent, et attire l'intérêt qu'inspirent 
les lieux que la renommée a consacrés. 

 
Orgon. – Quitté le territoire du pape en traversant la 

Durance. J'ai visité l'essai de navigation de Boisgelin, ouvrage 

entrepris par l'archevêque d'Aix. C'est un noble projet 

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– 250 – 

parfaitement exécuté là où il est fini ; pour le faire, on a percé une 

montagne sur une longueur d'un quart de mille, effort 

comparable à ce qu'on n'a jamais tenté dans ce genre. Voilà 

cependant bien des années qu'on n'y travaille plus, faute d'argent. 

– Le vent de bise a passé ; il souffle sud-ouest maintenant, et la 

chaleur est devenue grande ; ma santé s'en est remise à un point 

qui prouve combien ce vent m'est contraire, même au mois 
d'août. – 20 milles. 

 
Le 30. – J'avais oublié de remarquer que, depuis quelques 

jours, j'ai été ennuyé par la foule de paysans qui chassent. On 

dirait qu'il n'y a pas un fusil rouillé en Provence qui ne soit à 

l'œuvre, détruisant toute espèce d'oiseaux. Les bourres ont sifflé 

cinq ou six fois à mes oreilles, ou sont tombées dans ma voiture. 

L'Assemblée nationale a déclaré chacun libre de chasser le gibier 

sur ses terres, et en publiant cette déclaration absurde telle qu'elle 

est, bien que sage en principe, parce qu'aucun règlement n'assure 

ce droit à qui il appartient, a rempli, me dit-on partout, la France 

entière d'une nuée de chasseurs insupportables. Les mêmes effets 

ont suivi les déclarations relatives aux dîmes, taxes, droits 

féodaux, etc., etc. On parle bien dans ces déclarations de 

compensations et d'indemnités, mais une populace ingouvernable 

saisit les bienfaits de l'abolition en se riant des obligations qu'elle 

impose. Parti au lever du jour pour  Salon,  afin  de  voir  la  Crau, 

une des parties les plus curieuses de la France par son sol, ou 

plutôt à cause de son manque de sol, car elle est couverte de 

pierres fort semblables à des galets : elle nourrit cependant de 

nombreux moutons. Visité les améliorations que M. Pasquali 

tente sur ses terres ; il entreprend de grandes choses, mais à la 

grosse 

: j'aurais voulu le voir et m'entretenir avec lui, 

malheureusement il n'était pas à Salon. Passé la nuit à Saint-
Canat. – 40 milles. 

 
Le 31. – Aix. Beaucoup de maisons manquent de vitres aux 

fenêtres. Les femmes portent des chapeaux d'homme, mais pas de 

sabots. Rendu visite à Aix à M. Gibelin, que les traductions des 

ouvrages du docteur Priestley et des Philosophical transactions 

ont rendu célèbre. Il me reçut avec cette politesse simple et 

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– 251 – 

avenante naturelle à son caractère ; il paraît être très affable. Il fit 

tout en son pouvoir pour me procurer les renseignements dont 

j'avais besoin, et il m'engagea à l'accompagner le lendemain à la 

Tour  d'Aigues,  pour  voir  le  baron  de  ce  nom,  président  du 

parlement d'Aix, pour lequel j'avais aussi des lettres. Ses essais 

dans les Trimestres de la Société d'agriculture de Paris prennent 

rang parmi les écrits les plus remarquables sur l'économie rurale 
que cette publication contienne. 

 
Le 1er septembre. – Tour d'Aigues est à 20 milles nord d'Aix, 

de l'autre côté de la Durance, que nous passâmes dans un bac. Le 

pays, auprès du château, est accidenté et pittoresque et devient 

montagneux à 5 ou 6 milles de là. Le président me reçut d'une 

façon très amicale ; la simplicité de ses manières lui donne une 

dignité pleine de naturel : il est très amateur d'agriculture et de 

plantations. L'après-midi se passa à visiter sa ferme et ses beaux 

bois, qui font exception dans cette  province  si  nue.  Le  château, 

avant qu'il eût été incendié par accident en grande partie, doit 

avoir été un des plus considérables de France ; mais il n'offre plus 

à présent qu'un triste spectacle. Le baron a beaucoup souffert de 

la révolution ; une grande étendue de terres, appartenant 

autrefois absolument à ses ancêtres, avait été donnée à cens ou 

pour de semblables redevances féodales, de sorte qu'il n'y a pas 

de comparaison entre les terres ainsi concédées et celles 

demeurées immédiates dans la famille. La perte des droits 

honorifiques est bien plus considérable qu'elle ne paraît, c'est la 

ruine totale des anciennes influences. Il était naturel d'en espérer 

quelque compensation aisée à établir, mais la déclaration de 

l'Assemblée nationale n'en alloue aucune, et l'on ne sait que trop 

dans ce château que les redevances matérielles que l'Assemblée 

avait déclarées rachetables se réduisent à rien, sans l'ombre d'une 

indemnité. Le peuple est en armes et très agité dans ce moment. 

La situation de la noblesse dans ce pays est terrible : elle craint 

qu'on ne lui laisse rien que les chaumières épargnées par 

l'incendie, que les métayers s'emparent des fermes sans 

s'acquitter de la moitié du produit, et qu'en cas de refus, il n'y ait 

plus ni lois ni autorité pour les contraindre. Il y a cependant ici 

une nombreuse et charmante société, d'une gaieté miraculeuse 

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– 252 – 

quand on songe aux temps, à ce que perd un si grand seigneur, 

qui a reçu de ces ancêtres tant de biens, dévorés maintenant par 

la révolution. Ce château superbe, même dans sa ruine, ces bois 

antiques, ce parc, tous ces signes extérieurs d'une noble origine et 

d'une position élevée, sont, avec la fortune et même la vie de leurs 

maîtres, à la merci d'une populace armée. Quel spectacle ! Le 

baron a une belle bibliothèque bien remplie, une partie est 

entièrement consacrée aux livres et aux brochures publiés sur 

l'agriculture dans toutes les langues de l'Europe. Sa collection est 
presque aussi nombreuse que la mienne. – 20 milles. 

 
Le 2. – M. le président avait destiné cette journée à une visite 

à sa ferme dans les montagnes, à 5 milles environ, où il possède 

une vaste étendue de terrain et l'un des plus beaux lacs de la 

France, mesurant 2 000 toises de circonférence et 40 pieds de 

profondeur. Sur ses bords se dresse une montagne composée de 

coquilles agglomérées de façon à former une roche, 

malheureusement elle n'est pas plantée, les arbres sont 

l'accompagnement forcé de l'eau. La carpe atteint 25 livres et les 

anguilles 12 livres. Dans le lac du Bourget, en Savoie, on pèche 

des carpes de 60 livres. Un voisin, M. Jouvent, très au courant de 

l'agriculture du pays, nous accompagna et passa le reste du jour 

au château. J'obtins de précieux renseignements de M. le baron, 

de ce monsieur et de M. l'abbé ***, j'ai oublié son nom. Le soir je 

parlai ménage avec une des dames, et j'appris entre autres choses 

que les gages d'un jardinier sont de 300 livres (13 l. st. 2/6 d.), de 

150 livres (7 l. st.) pour un domestique ordinaire, de 75 à 90 livres 

(3 l. st. 18/9 d.) pour une cuisinière bourgeoise, de 60 à 70 livres 

(3 l. st. 1/3 d.) pour une bonne. Une belle maison bourgeoise se 
loue de 7 à 800 livres (35 l. st.). – 10 milles. 

 
Le 3. – Pris congé de l'hospitalier baron de la Tour d'Aigues et 

retourné à Aix avec M. Gibelin. – 20 milles. 

 
Le 4. – Jusqu'à Marseille il n'y a que des montagnes, mais 

beaucoup sont plantées de vignes et d'oliviers, l'aspect cependant 

est nu et sans intérêt. La plus grande partie du chemin est dans 

un état d'abandon scandaleux pour l'une des routes les plus 

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– 253 – 

importantes de la France ; à de certains endroits deux voitures n'y 

sauraient passer de front. Quel peintre décevant que 

l'imagination ! J'avais lu je ne sais quelles exagérations sur les 

bastides des environs de Marseille, qui ne se comptaient pas par 

centaines, mais par milliers. Louis XIV avait ajouté à ce nombre 

en construisant une forteresse, etc. J'ai vu d'autres villes en 

France où elles sont aussi nombreuses, et les environs de 

Montpellier, qui n'a pas de commerce extérieur, sont aussi 

soignés que ceux de Marseille ; cependant Montpellier n'a rien de 

rare. L'aspect de Marseille au loin ne frappe pas. Le nouveau 

quartier est bien bâti, mais le vieux, comme dans d'autres villes, 

est assez mal bâti et sale ; à en juger par la foule des rues, la 

population est grande, je n'en connais pas qui la surpasse sous ce 

rapport. Je suis allé le soir au théâtre ; il est neuf, mais sans 

mérite,  et  ne  peut  marcher  de  pair  avec  ceux  de  Bordeaux  et  de 

Nantes. La ville elle-même est loin d'égaler Bordeaux, les 

nouvelles constructions ne sont ni si belles, ni si nombreuses, le 

nombre des vaisseaux si considérable, et le port lui-même n'est 
qu'une mare à côté de la Garonne. – 20 milles. 

 
Le 5. – Marseille ne mérite en aucune façon le reproche que 

j'ai si souvent fait à d'autres villes de manquer de journaux. J'en 

trouvai plusieurs au café d'Acajon, où je déjeunai. Distribué mes 

lettres, qui m'ont valu des renseignements sur le commerce, mais 

j'ai été désappointé de n'en pas recevoir une que j'attendais pour 

me recommander à M. l'abbé Raynal, le célèbre écrivain. Ici, 

comme à Aix, le comte de Mirabeau est le sujet des conversations 

de table d'hôte ; je le croyais plus populaire, d'après les 

extravagances que l'on a faites pour lui en Provence et à 

Marseille. On le regarde simplement comme un fort habile 

politique, dont les principes sont ceux du jour ; quant à son 

caractère privé, on ne s'en mêle pas, en disant que mieux vaut se 

servir  d'un  fripon  de  talent  que  d'un  honnête  homme  qui  en  est 

dépourvu.  Il  ne  faut  pas  entendre  par  là,  cela  se  conçoit,  que 

M. 

de 

Mirabeau mérite une semblable épithète. On le dit 

possesseur d'un domaine en Provence. Ce renseignement, je 

l'observai sur le moment, me causa un certain plaisir ; une 

propriété, dans des temps comme ceux-ci, est la garantie qu'un 

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– 254 – 

homme ne jettera pas partout la confusion pour se donner une 

importance qui lui serait refusée à une époque tranquille. Rester à 

Marseille sans connaître l'abbé Raynal, l'un des précurseurs, 

incontestablement, de cette révolution, eût été par trop 

mortifiant. N'ayant pas le temps d'attendre de nouvelles lettres, je 

résolus de me présenter moi-même. L'abbé était chez son ami 

M. Bernard. Je lui expliquai ma situation, et avec cette aisance et 

cette courtoisie qui annoncent l'usage du monde, il me répondit 

qu'il se sentirait toujours heureux d'obliger un homme de mon 

pays, puis, me montrant son ami : « Voici, Monsieur, me dit-il, 

une personne qui aime les Anglais et comprend leur langue. » En 

nous entretenant sur l'agriculture, que je leur dis être l'objet de 

mon voyage, ils me marquèrent tous les deux une grande surprise 

qu'il résultât de données vraisemblablement authentiques, que 

nous importions de grandes quantités de froment au lieu d'en 

exporter comme nous le faisions autrefois. Ils voulurent savoir, si 

le  fait  était  exact,  à  quoi  on  devait  l'attribuer,  et  l'un  d'eux,  en 

recourant au Mercure de France pour un état comparatif des 

importations et des exportations de blé, le lut comme une citation 

tirée de M. Arthur Young. Ceci me donna l'occasion de leur dire 

que j'étais ce Young, et fut pour moi la plus heureuse des 

présentations. Impossible d'être mieux reçu et avec plus d'offres 

de services le cas échéant. J'expliquai le changement qui s'était 

fait sous ce rapport par un très grand accroissement de 

population, cause qui agissait encore avec plus d'énergie que 

jamais. Notre conversation se tourna ensuite sur l'agriculture et 

l'état actuel des affaires, que tous deux pensaient aller mal : ils ne 

craignaient rien tant qu'un gouvernement purement 

démocratique, une sorte de république pour un grand pays 

comme la France. J'avouai alors l'étonnement que j'avais ressenti 

tant de fois de ce que M. Necker n'ait pas assemblé les états sous 

une forme et avec un règlement qui auraient conduit 

naturellement à l'adoption de la constitution d'Angleterre, 

débarrassée des taches que le temps y a fait découvrir. Sur quoi 

M. Bertrand me donna un pamphlet qu'il avait adressé à l'abbé 

Raynal, dans lequel il proposait de transporter dans la 

constitution française certaines dispositions de celle d'Angleterre. 

M. l'abbé Raynal fit remarquer que la révolution d'Amérique avait 

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– 255 – 

amené la révolution française ; je lui dis que, s'il en résultait la 

liberté pour la France, cette révolution avait été un bienfait pour 

le monde entier, mais bien plus pour l'Angleterre que pour 

l'Amérique. Ils crurent que je faisais un paradoxe, et je 

m'expliquai en ajoutant que, selon moi, la prospérité dont 

l'Angleterre avait joui depuis la dernière guerre surpassait, non 

seulement celle d'aucune période de son histoire, mais aussi celle 

de tout autre pays en aucun temps, depuis l'établissement des 

monarchies européennes ; c'est un fait prouvé par l'accroissement 

de la population, de la consommation, du commerce maritime, du 

nombre de marins ; par l'augmentation et les progrès de 

l'agriculture, des manufactures et des échanges ; en un mot, par 

l'aisance et la félicité croissantes du peuple. Je citai les documents 

publics sur lesquels je m'appuyais, et je m'aperçus que l'abbé 

Raynal, qui suivait attentivement ce que je disais ne connaissait 

en aucune façon ces faits curieux. Il n'est pas le seul, car je n'ai 

pas rencontré une personne qui les connût. Cependant ce sont les 

résultats de l'expérience la plus curieuse et la plus remarquable 

dans le champ de la politique, que le monde ait jamais vu : un 

peuple perdant un empire, treize provinces, et que cette perte fait 

croître en bonheur, en richesses, en puissance ! Quand donc 

adoptera-t-on les conclusions évidentes de cet événement 

merveilleux que toutes possessions au-delà des mers sont une 

cause de faiblesse, et que ce serait sagesse d'y renoncer ? Faites-

en l'application en France., à Saint-Domingue, en Espagne, au 

Pérou, en Angleterre, au Bengale, et remarquez les réponses que 

vous recevrez. Cependant, je ne doute pas de ce fait. Je 

complimentai l'abbé sur sa généreuse donation de 1 200 liv. pour 

fonder un prix à la Société d'agriculture de Paris ; il me dit qu'il 

en avait été remercié, non point à la manière usuelle par une 

lettre du secrétaire, mais que tous les membres avaient signé. Son 

intention est de faire de même pour les Académies des sciences et 

des belles-lettres ; il a déjà donné pareille somme à l'Académie de 

Marseille comme un prix à décerner pour des recherches sur le 

commerce de cette ville. Il nourrit ensuite le projet de consacrer, 

quand il aura suffisamment fait d'épargnes, 1 200 liv. par an à 

l'achat, par les soins de la Société d'agriculture, de modèles des 

instruments de culture les plus utiles que l'on trouvera en pays 

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– 256 – 

étranger, principalement en Angleterre, afin d'en répandre 

l'usage en France. L'idée est excellente et mérite de grands éloges, 

cependant on peut douter que l'effet réponde à tant de sacrifices. 

Donnez l'instrument lui-même au fermier, il ne saura pas 

comment s'en servir et aura trop de préjugés pour le trouver bon ; 

il se donnera encore bien moins la peine de le copier. De grands 

propriétaires, répandus dans toutes les provinces et faisant valoir 

les terres avec l'enthousiasme de l'art, appliqueraient volontiers 

ces modèles, mais je crains qu'on n'en trouve aucun en France. 

L'esprit et l'occupation de la noblesse doivent prendre une 

tournure moins frivole avant qu'on en arrive là. On m'approuva 

de recommander les navets et les pommes de terre, mais la 

France manque de bonnes espèces, et l'abbé me cita une 

expérience que lui-même avait faite en employant, pour faire du 

pain, des pommes de terre anglaises et provençales 

: les 

premières avaient donné un tiers de plus en farine. Entre autres 

causes de la mauvaise culture en France. Il compta la prohibition 

de l'usure ; à présent, les personnes de la campagne qui ont de 

l'argent le renferment au lieu de le prêter pour des améliorations. 

Ces sentiments font honneur à l'illustre écrivain, et je fus heureux 

de le voir accorder une partie de son attention à des objets qui 

avaient accaparé la mienne, et plus encore de le voir, quoique âgé, 

plein d'animation et pouvant vivre encore bien des années pour 

éclairer le monde par les productions d'une plume qui n'a jamais 
servi qu'au bonheur du genre humain. 

 
Le 8. – Cuges. Pendant trois ou quatre milles, la route circule 

entre deux rangs de bastides et de murs ; elle est en pierre 

blanche qui donne une poussière incroyable ; à vingt perches de 

chaque côté, les vignes semblaient poudrées à blanc. Partout des 

montagnes et des pins rabougris. Vilain pays sans intérêt ; de 

petites plaines sont couvertes de vignes et d'oliviers. Vu des 

câpriers pour la première fois à Cuges. À Aubagne, on m'a servi à 

dîner six plats assez bons, un dessert et une bouteille de vin pour 

24 sous, cela pour moi seul, car il n'y a pas de table d'hôte. On ne 

s'explique pas comment M. Dutens a pu appeler la poste aux 

chevaux de Cuges, une bonne auberge, c'est un misérable bouge ; 

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– 257 – 

j'avais pris sa meilleure chambre, il n'y avait pas de carreaux aux 
fenêtres. – 21 milles. 

 
Le 9. – En approchant de Toulon, le pays se change en mieux, 

les montagnes sont plus imposantes, la mer se joint au tableau, et 

une certaine gorge entre des rochers est d'un effet sublime. Les 

neuf dixièmes de ces montagnes sont incultes, et malgré le climat 

ne produisent que des pins, du buis et de maigres herbes 

aromatiques. Aux environs de Toulon, surtout à Ollioules, il y a 

dans les buissons des grenadiers avec des fruits aussi gros que des 

pommes de nonpareille, il y a aussi quelques orangers. Le bassin 

de Toulon, avec ses lignes de vaisseaux à trois ponts et son quai 

plein de vie et d'activité, est très beau. La ville n'a rien de 

remarquable ; quant à l'arsenal, les règlements qui en défendent 

l'entrée, sont aussi sévèrement exécutés ici qu'à Brest ; j'avais 

cependant des lettres, mais toutes mes démarches furent vaines. 
– 25 milles. 

 
Le 10. – Lady Craven m'avait envoyé chasser l'oie sauvage à 

Hyères (wild-goose chase). On croirait, à l'entendre, elle et bien 

d'autres, que ce pays est un jardin, mais on l'a bien trop vanté. La 

vallée est magnifiquement cultivée et plantée de vignes et 

d'oliviers, au milieu desquels se trouvent aussi des mûriers, des 

figuiers et d'autres arbres à fruit. Les montagnes sont un amas de 

roches dénudées, ou couvertes d'une pauvre végétation d'arbres 

toujours verts, comme des pins, des lentisques, etc. La vallée, 

quoique de blanches bastides l'animent de toutes parts, trahit 

cependant cette pauvreté du manteau de la nature qui choque 

l'œil dans les pays où dominent les oliviers et les arbres à fruit. 

Tout cela paraît sec en comparaison de la riche verdure de nos 

forêts du Nord. Les seules choses remarquables sont l'oranger et 

le citronnier, qui viennent ici en pleine terre, atteignent une 

grande taille, et font admirer chaque jardin par le voyageur qui se 

rend dans le Midi ; mais l'hiver dernier les a dépouillés de leurs 

richesses. Ils ont été en général si maltraités, qu'on a dû les 

couper jusqu'au collet, ou au moins les ébrancher complètement, 

mais ils jettent de nouveaux scions. Je crois que ces arbres, même 

bien portants et couverts de feuilles, pris en eux-mêmes, ajoutent 

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– 258 – 

peu à la beauté du paysage. Renfermés dans des jardins et 

entourés de murs, ils perdent encore  de  leur  effet.  Suivant 

toujours le tour de lady Craven, j'allai à la chapelle de Notre 

Dame de Consolation et sur les collines qui mènent chez 

M. Glapierre de Saint-Tropez ; je demandai aussi le père Laurent, 

qui parut très peu flatté de l'honneur qu'elle lui avait fait. On a 

une assez jolie vue des hauteurs qui entourent la ville. Les 

montagnes, les rochers, les collines, les îles de Porte-Croix 

(Portcros), de Porquerolles et du Levant, forment un ensemble 

harmonieux. Cette dernière est jointe à la terre ferme par une 

chaussée et un marais salant, que dans le pays on appelle une 

mare. Les pins qui s'élèvent çà et là ne font guère meilleur effet 

que des ajoncs. La verdure de la vallée est en contraste 

désagréable avec celle des oliviers. Les lignes du paysage sont 

belles, mais pour un pays dont la végétation est la gloire, celle-ci 

est pauvre et ne rafraîchit pas l'imagination par l'idée d'un abri 

contre un soleil brûlant. Je n'ai pas entendu parler qu'il y ait de 

cotonniers en Provence, comme l'avancent certains livres ; mais 

la datte et la pistache viennent bien, le myrte est partout spontané 

ainsi que le jasmin (commune et fruticans). Dans l'île du Levant 

se trouvent le Genista caudescens et le Teucrium herbopoma. À 

mon retour de la promenade à l'hôtel de Necker, l'hôte 

m'assomma d'une liste d'Anglais qui passent l'hiver à Hyères ; on 

a bâti beaucoup de maisons pour les louer à raison de deux à trois 

jours par mois, tout compris, mobilier, linge, couverts, etc., etc. 

Beaucoup de ces maisons dominent la vallée et la mer, et je crois 

bien que si le vent de bise ne s'y fait pas sentir, on y doit jouir 

d'un délicieux climat d'hiver. Peut-être en en est-il ainsi en 

novembre, décembre, janvier et février, mais en mars et avril ? 

L'hiver il y a à l'hôtel de Necker une table d'hôte très bien servie à 

4 liv. par tête. Visité le jardin du roi, qui peut avoir dix à douze 

acres, et est rempli de tous les fruits de la région ; sa seule récolte 

d'orangers a donné l'année dernière 21 000 liv. (918 l. st. 15). Les 

orangers ont donné à Hyères jusqu'à deux louis par pied. Dîné 

avec M. de Sainte-Césaire, qui a une jolie maison nouvellement 

bâtie, avec un beau jardin entouré de murs et un domaine 

attenant ;  il  voudrait  la  vendre  ou  la  louer.  Lui  et  le  docteur 

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– 259 – 

Battaile mirent une extrême obligeance à me renseigner sur ce 
pays. Retourné le soir à Toulon. – 34 milles. 

 
Le 11. – Les préparatifs de mon voyage en Italie m'ont assez 

occupé. On m'a souvent répété, et des personnes habituées à ce 

pays, que je ne dois pas penser à y aller avec ma voiture à un 

cheval. J'aurais à perdre un temps infini pour surveiller les repas 

de mon cheval, et si je ne le faisais pas aussi bien pour le foin que 

pour  l'avoine,  on  me  volerait  l'un  et  l'autre.  Il  y  a  en  outre  des 

parties périlleuses pour un voyageur seul, à cause des voleurs qui 

infestent les routes. Persuadé par les raisons de gens qui devaient 

s'y connaître mieux que moi, je me déterminai à vendre jument et 

voiture, et à me servir des vetturini qui semblent se trouver 

partout et à bon marché. À Aix on m'offrit 20 louis du tout ; à 

Marseille, 18 ; de sorte que plus j'allais, plus je devais m'attendre, 

à voir le prix baisser pour me tirer des mains des aubergistes et 

des garçons d'écurie, qui croyaient partout que je leur 

appartenais, je fis promener ma voiture et mon cheval dans les 

principales rues de Toulon, avec un grand écriteau portant à 

vendre et le prix 25 louis ; je les avais payés 32 à Paris. Mon plan 

réussit, je les vendis 22, ils m'avaient servi pendant plus de 1 200 

milles ; cependant le marché fut bon aussi pour l'officier qui me 

les acheta. Il fallut ensuite penser à gagner Nice ; le croirait-on ? 

De Marseille, qui contient 100 000 âmes, comme de Toulon, qui 

en contient 30 000, sur la grande route d'Italie par Antibes et 

Nice, il ne part ni diligence ni service régulier. Un monsieur, à 

table d'hôte, m'assura qu'on lui avait demandé 3 louis pour une 

place dans une voiture allant à Antibes, et encore, il avait fallu 

attendre jusqu'à ce que l'autre place fût prise pour le même prix. 

Ceci paraîtra incroyable à ceux qui sont accoutumés au nombre 

infini de voitures qui sillonnent l'Angleterre dans toutes les 

directions. On ne trouve pas entre les plus grandes cités de la 

France les communications existant chez nous entre les villes 

secondaires de province : preuve concluante de leur manque de 

consommation et d'activité. Un autre monsieur qui connaissait 

bien la Provence, et qui avait été de Nice à Toulon par mer, me 

conseilla de prendre pour un jour la barque ordinaire qui fait ce 

service ; je verrais ainsi les îles d'Hyères : je lui dis que j'avais été 

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– 260 – 

à Hyères et visité la côte. « Vous n'avez rien vu, me dit-il, si vous 

n'avez pas vu ce petit archipel et la côte, contemplée de la mer, est 

ce qu'il y a de plus beau en Provence. Vous n'aurez qu'un jour de 

mer, puisque vous pouvez débarquer à Cavalero (Cavalaire) et 

prendre des mules pour Fréjus, et vous ne perdrez rien, puisque 

toute la route ressemble à ce que vous connaissez déjà : des 

montagnes, des vignes et des oliviers. » Son avis prévalut, et je 

m'entendis pour mon passage jusqu'à Cavalero avec le capitaine 
Jassoire, d'Antibes. 

 
Le 12. – À six heures du matin, j'étais à bord ; le temps était 

délicieux, et la sortie du port de Toulon et de se rade m'intéressa 

au plus haut point. Il est impossible d'imaginer un port plus 

abrité et plus sûr. La partie la plus intérieure semble artificielle, 

elle est séparée du grand bassin par un môle sur lequel est bâti le 

quai. Il ne peut y entrer qu'un vaisseau à la fois, mais une flotte y 

tiendrait à l'aise. Il y a maintenant à l'ancre, sur deux lignes, le 

Commerce-de-Marseille, de 130 canons, le plus beau vaisseau de 

guerre de la marine française, 17 de 90 canons chacun, et d'autres 

plus petits. Dans le grand bassin, qui a 2 ou 3 milles de large, 

vous vous croyez entouré de tous côtés par les montagnes, ce n'est 

qu'au moment d'en sortir que vous devinez où se trouve l'issue 

qui le joint à la mer. La ville, les navires, la haute montagne sur 

laquelle ils se détachent, les collines couvertes de plantations et 

de bastides, s'unissent pour former un coup d'œil admirable. 

Quant aux îles d'Hyères et au tableau des côtes dont je devais 

jouir, la personne qui me les avait vantés manquait ou d'yeux ou 

de goût : ce sont des rochers nus où les pins donnent seuls l'idée 

de la végétation. N'étaient quelques maisons solitaires et ici et là 

quelque peu de culture pour varier l'aspect de la montagne, je me 

serais imaginé, à cet air sombre, sauvage et morne, avoir devant 

les yeux les côtes de la Nouvelle-Zélande ou de la Nouvelle-

Hollande. Les pins et les buissons d'arbustes toujours verts la 

couvrent de plus de tristesse que de verdure. Débarqué le soir à 

Cavalero, que je m'imaginais être au moins une petite ville : il n'y 

a que trois maisons et plus de misère qu'on ne peut se l'imaginer. 

On me jeta un matelas sur les dalles de la chambre, car il n'y avait 

pas de lit ; pour me refaire de la faim que je venais d'endurer tout 

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– 261 – 

le jour, on ne me donna que des œufs couvés, de mauvais pain et 

du vin encore pis ; quant aux mules qui devaient me mener à 

Fréjus, il n'y avait ni cheval, ni mule, ni âne, rien que quatre 

bœufs pour le labourage. Je me voyais dans une triste position, et 

j'allais me décider à remonter à bord quoique le vent commençât 

à n'être rien moins que favorable, si le capitaine ne m'avait 

promis deux de ses hommes pour porter mon bagage à deux 

lieues de là, dans un village où je trouverais des bêtes de somme ; 
cette assurance me fit retourner à mon matelas. 

 
Le 13. – Le capitaine m'a envoyé trois matelots, un Corse, le 

second à moitié Italien, le troisième Provençal, ne possédant pas 

à eux tous assez de français pour une heure de conversation. 

Nous nous mîmes en chemin à travers les montagnes, les sentiers 

tortueux, les lits de torrents, et nous nous trouvâmes enfin au 

village de Cassang (Gassin), sur le sommet d'une hauteur et à plus 

d'une lieue d'où nous devions nous rendre. Les matelots se 

rafraîchirent ; deux d'entre eux avec du vin, l'autre ne voulut 

jamais prendre que de l'eau. Je lui demandai s'il se sentait aussi 

fort que les autres avec ce régime. «Certainement, me répondit-il, 

aussi fort que tout autre homme de ma taille. » Je serais 

longtemps, je crois, avant de trouver un marin anglais qui veuille 

se prêter à l'expérience. Pas de lait ; déjeuné avec du raisin, du 

pain de seigle et de mauvais vin. On nous avait donné ce village, 

ou plutôt celui que nous avions manqué, comme très triche en 

mules ; mais le propriétaire des deux seules dont on nous parla 

étant absent, je n'eus d'autre ressource que de m'arranger avec un 

homme qui, pour 3 livres, me mena à une lieue de là, à Saint-

Tropez, en faisant porter mon bagage sur un âne. En deux heures 

je gagnai cette ville, dans une jolie position et assez bien bâtie sur 

un beau bras de mer. Depuis Cavalero il n'y a que des montagnes 

couvertes, pour les dix-neuf vingtièmes, de pins ou de misérables 

arbustes toujours verts. Traversé le bras de mer, qui a plus d'une 

lieue de large. Les passeurs avaient servi à bord d'un vaisseau de 

ligne et se plaignaient beaucoup des traitements qu'ils avaient 

subis, mais en ajoutant que, maintenant qu'ils étaient libres, ils 

seraient mieux considérés, et que, en cas de guerre, les Anglais se 

verraient payés d'autre monnaie ; ils n'avaient eu devant eux que 

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– 262 – 

des esclaves, ils auraient des hommes maintenant. Débarqué à 

Saint-Maxime, où j'ai loué deux mules et un guide pour Fréjus. 

Mêmes montagnes, mêmes solitudes de pins et de lentisques ; 

quelques arbousiers vers Fréjus. Très peu de culture avant la 

plaine qui y touche. J'ai traversé 30 milles aujourd'hui ; 5 sont 

tout à fait incultes. La côte de Provence présente partout le même 

désert ; cependant le climat devrait permettre de trouver sur ces 

montagnes de quoi nourrir des moutons et du bétail, au lieu d'y 

laisser des broussailles inutiles. Il vaudrait bien mieux que la 

liberté fît voir ses effets sur les champs qu'à bord d'un navire de 
guerre. – 30 milles. 

 
Le 14. – Je suis resté à Fréjus pour me reposer, examiner les 

environs, quoiqu'ils n'aient rien de beau, et préparer mon voyage 

à Nice. Il y a des restes d'un amphithéâtre et d'un aqueduc. En 

demandant une voiture de poste, je trouvai qu'il n'y avait rien de 

semblable ici ; je n'avais d'autre ressource que les mules. Je 

m'arrangeai avec le garçon d'écurie (car le maître de poste se croit 

trop d'importance pour se mêler de rien), et il revint me dire que 

cela ne me coûterait que 12 liv. jusqu'à Estrelles. Un pareil prix 

pour 10 milles monté sur une misérable bête, c'était engageant : 

j'offris la moitié ; le garçon m'assura qu'il m'avait dit le prix le 

plus bas et s'en alla croyant me tenir sous sa griffe. J'allai me 

promener autour de la ville pour recueillir quelques plantes qui 

étaient en fleurs, et, rencontrant une femme qui menait un âne 

chargé de raisin, je lui demandai à quoi elle s'occupait ; un 

interprète me répondit qu'elle gagnait son pain à rapporter ainsi 

du raisin. Je lui proposai de porter ainsi mon bagage à Estrelles 

(l'Esterel), et lui demandai son prix. 40 sous. Elle les aura. Le 

point du jour étant pris pour heure de départ, je retournai à 

l'hôtel au moins en grand économiste, épargnant 10 livres par ma 
marche. 

 
Le 15. – Moi, mon guide féminin et l'âne, nous cheminâmes 

joyeusement à travers la montagne ; le malheur était que nous ne 

nous entendions pas, je sus seulement qu'elle avait un mari et 

trois enfants. J'essayai de connaître si ce mari était bon et si elle 

l'aimait beaucoup ; mais impossible d'en venir à bout ; peu 

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– 263 – 

importe, c'était son âne qui me servait, et non pas sa langue. À 

Estrelles, je pris des chevaux de poste : il n'y avait ni ânes, ni 

femmes pour les conduire, sans cela je les aurais préférés. Je ne 

saurais dire combien est agréable pour un homme qui marche 

bien, une promenade de quinze milles quand on en a fait mille 

assis dans une voiture. Toujours ce même vilain pays, montagne 

sur montagne, ces mêmes broussailles, pas un mille en culture 

sur vingt. Les jardins de Grasse font seuls exception, on y fait de 

grands mais bien singuliers travaux. Les roses sont la principale 

culture, pour la fabrication de l'essence que l'on suppose venir du 

Bengale. On dit que quinze cents fleurs n'en donnent qu'une 

goutte, vingt fleurs se vendent un sol et une once d'essence 400 

livres (17 liv. st. 10 sh.). Les tubéreuses se cultivent pour les 

parfumeurs de Paris et de Londres.  Le  romarin,  la  lavande,  la 

bergamote, l'oranger forment ici de grands objets de culture. La 

moitié de l'Europe tire d'ici ses essences. La situation de Cannes 

est jolie, tout près du rivage, avec les îles Sainte-Marguerite, où se 

trouve une affreuse prison d'État, à deux milles en mer, et à 

l'horizon, les lignes pittoresques des montagnes d'Estrelles. Ces 

montagnes sont de la dernière nudité. Dans tous les villages 

depuis Toulon, à Fréjus. Estrelles, etc., j'ai demandé du lait, il n'y 

en a pas, même de chèvre ou de brebis ; quant au beurre, 

l'aubergiste d'Estrelles me dit que c'était un article qui venait de 

Nice en contrebande. Grands Dieux ! quelles idées nous nous 

faisons, nous autres gens du Nord, avant de les avoir connus, d'un 

beau soleil, d'un climat délicieux, qui produisent les myrtes, les 

orangers, les citronniers, les grenadiers, les jasmins et les haies 

d'aloès ; si l'eau y manque, ce sont les plus grands déserts du 

globe. Dans nos bruyères, nos tourbières les plus affreuses, on a 

du beurre, du lait, de la crème : que l'on me donne de quoi 

nourrir une vache, je laisserai de bon cœur les orangers de la 

Provence. La faute, cependant, en est plus aux gens qu'au climat ; 

et comme le peuple ne peut pas faire de fautes, lui, jusqu'à ce qu'il 

devienne le maître, tout est l'effet du gouvernement. On trouve 

dans ces déserts les arbousiers (Arbutus) ; le laurier-tin (Laurus 

tinus), les cistes (Cistus) et le genêt d'Espagne. Personne à 

l'auberge, excepté un marchand de Bordeaux, revenant d'Italie. 

Nous soupâmes ensemble, et notre entretien ne fut pas dénué 

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– 264 – 

d'intérêt : « il était triste, disait-il, de voir le mauvais effet de la 

révolution française en Italie, partout où il avait passé. – 

Malheureuse France ! » s'écriait-il souvent. Il me fit beaucoup de 

questions et me dit que ses lettres confirmaient mes récits. Tous 

les Italiens semblaient convaincus que la rivalité de l'Angleterre 

et de la France était finie ; la première était maintenant 

pleinement à même de se venger de la guerre d'Amérique par la 

prise de Saint-Domingue et de toutes les autres possessions de la 

France outre-mer. Je lui dis que cette idée était pernicieuse et 

tellement contraire aux intérêts personnels des hommes du 

gouvernement d'Angleterre, qu'il n'y fallait pas penser. Il me dit 

que nous serions merveilleusement magnanimes de ne pas le 

faire, et que nous donnerions là un exemple de pureté politique 

suffisant à éterniser la partie de notre caractère que l'on croyait la 

plus faible : la modération. Il se plaignait amèrement de la 

conduite de certains meneurs de l'Assemblée nationale qui 

semblaient déterminés à la banqueroute et peut-être à la guerre 
civile. – 22 milles. 

 
Le 16. – À Cannes, je n'avais pas le choix, ni postes ni 

voitures, ni chevaux ni mules de louage : j'en fus réduit à me 

rabattre sur une femme et son âne.  À  cinq  heures  du  matin  je 

partis pour Antibes. Ces neuf milles sont cultivés, sauf les 

montagnes, qui sont désertes en général. Antibes, comme ville de 

frontière, est régulièrement fortifiée, le môle est joli et on y jouit 

d'une belle vue. Pris une chaise de poste pour Nice ; passé le Var 
et dit, pour le moment, adieu à la France.

30

 

RETOUR D'ITALIE 

Le  21  décembre.  –  Jour  le  plus  court  de  l'année  pour  une 

expédition qui eût demandé tout le contraire, le passage du mont 

Cenis, sur lequel tant de choses ont été écrites. Pour ceux que la 

lecture a remplis de l'attente de quelque chose de sublime, c'est 

une illusion aussi grande qu'on en peut trouver dans les romans ; 

                                       

30

 Voir pour les trois mois suivants les Voyages en Italie et en 

Espagne. Paris, 1860, Guillaumin. In-18 de XII-424 p. 

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– 265 – 

si l'on en croyait les voyageurs, la descente en ramassant sur la 

neige se fait avec la rapidité de l'éclair ; mon malheur ne me 

permit pas de rencontrer quelque chose d'aussi merveilleux. À la 

Grande-Croix, nous nous assîmes entre quatre bâtons parés du 

nom de traîneau, on y attelle une mule, et un conducteur qui 

marche entre l'animal et le traîneau sert principalement à 

fouetter de neige la figure du voyageur. Arrivés au précipice qui 

mène à Lanebourg (Lans-le-Bourg),  on  renvoie  la  mule  et  on 

commence à ramasser. Le poids de deux personnes, le guide 

s'étant assis à l'avant du traîneau pour le diriger avec ses talons 

dans la neige, est suffisant à mettre le tout en mouvement. 

Pendant la plus grande partie de la route, il se contente de suivre 

très modestement le sentier des mules, mais de temps en temps, 

pour éviter un détour, il prend la droite ligne, et alors le 

mouvement est assez rapide pour être agréable. Les guides 

pourraient raccourcir de moitié et satisfaire les Anglais avec cette 

rapidité, qui leur plaît tant. Actuellement on ne va pas plus vite 

qu'un bon cheval anglais au trot. Les exagérations viennent peut-

être de voyageurs qui, passant dans l'été, ont cru les muletiers sur 

parole. Voyager sur la neige fait naître assez communément de 

risibles incidents ; la route des traîneaux n'est pas plus large que 

ce véhicule, et quelquefois nous rencontrions des mules, etc. On 

se demandait souvent qui céderait le pas, et avec raison, car la 

neige a dix pieds de profondeur, et les pauvres bêtes y regardaient 

un peu avant de s'engloutir. Une jeune Savoyarde, montée sur un 

mulet, fut tout à fait malheureuse ; en passant près du traîneau, 

sa monture, qui était rétive, trébucha et la jeta dans la neige ; la 

pauvrette y tomba la tête la première et assez profondément pour 

que ses grâces fissent l'effet d'un poteau fourchu. Les mauvais 

plaisants de muletiers riaient de trop bon cœur pour songer à la 

tirer d'embarras. Si c'eût été une ballerina italienne, l'attitude 

n'aurait eu pour elle rien de bien mortifiant. Ces aventures 

joviales et un beau soleil firent passer agréablement la journée, et 

à Lanebourg nous étions d'assez bonne humeur pour avaler de 

bon appétit un dîner qu'en Angleterre nous eussions fait porter au 
chenil. – 20 milles. 

 

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– 266 – 

Le 22. – Passé tout le jour dans les hautes Alpes. Les villages 

paraissent pauvres, les maisons sont mal bâties, et les gens n'ont 

pour leur bien-être que du bois de pin en abondance, encore les 

forêts qui le fournissent sont-elles le refuge des loups et des ours. 
Dîné à Modane, couché à Saint-Michel. – 25 milles. 

 
Le 23. – Traversé Saint-Jean de Maurienne, siège épiscopal ; 

rencontré tout auprès quelque chose de mieux qu'un évêque, la 

plus jolie, ou plus exactement la seule jolie des femmes que nous 

ayons vues en Savoie. On nous dit que c'était madame de la Coste, 

femme d'un fermier des tabacs ; j'aurais été plus content de savoir 

qu'elle appartenait à la charrue. Les montagnes se montrent 

moins menaçantes, elles s'écartent assez pour offrir à la 

courageuse industrie des habitants quelque chose comme une 

vallée, mais le torrent, qui en est jaloux, s'en empare avec la 

violence du despotisme, et comme ses frères, les tyrans, il ne 

règne que pour ravager. Les vignes s'étendent sur quelques 

pentes, les mûriers commencent à paraître, les villages 

deviennent  plus  grands,  mais  ce  sont  des  amas  informes  de 

pierres plutôt que des rangées régulières de maisons. Cependant 

à l'intérieur de ces humbles chaumières, au pied de ces 

montagnes couvertes de neige, où la lumière ne vient que 

tardivement et où la main de l'homme semble plutôt l'exclure que 

la rechercher, la paix et le contentement qui accompagnent une 

vie honnête pourraient, devraient trouver un asile, si la nature 

seule y faisait sentir sa misère ; le poids du despotisme peut être 

plus lourd encore. Par instants la vue est pittoresque et agréable, 

des enclos s'attachent aux parois de la montagne, comme un 

tableau fixé au mur d'une chambre. Les gens sont en général 

mortellement laids et de petite taille. La Chambre, triste dîner, 
couché à Aiguebelle. – 30 milles. 

 
Le 24. – Aujourd'hui le pays devient bien meilleur, nous 

approchons de Chambéri, les montagnes s'éloignent, tout en 

gardant leur hauteur imposante, les vallées s'élargissent, les 

versants  se  cultivent,  et  près  de  la  capitale  de  la  Savoie,  de 

nombreuses maisons de campagne animent cette scène. Au-

dessus de Mal-Taverne se trouve Châteauneuf, résidence de la 

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– 267 – 

comtesse de ce nom. Je fus indigné de voir au village un carcan 

avec une chaîne et un collier de fer, signe de l'arrogance 

seigneuriale de la noblesse et de la servitude du peuple. Je 

demandai pourquoi il n'avait pas été brûlé avec l'horreur qu'il 

méritait. Cette question n'excita pas la surprise comme je m'y 

attendais, et comme elle l'aurait fait avant la révolution française. 

Ceci amena une conversation dans laquelle j'appris qu'en haute 

Savoie il n'y a pas de seigneurs ; les gens y sont en général à leur 

aise, ils ont quelques petites propriétés, et, malgré la nature, la 

terre y est presque aussi chère que dans le pays bas, où les gens 

sont pauvres et malheureux. « Pourquoi ? – Parce qu'il y a 

partout des seigneurs. » Quel malheur que la noblesse, au lieu 

d'être le soutien, la bienfaitrice de ses pauvres voisins, devienne 

son tyran par ces exécrables droits féodaux ! N'y a-t-il donc que 

les révolutions qui, en brûlant ses châteaux, la force à céder à la 

violence ce qu'elle devrait accorder à la misère et à l'humanité ? 

Nous nous étions arrangés de manière à arriver de bonne heure à 

Chambéri, pour visiter le peu qu'il y a de curieux. C'est le séjour 

d'hiver de presque toute la noblesse savoyarde. Le plus beau 

domaine du duché ne donne pas au delà de 60 000 liv. de 

Piémont (3 000 l. st.), mais on vit ici en grand seigneur pour 

20 000 liv. Un gentilhomme qui n'a que 150 louis de revenu veut 

passer trois mois à la ville ; pour y faire pauvre figure, il doit donc 

mener une misérable vie pendant les neuf mois de campagne. Les 

oisifs voient leur Noël manquée, la cour n'a pas permis l'entrée de 

la troupe ordinaire de comédiens français, craignant qu'ils 

n'apportassent avec eux, à ces rudes montagnards, l'esprit de 

liberté de leur pays. Est-ce faiblesse, est-ce bonne politique ? 

Chambéri avait pour moi des objets plus intéressants. Je brûlais 

de voir les Charmettes, le chemin, la maison de madame de 

Warens, la vigne, le jardin, tout, en un mot, de ce qui a été décrit 

par l'inimitable plume de Rousseau. Il y avait dans madame de 

Warens quelque chose de si délicieusement aimable, en dépit de 

ses faiblesses ; sa gaieté constante, son égalité d'humeur, sa 

tendresse, son humanité, ses entreprises agricoles, et plus que 

tout, l'amour de Rousseau, ont gravé son nom parmi le petit 

nombre de ceux dont la mémoire nous est chère, par des raisons 

plus aisées à sentir qu'à expliquer. La maison est à un mille 

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– 268 – 

environ de Chambéri, faisant face au chemin rocailleux qui mène 

à la ville et à la châtaigneraie, située dans la vallée. Elle est petite, 

semblable à celle d'un fermier de cent acres, sans prétentions, en 

Angleterre : le jardin pour les fleurs et les arbustes est très simple. 

Le tableau plaît, on aime à se savoir près de la ville sans la sentir 

en rien, comme Rousseau l'a décrit. Il ne pouvait que m'intéresser 

et je le vis avec la plus grande émotion, il me souriait même avec 

la  triste  nudité  de  décembre.  Je  m'égarai  sur  ces  collines  où 

Rousseau s'était certainement promené et qu'il avait peintes de 

couleurs si agréables. En retournant à Chambéri, mon cœur était 

plein de madame de Warens. Nous avions dans notre compagnie 

un jeune médecin, M. Bernard de Modane en Maurienne, homme 

de bonnes manières, ayant des relations à Chambéri ; je fus fâché 

de le voir ignorant de tout ce qui concernait madame de Warens, 

excepté sa mort. En me remuant un peu, j'obtins le certificat 
suivant : 

 
Extrait du registre mortuaire de l'église paroissiale de Saint-

Pierre de Lemens. 

 
« Le 30 juillet 1762 a été inhumée, dans le cimetière de 

Lemens, dame Louise-Françoise-Éléonore de la Tour, veuve du 

seigneur baron de Warens, native de Vevey, canton de Berne, en 

Suisse ; morte hier, à dix heures du soir, en bonne chrétienne et 

munie des derniers sacrements de l'Église, à l'âge de 63 ans. Elle 

avait abjuré la religion protestante il y a trente-six ans, 

persévérant depuis dans la nôtre. Elle a fini ses jours au faubourg 

de Nesin, où elle vivait depuis environ huit ans, dans la maison de 

M. Crépine. Elle avait demeuré auparavant pendant quatre ans au 

Rectus, dans la maison du marquis d'Allinge. Elle n'avait pas 
quitté cette ville depuis son abjuration. » 

 
« Signé : GAIME, RECTEUR DE LEMENS. » 
 
« Je soussigné, recteur actuel de la paroisse dudit Lemens, 

certifie que ceci est un extrait fait par moi, du registre mortuaire 

de l'église dudit lieu, sans y avoir ajouté ou retranché quoi que ce 

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– 269 – 

soit, et, après l'avoir colligé, je l'ai trouvé conforme à l'original. En 

foi de quoi j'ai signé les présentes à Chambéri, ce vingt-quatre 
décembre 1789. 

 
Signé : A. SACHOD, RECTEUR DE LEMENS. » 
 
Le 20 – Quitté Chambéri avec le regret de ne pas le connaître 

davantage. Rousseau fait une agréable peinture du caractère de 
ses habitants

31

, j'aurais voulu pouvoir l'apprécier. Voici la pire 

journée qu'il y ait eu pour moi depuis bien des mois : un dégel 

glacial accompagné de pluie et de neige fondue ; cependant à 

cette époque de l'année où la nature laisse à peine paraître un 

sourire, les environs étaient charmants ; les vallées, les collines se 

mêlent dans une telle confusion, que l'ensemble est assez 

pittoresque pour accompagner une scène du désert, et assez 

adouci par la culture et les habitations pour produire une beauté 

enchanteresse. Tout le pays est enclos jusqu'à Pont-de-

Beauvoisin, première ville de France où nous nous arrêtâmes 

pour dîner et passer la nuit. Le passage des Échelles, taillé dans le 

roc par le duc de Savoie, est un superbe et prodigieux ouvrage. À 

Pont, nous entrons de nouveau dans ce noble royaume, et nous 

revoyons ces cocardes de liberté et ces armes dans les mains du 

peuple, qui, nous l'espérons, ne serviront qu'à maintenir la paix 
du pays et celle de l'Europe. – 24 milles. 

 
Le 26. – Dîné à Tour-du-Pin, couché à Verpilière (la 

Verpillière). Cette entrée est, sous le rapport de la beauté, la plus 

avantageuse pour la France. Que l'on vienne d'Espagne, 

d'Angleterre, des Flandres ou de l'Italie par Antibes, rien n'égale 

ceci. Le pays est réellement magnifique, bien planté, bien enclos 

et paré de mûriers et de quelques vignes. On n'y trouve à redire 

que pour les maisons, qui, au lieu d'être blanches et bien bâties 

comme en Italie, sont des huttes de boue, couvertes en chaume, 

sans  cheminées,  la  fumée  sortant  ou  par  un  trou  dans  le  toit  ou 

                                       

31

 « S'il est une petite ville au monde où l'on goûte la douceur de 

la vie dans un commerce agréable et sûr, c'est Chambéri. » 

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– 270 – 

par les fenêtres. Le verre semble inconnu, et ces maisons ont un 

air de pauvreté qui jure avec l'aspect général de la campagne. En 

sortant de Tour-du-Pin, nous avons vu de grands communaux. 

Passé par Bourgoin, ville importante. Gagné Verpilière. Ce pays 

est très accidenté très beau, bien planté et parsemé de châteaux, 

de fermes et de chaumières. Un soleil radieux ne contribuait pas 

peu à sa beauté. Depuis dix ou douze jours il a fait, de ce côté des 

Alpes, un temps magnifique et chaud ; dans les Alpes, et de l'autre 

côté, dans les plaines de la Lombardie, nous étions gelés et 

enterrés dans les neiges. La garde bourgeoise examina nos 

passeports à Pont-de-Beauvoisin et à Bourgoin, mais nulle part 

ensuite. On nous assure que le pays est parfaitement calme, on ne 

monte plus la garde dans les villages, et on ne recherche plus les 

émigrés comme cet été. Passé, non loin de Verpilière, à côté du 

château de M. de Veau, qui a été incendié ; il est bien situé et 

adossé à un beau bois. M. Grundy était ici en août ; quelques 

jours après ces ravages, il y avait encore un paysan pendu à un 

arbre de l'avenue, le seul de ceux que la garde bourgeoise avait 
saisis pour ces brigandages. – 27 milles. 

 
Le 27. – Changement soudain ; la campagne, l'une des plus 

belles de France, devient plate et sombre. Arrivé a Lyon, et là, 

pour la dernière fois, j'ai vu les Alpes. On a du quai le magnifique 

coup d'œil du mont Blanc, que je ne connaissais pas auparavant : 

j'éprouve une certaine mélancolie en pensant que je quitte l'Italie, 

la Savoie et les Alpes, pour ne les revoir probablement jamais. 

Quelle terre peut se comparer à l'Italie pour tout ce qui la rend 

illustre ! Elle a été le séjour des grands hommes, le théâtre des 

grandes actions, la seule carrière où les beaux-arts aient régné 

sans partage. Où trouver plus de charmes pour les yeux, les 

oreilles,  plus  de  sujets  de  curiosité ?  Pour  chacun  l'Italie  est  le 

second pays du monde, preuve certaine qu'il en est le premier. Au 

théâtre : une chose en musique qui m'a trop rappelé l'Italie par le 

contraste ! Quelle ordure que cette musique française ! Les 

contorsions de la dissonance incarnée ! Le théâtre ne vaut pas 

celui de Nantes, encore bien moins celui de Bordeaux. – 18 
milles. 

 

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– 271 – 

Le 28 – J'avais des lettres pour M. Goudard, grand négociant 

en soies, et j'étais passé hier chez lui ; il m'avait invité à déjeuner 

pour ce matin. J'essayai de toutes les façons d'avoir quelques 

renseignements sur la manufacture de Lyon, ce fut en vain : 

toujours c'est selon ou c'est suivant. Visite à M. l'abbé Rozier, 

auteur du volumineux Dictionnaire d'agriculture in-quarto. Je 

voulais simplement voir l'homme que l'on élevait aux nues, et non 

pas lui demander, selon mon habitude, des notions simples et 

pratiques, qu'il ne fallait pas attendre du compilateur d'un 

dictionnaire. Quand M. Rozier était à Béziers, il occupait une 

ferme considérable ; mais en devenant citadin, il plaça sur sa 

porte la devise suivante : « Laudato ingentia rura, exiguum 

colito, » mauvais excuse pour se passer tout à fait de ferme. Par 

deux ou trois fois j'essayai d'amener la conversation sur la 

pratique, mais il s'échappa de ce sujet par des rayons tellement 

excentriques de la science, que je sentis la vanité de mes 

tentatives. Un médecin présent à notre entretien me fit observer 

que si je tenais à des choses purement pratiques, c'était aux 

fermiers ordinaires qu'il fallait m'adresser, montrant par son ton 

et ses manières que cela lui semblait au-dessous de la science. 

M. l'abbé Rozier possède cependant de vastes connaissances, 

quoiqu'il ne soit pas fermier, et dans les branches où son 

inclination l'a poussé, il est célèbre à juste titre : il n'est éloge qu'il 

ne mérite pour avoir fondé le Journal de physique, qui, en 

somme, est de beaucoup le meilleur qu'il y ait en Europe. Sa 

maison est magnifiquement située, en face d'un beau paysage, sa 

bibliothèque est garnie de bons livres, et tout chez lui annonce 

l'aisance. Visité ensuite M. Frossard, ministre protestant, qui mit 

avec un aimable empressement tout ce qu'il connaissait à ma 

disposition, et, pour le reste, m'adressa à M. Roland la Platerie 

(de la Platière), inspecteur des fabriques de Lyon. Ce monsieur 

avait sur différents sujets des notes qui enrichissaient son 

entretien, et, comme il ne s'en montrait pas jaloux, j'eus l'agréable 

certitude de ne pas quitter Lyon sans emporter ce que j'y étais 

venu chercher. M. Roland, quoique déjà assez âgé, a une jeune et 

belle femme, celle à qui il adressait ses lettres d'Italie, publiées 

ensuite en cinq ou six volumes. M. Frossard ayant invité M. de la 

Platerie à dîner, notre entretien recommença sur l'agriculture, les 

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– 272 – 

manufactures et le commerce ; nos opinions étaient à peu près les 

mêmes, excepté sur le dernier traité, qu'il condamnait 

injustement selon moi ; la discussion s'engagea. Il soutenait avec 

chaleur que la soie aurait dû jouir des avantages assurés à la 

France : je lui représentai que l'offre en avait été faite au 

ministère français, qui l'avait refusée ; j'allai plus loin, j'osai 

soutenir que, si cela avait eu lieu, l'avantage aurait été pour nous, 

en supposant, suivant les idées ordinaires, que le bénéfice et la 

balance du commerce soient la même chose. Je lui demandai sa 

raison de croire que la France achèterait les soies de Piémont et 

de Chine, et les vendrait à meilleur marché que l'Angleterre, 

tandis que nous achetons les cotons de France pour nos fabriques 

et nous pouvons, malgré les droits et les charges, les donner à 

meilleur compte que ce pays. Ces points et quelques autres 

semblables furent discutés avec cette attention et cette bonne foi 

qui leur donnent tant d'intérêt auprès des personnes qui aiment 

un entretien libre sur des sujets instructifs. Le point de jonction 

des deux fleuves, la Saône et le Rhône, est à Lyon un des objets 

les plus dignes de la curiosité des voyageurs. La ville serait sans 

doute mieux placée sur ce terrain égal à la moitié de l'espace 

qu'elle couvre actuellement ; les travaux au moyen desquels il a 

été conquis sur les fleuves ont ruiné leurs entrepreneurs. Je 

préfère Nantes à Lyon. Lorsqu'une ville s'élève au confluent de 

deux rivières, on doit supposer que celles-ci ajoutent à la 

magnificence du tableau qu'elle présente. Sans quais larges, 

propres et bien bâtis, que sont les fleuves pour les cités, sinon des 

canaux qui leur apportent la houille et le goudron ? Mettons à 

l'écart la terrasse d'Adelphi et les nouveaux bâtiments de 

Somerset-place, la Tamise contribue-t-elle plus à la beauté de 

Londres que Fleetditch tout enterré qu'il est ? Je ne connais rien 

qui trompe autant notre attente que les villes, il y en a si peu dont 
le tracé satisfasse aux exigences du goût ! 

 
Le 29. – Parti de bon matin avec M. Frossard pour visiter une 

ferme des environs. Mon compagnon est un champion dévoué de 

la nouvelle constitution qui s'établit en France. Justement, tous 

ceux de la ville avec qui j'ai parlé représentent l'état des fabriques 

comme atteignant la plus extrême misère. Vingt mille personnes 

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– 273 – 

ne vivent que de charités, et la détresse des basses classes est la 

plus grande que l'on ait vue, plus grande que l'on ne pourrait se 

l'imaginer. La cause principale du mal que l'on ressent ici est la 

stagnation du commerce, causée par l'émigration des riches et le 

manque absolu de confiance chez les marchands et les 

manufacturiers, d'où de fréquentes banqueroutes. Dans une 

période où on peut mal supporter un accroissement de charges, 

on s'épuise en souscriptions énormes pour le soutien des 

pauvres ; on ne paye pas pour eux moins de 40 000 louis d'or par 

an, y compris le revenu des hôpitaux et des fondations 

charitables. Mon compagnon de voyage, désirant arriver au plus 

tôt à Paris, m'a persuadé de l'accompagner dans sa chaise de 

poste, façon de voyager détestable à mon goût, mais la saison m'y 

forçait. Un autre motif : c'était d'avoir plus de temps à passer à 

Paris pour observer ce spectacle extraordinaire d'un roi, d'une 

reine et d'un dauphin de France, prisonniers de leur peuple. 

J'acceptai donc, et nous nous sommes mis en route aujourd'hui 

après dîner. Au bout de dix milles nous atteignîmes les 

montagnes. La campagne est triste, ni clôtures, ni mûriers, ni 

vignes, de grandes terres incultes, et rien qui indique le voisinage 
d'une grande ville. Couché à Arnas. Bon hôtel. – 17 milles. 

 
Le 30. – En chemin de bon matin pour Tarare, dont la 

montagne est moins formidable en réalité qu'on veut bien le dire. 

Même pays jusqu'à Saint-Symphorien. Les maisons deviennent 

plus belles, plus nombreuses en approchant de la Loire, que l'on 

passe à Roanne ; c'est déjà une belle rivière, navigable depuis bien 

des milles, et conséquemment à une grande distance de son 
embouchure. Beaucoup d'énormes bateaux plats. – 50 milles. 

 
Le 31. – Belle journée, soleil brillant ; nous n'en connaissons 

guère de semblable en Angleterre dans cette saison. Les bois du 

Bourbonnais commencent après Droiturier. Le pays devient 

meilleur : à Saint-Gérand le Puy, il est animé par de jolies 

maisons blanches et des châteaux ; cela continue jusqu'à Moulins. 

J'ai cherché ici mon vieil ami M. l'abbé  Barut,  et  j'ai  revu  M. le 

marquis de Gouttes, à l'occasion de la vente du domaine de 

Riaux ; je désirais qu'il m'assurât de nouveau de me prévenir 

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– 274 – 

avant de s'entendre avec un autre acheteur ; il me le promit, et je 

n'hésitai pas à me fier à sa parole. Jamais aucune occasion ne m'a 

tenté comme celle-ci d'acquérir une magnifique propriété dans 

l'une des plus belles parties de la France et l'un des plus beaux 

climats de l'Europe. Dieu veuille, s'il lui plaît de prolonger ma vie, 

que dans ma triste vieillesse je ne me repente pas d'avoir 

repoussé, sans y penser à deux fois, une offre que la prudence 

m'ordonnait d'accepter, tandis que le seul préjugé m'empêchait 

de le faire. Le ciel m'accorde la paix et la tranquillité pour le soir 

de mes jours, qu'ils se passent en Suffolk ou dans le 
Bourbonnais ! – 38 milles. 

ANNÉE 1790 

1er janvier. – Nevers a un bel aspect, se dressant avec orgueil 

sur les bords de la Loire ; mais après l'entrée, elle est comme 

mille autres villes. Vues de loin, toutes ressemblent à un groupe 

de femmes se pressant l'une contre l'autre ; vous voyez ondoyer 

leurs plumes et étinceler leurs diamants ; vous croyez ces 

ornements des signes certains de la beauté ; mais approchez, vous 

reconnaîtrez trop souvent l'argile commune. Vaste panorama au 

nord de la montagne qui descend à Pougues et, après Pouilly, 
beau paysage où serpente la Loire. – 75 milles. 

 
Le 2. – Briare. Le canal annonce les heureux effets de 

l'industrie. Nous quittons ici la Loire. Sur toute la route, la 

campagne est très variée, sèche en grande partie ; des rivières, 

des collines, des bois, la rendent fort agréable ; mais presque 

partout le sol est pauvre. Passé en vue de nombreux châteaux, 

parmi lesquels il en a de beaux. Couché à Nemours, chez un 

aubergiste surpassant en friponnerie tous ceux que nous avions 

rencontrés en Italie comme en France. Notre souper se composait 

de : une soupe maigre, une perdrix et un poulet rôtis, un plat de 

céleri, un petit chou-fleur, deux bouteilles de méchant vin du pays 

et un dessert consistant en deux biscuits et quatre pommes. Voici 

la note : Potage 1 l. 10 s. – Perdrix, 2 l. 10 s. – Poulet, 2 l. – Céleri, 

1 l. 4 s. – Chou-fleur, 2 l. – Pain et dessert, 2 l. – Feu et 

appartement, 6 l. – Total, 19 l. 8 s. Nous eûmes beau nous récrier 

sur ce vol, ce fut en vain. Nous insistâmes alors pour qu'il 

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– 275 – 

acquittât sa note, ce qu'il fit de mauvaise grâce en mettant à 

l'Étoile, Foulliare. Mais comme, en nous menant à l'auberge, on 

ne nous avait pas annoncé l'Étoile, mais l'Écu de France, nous 

soupçonnions quelque duperie ; effectivement, nous vîmes, en 

sortant de la maison pour l'examiner, que l'enseigne était bien 

celle  de  l'Écu,  et  on  nous  apprit  que  le  nom  de  ce  coquin  était 

Roux au lieu de Foulliare. Il ne s'attendait pas à être ainsi 

démasqué, non plus qu'au torrent d'injures et de reproches qui 

nous échappa sur son infâme conduite ; mais il se sauva à toutes 

jambes et fut se cacher jusqu'à notre départ. En bonne 
conscience, on doit au monde de noter un tel gredin. – 60 milles. 

 
Le 3. – Traversé la forêt de Fontainebleau, gagné Melun, puis 

Paris. Les soixante postes de Lyon à Paris, équivalant à 300 

milles anglais, nous reviennent, y compris les trois louis du loyer 

de la chaise (vieux cabriolet français à deux roues) et les dépenses 

d'auberge, etc., à 15 liv. st., soit 1 sh. par mille ou 6 d. par mille et 

par tête. À Paris, je me dirigeai immédiatement vers mon 

ancienne demeure, l'hôtel de Larochefoucauld ; j'avais reçu à 

Lyon une lettre du duc de Liancourt, par laquelle il me priait de 

me considérer dans son hôtel comme chez moi, ainsi que je le 

faisais du temps de sa regrettable mère, la duchesse d'Estissac, 

qui était morte pendant mon voyage en Italie. Je trouvai mon ami 

Lazowski en bonne santé, et nous pûmes parler à gorge déployée 

de ce qui s'était passé en France depuis mon départ de Paris. – 46 
milles. 

 
Le 4 – Après le déjeuner, j'ai fait un tour aux Tuileries, où se 

présenta le spectacle le plus extraordinaire que Français ou 

Anglais ait vu dans cette ville : le roi se promenant avec un ou 

deux officiers de sa maison et un page au milieu de six grenadiers 

de la garde bourgeoise. Les portes du jardin étaient fermées, par 

respect pour lui, afin d'en exclure toute personne qui n'a pas le 

titre de député ou une carte d'admission. Quand il rentra dans le 

palais, on les ouvrit pour tout le monde sans distinction, quoique 

la reine se promenât encore avec une dame de la cour. Elle aussi 

était escortée par des gardes françaises, et de si près, que, pour 

n'être pas entendue d'eux, elle devait parler à voix basse. La 

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– 276 – 

populace la suivait, parlant très haut et ne lui marquant d'autre 

respect que de lui ôter son chapeau quand elle passait ; c'est plus 

que je n'aurais cru. Sa Majesté ne paraît pas bien portante, elle 

semble affectée et sa figure en garde des traces. Le roi est aussi 

gras que s'il n'avait aucun souci. Par ses ordres, on a réservé un 

petit jardin pour l'amusement du Dauphin, on y a bâti un petit 

pavillon où il se retire en cas de pluie : je le vis à l'ouvrage avec sa 

bêche et son râteau, mais non sans deux grenadiers pour 

l'accompagner. C'est un joli petit garçon, d'un air très avenant ; il 

ne passe pas sa sixième année ; il se tient bien. Partout où il va, 

on lui ôte son chapeau, ce que j'observais avec plaisir. Le 

spectacle de cette famille prisonnière (car telle est sa véritable 

situation) choque au premier abord ; ce serait à bon droit, si, 

comme je le crois, il ne le fallait pas absolument pour effectuer la 

révolution ; mais dans cette nécessité personne ne peut blâmer le 

peuple de prendre toutes les mesures en son pouvoir pour assurer 

cette liberté saisie par la violence. Il n'y a de condamnable, dans 

un tel moment, que ce qui met en danger la liberté de la nation. 

Je  dois  cependant  avouer  ici  mes  doutes :  je  ne  sais  si  ce 

traitement  de  la  famille  royale  doit  être  regardé  comme  une 

garantie de liberté, ou si, au contraire, ce n'est pas une démarche 

fort périlleuse qui expose au hasard tout ce que l'on a gagné. Je 

me suis entretenu avec plusieurs personnes aujourd'hui, et leur ai 

fait part de mes appréhensions en les peignant même plus vives 

qu'elles ne sont en réalité, afin de connaître leur sentiment ; il est 

évident que l'on est à présent dans la crainte d'une contre-

révolution. Grande partie de ce danger, sinon le tout, vient de la 

violence faite à la famille royale. Avant, l'Assemblée nationale ne 

répondait que des lois et de la future constitution, à présent elle a 

toute la responsabilité du gouvernement de l'État, du pouvoir 

exécutif comme du législatif. Cette situation critique a nécessité 

des efforts constants de la milice parisienne. Le grand but de 

M. de La Fayette et des autres chefs militaires est d'améliorer sa 

discipline  et  de  la  former  assez pour pouvoir y placer leur 

confiance s'il en était besoin pour le champ de bataille. Mais tel 

est l'esprit de liberté, même dans les choses militaires, qu'on peut 

être officier aujourd'hui et rentrer demain dans les rangs, 

méthode qui rend difficile d'atteindre le point que l'on se propose. 

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– 277 – 

L'armée permanente se compose à Paris de 8 000 hommes, payés 

15 sous par jour. Dans ce nombre sont compris les gardes 

françaises qui passèrent au peuple à Versailles ; il y a également 

800 cavaliers, coûtant chacun 1 500 liv. (62 liv. st. 15 sh. 6 d.) par 
an, leurs officiers ont la paye double de ceux de l'armée. 

 
Le 5. – L'adresse présentée hier au roi par l'Assemblée 

nationale lui a fait honneur auprès de tous. Je l'ai entendu louer 

par des gens de toute opinion. Elle avait trait à la fixation de la 

liste civile. On avait arrêté d'envoyer au roi une députation pour 

le prier d'en déterminer le montant, en consultant moins son goût 

pour l'économie que le sentiment de la dignité dont il convient 

d'entourer le trône. Dîné avec le duc de Liancourt, dans les 

appartements des Tuileries, qui, au retour de Versailles, lui ont 

été assignés comme grand maître de la garde-robe : deux fois la 

semaine il donne un grand dîner aux députés, il en vient de vingt 

à quarante. On avait fixé trois heures et demie, mais j'attendis 

avec quelques députés, qui avaient quitté l'Assemblée, jusqu'à 
sept heures, que le duc arriva avec le reste des convives. 

 
Il y a dans l'Assemblée un écrivain de valeur, auteur d'un très 

bon livre, dont j'attendais quelque chose au-dessus de la 

médiocrité ; mais il est plein de tant de gentillesse, que j'en fus 

ébahi en le voyant. Sa voix est le murmure d'une femme, comme 

si ses nerfs ne lui permettaient pas un exercice aussi violent que 

de parler assez haut pour se faire entendre ; quand il soupire ses 

idées, c'est les yeux à demi fermés ; il tourne la tête de côté et 

d'autre comme si ses paroles devaient être reçues comme des 

oracles, et il a tant de laisser-aller et de prétentions à l'aisance et à 

la délicatesse sans avantages personnels qui secondent ses 

gentillesses, que j'admirai par quel art on avait formé un tel 

ensemble d'éléments hétérogènes. N'est-il pas étrange de lire avec 

ravissement le livre d'un auteur, de se dire : Cet homme est 

complet, tout se tient chez lui, il n'y a point de cette boursouflure, 

de ces niaiseries si communes chez les autres, et de trouver tant 
de petitesse ! 

 

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– 278 – 

Le 6, le 7 et le 8. – Le duc de Liancourt ayant l'intention de 

prendre une ferme pour la cultiver selon les principes anglais, il 

me pria de l'accompagner, ainsi que mon ami Lazowski, à 

Liancourt, pour lui donner mon opinion sur les terres et les 

moyens d'accomplir ses projets, ce à quoi je me rendis sur-le-

champ. Je fus témoin d'une scène qui me fit sourire : à peu de 

distance du château de Liancourt, il y a un vaste terrain inculte, 

tout à côté de la route, et qui appartient au duc. Je vis quelques 

ouvriers très occupés à le couper en petites divisions par des 

haies, à le niveler, à le défoncer, enfin perdant un travail précieux 

sur un terrain qui n'en valait pas la peine. Je demandai à 

l'intendant s'il croyait cette dépense utile : il me répondit que les 

pauvres de la ville, au début de la révolution, déclarèrent que, 

faisant partie de la nation, les terrains incultes, propriétés de la 

nation, leur appartenaient ; en conséquence, passant de la théorie 

à la pratique, ils en prirent possession sans autre formalités et 

commencèrent à cultiver ; le duc, ne voyant pas leur industrie 

avec déplaisir, n'y mit aucun obstacle. Ceci montre l'esprit général 

et prouve que, poussé un peu plus loin, ce ne serait pas peu de 

chose pour la propriété dans ce royaume. Dans ce cas, cependant, 

je ne puis que le louer ; car s'il y a une injustice criante, c'est 

qu'un homme garde inutilement de la terre qu'il ne veut ni 

cultiver ni laisser cultiver aux autres. Les pauvres gens meurent 

de faim devant des déserts qui les nourriraient par milliers. Ils 

sont sages, et suivent la raison et la philosophie en s'emparant de 

ces terrains, et je souhaite de tout cœur qu'une loi permette chez 
nous ce qu'ont fait ici les paysans français. – 72 milles. 

 
Le 9. – Déjeuné aux Tuileries. M. Desmarets, de l'Académie 

des sciences, a apporté un Mémoire présenté par la Société royale 

d'agriculture à l'Assemblée nationale, sur les améliorations à 

introduire dans l'agriculture ; on y signale, entre autres choses, de 

plus grands soins à donner aux abeilles, à la panification et à 

l'obstétrique. À l'avènement d'un gouvernement libre et patriote, 

dont l'agriculture peut espérer des jours d'or, ces objets sont sans 

doute d'une extrême importance. Quelques parties de ce Mémoire 

méritent vraiment l'attention. Rendu visite à M. de Nicolaï, mon 

compagnon de voyage, c'est un homme considérable ; grand 

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– 279 – 

hôtel, domestiques nombreux ; son père est maréchal de France 

et lui-même premier président d'une chambre du parlement de 

Paris, la noblesse de cette ville l'avait choisi pour son 

représentant aux états généraux, il a décliné cet honneur. Il m'a 

invité à dîner dimanche, me promettant d'avoir M. Decrétot, le 

célèbre fabricant de Louviers. – Assemblée nationale. Le comte 

de Mirabeau a parlé sur les membres de la chambre des vacations 

au parlement de Rennes ; il est vraiment éloquent, plein d'ardeur, 

de vie, d'énergie, d'impétuosité. Soirée chez la duchesse 

d'Anville : il y avait le marquis et la marquise de Condorcet, etc. ; 
on n'a parlé que de politique. 

 
Le 10. – Les chefs de l'Assemblée nationale sont : Target, 

Chapelier, Mirabeau, Barnave, Volney le voyageur ; jusqu'à 

l'attaque contre les biens du clergé, l'abbé Sieyès en était ; mais 

cette mesure lui a tellement déplu, qu'il ne s'avance plus autant 

maintenant. Les démocrates violents, qui ont la réputation d'être 

si républicains en principe, qu'ils n'admettent pas même la 

nécessité politique du nom de roi, sont appelés les enragés. Ils ont 

une assemblée à l'église des Jacobins, que l'on nomme le Club de 

la Révolution ; elle se tient chaque soir dans la même salle où fut 

formée la fameuse ligue sous le règne de Henri III, et ils sont si 

nombreux que toutes les propositions sont discutées ici avant 

d'être portées à l'Assemblée nationale. J'ai rendu visite ce matin à 

plusieurs personnes, toutes très dévouées à ce parti et je leur ai 

dit que ceci ressemblait trop à une junte parisienne gouvernant 

toute la France, pour ne pas devenir à la longue impopulaire et 

dangereux. Il m'a été répondu que l'ascendant que Paris s'était 

arrogé était absolument nécessaire pour  la  sûreté  de  la  nation 

entière ; que si rien ne se faisait que par le consentement 

préalable de tous, on perdrait les plus précieuses occasions, et 

l'Assemblée serait constamment exposée à une contre-révolution. 

On avouait cependant que cela faisait naître de grandes jalousies, 

surtout à Versailles, où (ajoutait-on) se trouvent sans doute les 
complots qui ont la personne du roi pour objet. 

 
Il y a là des émeutes fréquentes, sous prétexte de la cherté du 

pain,  et  de  tels  mouvements  sont  certainement  très  dangereux, 

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– 280 – 

car ils ne peuvent éclater si près de Paris sans que le parti 

aristocratique de l'ancien gouvernement ne s'efforce d'en prendre 

avantage pour les tourner vers un but bien différent de celui 

qu'elles s'étaient d'abord proposé. Je remarquai dans toutes les 

conversations combien est générale la croyance des menées du 

vieux parti pour mettre le roi en liberté. On semble presque 

persuadé que la révolution ne sera entièrement consommée que 

par l'une de ces tentatives. Il est curieux de voir l'opinion déclarer 

que, si l'une d'elles offrait la moindre apparence de succès, le roi 

la payerait immanquablement de sa vie ; le caractère national est 

si changé, non seulement sous le rapport de l'affection envers le 

souverain mais aussi de cette douceur et de cette humanité pour 

laquelle on l'a si longtemps admiré, que l'on admet cette 

supposition sans horreur ni remords. En un mot, la ferveur de la 

liberté est maintenant une sorte de rage ; elle absorbe toute autre 

passion et ne laisse paraître aux regards que ce qui promet 

d'assurer cette liberté. Dîné en grande compagnie chez 

M. 

de 

Larochefoucauld 

; les dames, les messieurs faisaient 

également de la politique. Je dois remarquer un autre effet de la 

révolution, qui n'a rien que de naturel, c'est l'amoindrissement ou 

plutôt l'anéantissement de l'énorme pouvoir du sexe ; auparavant 

les dames se mêlaient de tout pour tout gouverner ; je vois 

clairement la fin de leur règne. Les hommes de ce pays étaient des 

marionnettes mues par leurs femmes ; au lieu de donner à 

présent le ton, elles doivent, dans les questions d'intérêt national, 

le recevoir et se résigner à se mouvoir dans la sphère de quelque 

chef politique, c'est-à-dire qu'elles sont redescendues au niveau 

pour lequel la nature les avait créées ; elles en seront plus 
aimables et la nation mieux gouvernée. 

 
Le 11. – On dit que les troubles de Versailles sont sérieux, et 

on parle de complots ; 800 hommes seraient en marche à 

l'instigation d'une certaine personne, pour rejoindre ici certaine 

autre personne, dans l'intention de massacrer La Fayette, Bailly 

et Necker ; chaque moment voit naître les plus sottes rumeurs. Il 

a suffi de cela pour que M. La Fayette publie hier une instruction 

sur le mode à suivre dans le rassemblement de la milice au cas 

d'alarme soudaine. 800 hommes avec deux pièces de canon sont 

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– 281 – 

de garde tous les jours aux Tuileries. Rencontré ce matin 

quelques royalistes soutenant que l'opinion publique, dans le 

royaume, s'avance rapidement vers un changement complet ; que 

les plus grands progrès sont dus à la pitié qu'inspire le roi et à 

l'improbation de quelques mesures prises dernièrement par 

l'Assemblée. Ils disent qu'il serait absurde de rien tenter 

maintenant pour le roi, que sa position actuelle fait plus pour sa 

cause que toute autre force, le sentiment général de la nation se 

déclarant en sa faveur. Ils ne se font pas scrupule de dire qu'un 

effort vigoureux et bien concerté le placerait à la tête d'une 

puissante armée, à laquelle se joindrait bientôt un grand corps 

trop outragé. Je répliquai qu'un honnête homme devait espérer 

que cela n'arriverait point 

; car si une contre-révolution 

réussissait, la France gémirait sous un despotisme beaucoup plus 

lourd qu'auparavant. Ils n'en voulaient pas convenir 

; ils 

croyaient, au contraire, qu'aucun gouvernement ne serait assuré 

qu'en donnant au peuple des droits et des privilèges bien plus 

étendus que ceux qu'il possédait sous l'ancienne constitution. 

Dîné chez mon compagnon de voyage, M. de Nicolaï ; dans la 

compagnie se trouvait, suivant la promesse du comte, 

M. Decrétot, célèbre fabricant de Louviers, qui m'apprit l'étendue 

de la détresse présente en Normandie. Les filatures qu'il m'avait 

montrées l'année dernière à Louviers sont arrêtées depuis neuf 

mois, et le peuple, dans sa croyance que les machines lui étaient 

nuisibles, a détruit tant de métiers, que le commerce est dans une 

situation déplorable. Accompagné le soir M. Lazowski à l'Opéra 

italien. On donnait il Barbiere di Siviglia, de Paesiello, une des 

compositions les plus agréables de ce maître vraiment grand. 

Mandini et Raffanelli sont excellents, Baletti a une voix fort 

douce. Il n'y a pas en Italie d'opéra-comique comme celui de 

Paris, la salle est toujours pleine ; cela fera dans la musique 

française une aussi grande révolution que celle qui a eu lieu dans 

le gouvernement. Que pensera-t-on, dans peu, de Lully et de 
Rameau ? Quel triomphe pour les mânes de Jean-Jacques ! 

 
Le 12. – Assemblée nationale ; suite des débats sur la 

conduite de la chambre des vacations au parlement de Rennes. 

M. l'abbé Maury, royaliste zélé, a fait un discours très long et très 

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– 282 – 

éloquent en faveur du parlement ; sa diction est abondante et 

précise, il ne se sert pas de notes. Il a répondu à ce qui avait été 

demandé par le comte de Mirabeau  quelques  jours  avant,  et  il 

s'exprima avec véhémence contre son injustifiable appel du 

peuple de Bretagne à ce qu'il nomma un redoutable 

dénombrement. Mieux valait, selon lui, pour les membres de 

cette assemblée, passer en revue leurs principes, leurs devoirs et 

les fruits de leur soin à respecter des privilèges des sujets du 

royaume, que de provoquer un dénombrement qui livrerait au fer 

et au feu toute une province. Par six différentes fois, il fut obligé 

de s'arrêter à cause du tumulte tant des tribunes que de 

l'assemblée ; rien ne l'émut, il attendait froidement le retour du 

calme et reprenait comme si rien ne s'était passé. Son discours 

était très remarquable ; les royalistes l'admirèrent beaucoup, 

mais les enragés le condamnèrent comme au-dessous du pire. 

Personne autre ne parla sans notes : le comte de Clermont lut un 

discours où se trouvaient quelques passages brillants, mais 

contenant toute autre chose qu'une réponse à celui qui avait 

précédé ; et en vérité c'eût été merveille qu'il en fût autrement, 

ayant été préparé avant que l'abbé eût pris la parole. Impossible 

de rendre l'ennui que ce mode de lecture donne aux séances de 

cette assemblée. Qui de nous voudrait rester dans les tribunes de 

la Chambre des communes, si M. Pitt devait apporter une 

réponse écrite à ce que M. Fox aurait à prononcer avant lui ? Un 

autre mal aussi grand qui en découle, c'est la longueur des 

séances, puisqu'il y a dix personnes contre une qui sera capable 

de parler impromptu. Le manque d'ordre, la confusion dominent 

comme au temps que l'Assemblée siégeait à Versailles ; les 

interruptions sont longues et fréquentes, et les orateurs auxquels 

le règlement refuse la parole ne laissent pas de la vouloir prendre. 

Le comte de Mirabeau demanda qu'il lui fût permis de répondre à 

l'abbé Maury ; le président mit sa proposition aux voix, et la 

Chambre fut unanime pour la rejeter, de sorte que le premier de 

leurs orateurs n'a pas assez d'influence pour faire entendre ses 

explications. Nous n'avons pas l'idée d'un tel règlement 

cependant le grand nombre des membres rend ceci nécessaire. 

J'oubliais de dire qu'aux deux extrémités de la salle, il y a des 

tribunes entièrement publiques ; celles qui occupent les côtés ne 

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– 283 – 

s'ouvrent qu'aux amis des députés qui montrent des cartes : dans 

toutes, l'auditoire est fort bruyant, applaudit à outrance ce qui le 

charme, va parfois jusqu'à siffler ce qui lui déplaît, indécence 

incompatible avec la liberté de discussion. Je n'attendis pas la fin, 

et je m'en retournai chez le duc de Liancourt, aux Tuileries, pour 

dîner avec sa compagnie habituelle 

; il y avait ce soir 

MM. Chapelier et Desmeuniers (Mounier), qui tous deux ont 

présidé l'Assemblée et y tiennent encore une place éminente ; 

M. Volney, le célèbre voyageur, le prince de Poix, le comte de 

Montmorency, etc., etc. En attendant le duc de Liancourt, qui 

n'arriva  qu'à  sept  heures  et  demie,  avec  la  majeure  partie  des 

convives, la conversation roula presque entièrement sur le 

soupçon véhément que l'on avait d'envois d'argent faits par 

l'Angleterre pour jeter le trouble dans le royaume. Le comte de 

Thiard, cordon bleu, qui commande en Bretagne, mentionna ce 

seul fait que certains régiments en garnison à Brest, dont la 

conduite avait toujours été bonne et sur lesquels on pouvait faire 

autant de fonds que sur aucun autre de l'armée, avaient changé 

tout d'un coup d'allures, par suite de distributions d'argent 

considérables. L'un des députés, demandant à quelle époque cela 

avait eu lieu, il lui fut répondu que c'était tout dernièrement ; sur 

quoi il fit observer immédiatement que cela suivait l'envoi de 

1 100 000 liv. (48 125 l. st.) par l'Angleterre, qui avait occasionné 

tant de conjectures et de conversations. Cet envoi, dont on s'était 

particulièrement préoccupé, était si mystérieux et si obscur, que 

le fait seul avait pu être découvert ; toutes les personnes présentes 

m'en attestèrent l'exactitude. D'autres n'hésitaient pas à joindre 

ces deux rapports et à les croire dépendants l'un de l'autre. Je fis 

remarquer que, si l'Angleterre était réellement mêlée à cette 

affaire, ce qui me paraissait incroyable, on devait présumer que 

c'était dans son propre intérêt ou selon les intentions supposées 

de son roi, ce qui se trouvait être alors la même chose 

exactement : si on envoyait de l'argent, ce serait donc pour 

soutenir un trône menacé et non pas pour en détacher les fidèles 

serviteurs. Dans ce cas, ce serait sur Metz que seraient dirigés les 

fonds, afin de maintenir les troupes dans leur devoir, et non pas 

sur Brest, afin de les corrompre ; l'idée serait trop absurde. Tous 

semblèrent admettre la justesse de cette remarque, mais ne s'en 

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– 284 – 

tinrent pas moins convaincus des deux faits, qu'ils fussent ou non 

en relation entre eux. Au dîner, selon l'usage, la plupart des 

députés, surtout les plus jeunes, étaient habillés en polissons, 

beaucoup sans poudre et quelques-uns en bottes ; quatre ou cinq 

au plus avaient une tenue convenable. Que les temps sont 

changés ! Quand il n'avait rien de mieux à faire, le Parisien du 

beau monde était la correction en personne dans tout ce qui 

touche à la toilette ; on le croyait frivole. Maintenant qu'il a à 

s'occuper d'autres choses plus importantes, le caractère léger 

qu'on lui prête habituellement disparaîtra. Tout dans ce monde 
dépend du gouvernement. 

 
Le 13. – Il y a eu une grande émotion la nuit dernière parmi le 

peuple qui s'est soulevé, dit-on, pour deux motifs : le premier, 

pour qu'on lui livre le baron de Besenval afin de le pendre ; le 

deuxième, pour que le pain soit mis à deux sols la livre. Il le paye 

cependant vingt-deux millions de moins par an que le reste du 

royaume et il lui faut encore des réductions. L'opinion est qu'on 

doit satisfaire le peuple en exécutant un aventurier du nom de 

Favras qui se trouve en prison car pour Besenval, les cantons 

suisses ont protesté si fermement en sa faveur, qu'on n'oserait le 

toucher. La garde a été doublée ce matin de bonne heure, et huit 

mille hommes d'infanterie et de cavalerie font des patrouilles 

dans les rues. Chacun parle de projets d'enlèvement du roi, on dit 

que ces mouvements ne sont pas, non plus que ceux de Versailles, 

ce qu'ils semblent être, de simples émeutes, mais l'effet de 

menées des aristocrates, qui, s'ils prenaient assez d'importance 

pour occuper la milice parisienne, favoriseraient une autre partie 

de la conspiration contre le nouveau gouvernement. Nul doute 

qu'on ne fasse bien d'être sur le qui-vive ; car, bien qu'il n'y ait 

actuellement aucun complot, la tentation est si grande, les 

probabilités si fortes pour qu'il s'en forme, que la moindre 

négligence serait sûre d'en produire. Je me suis trouvé avec le 

lieutenant-colonel d'un régiment de cavalerie, venant de ses 

quartiers ; il dit que tous ses hommes, sans exception, sont à la 

dévotion du roi, prêts à marcher et à se montrer comme il 

l'ordonnerait, pourvu que cela ne fût pas contre leurs sentiments 

d'autrefois. Il ajoutait que cette obéissance n'eût pas été si grande 

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– 285 – 

avant le voyage du roi à Paris ; et, selon ce qu'il avait appris dans 

ses conversations avec les officiers de différents corps, il en était 

de  même  chez  eux.  S'il  y  a  des  projets sérieux pour une contre-

révolution et l'enlèvement du roi, et que leur exécution ait été ou 

soit prévenue à l'avenir, la postérité le saura probablement mieux 

que nous. Certes, les yeux de tous les souverains et de tous les 

grands dignitaires d'Europe sont fixés sur la révolution française, 

ils envisagent avec étonnement, avec terreur, une situation qui 

plus tard peut devenir la leur ; ils doivent donc attendre avec 

anxiété que l'on fasse des efforts pour étouffer un exemple qui ne 

manquera pas d'être imité quand les occasions seront favorables. 

Dîné au Palais-Royal, en compagnie choisie, tous politiques, car 

tous sont Français. On discuta la question suivante : Les 

complots, dont il est si généralement question aujourd'hui, sont-

ils réels ou bien inventés et répandus par les chefs de la 

révolution, afin d'animer la milice et d'assurer par elle le 
gouvernement sur ses nouvelles bases ? 

 
Le 14. – Des complots ! Des complots ! – Le marquis La 

Fayette a pris hier deux cents personnes sur onze cents qui 

s'étaient réunies aux Champs-Élysées. Elles avaient de la poudre 

et des balles, mais pas de fusils. On se demande quelles elles 

peuvent être, et il n'est pas facile d'imaginer une réponse. Selon 

les uns, ce sont des brigands venus à Paris, dans de sinistres 

intentions ; selon les autres, des gens de Versailles ; un troisième 

les dit Allemands, mais tous s'accordent à vouloir vous persuader 

qu'ils font partie d'un plan de contre-révolution. Les bruits sont si 

divers, si contradictoires, qu'il n'y a pas de confiance à y mettre ; 

on ne doit croire non plus que la dixième partie de ce qui se dit. Il 

est singulier, et cela a fait beaucoup parler, que La Fayette ne s'en 

est pas fié à l'armée, c'est-à-dire aux huit mille hommes soldés 

régulièrement, et dont les gardes françaises forment une grande 

partie ; mais que pour cette expédition il a pris seulement la 

bourgeoisie, ce qui a flatté ces derniers en raison de ce que les 

autres en ont eu du dépit. L'heure est grosse d'événements : il y a 

une anxiété, une attente, une incertitude visible dans tous les 

regards ; les hommes même qui sont le mieux informés et le 

moins susceptibles de se laisser égarer par les murmures de la 

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– 286 – 

foule, ne semblent pas dégagés de l'inquiétude de tentatives pour 

enlever le roi et culbuter l'Assemblée. Beaucoup croient aisé de 

faciliter la fuite du roi, de la reine et du Dauphin, sans danger 

pour eux, pourvu qu'une armée suffisante soit prête à les 

recevoir : les Tuileries sont très favorablement situées pour un tel 

dessein. Dans ce cas il s'ensuivrait une guerre civile, qui 

aboutirait au despotisme, quel que fût le vainqueur : par 

conséquent ce dessein ne saurait venir d'un vrai patriote. Si j'ai 

l'occasion de passer mon temps en bonne compagnie dans cette 

ville, il faut que j'en donne aussi à consulter des livres, des 

manuscrits, que je ne pourrais avoir en Angleterre ; je prends sur 

la nuit pour faire des extraits. J'ai aussi des documents publics, 

dont la copie exige du temps. Qui veut donner un bon aperçu d'un 

royaume comme la France, doit être infatigable dans la recherche 

des matériaux : eût-il rassemblé ses pièces avec tout le soin 

possible, quand il les examine de sang-froid, pour les arranger, il 

en trouve beaucoup de peu de valeur réelle, et plus encore d'une 
inutilité absolue. 

 
Le 15. – Visité au Palais-Royal les peintures du duc d'Orléans, 

ce qui m'avait été refusé déjà une ou deux fois. On sait que la 

collection est très riche en œuvres des maîtres hollandais et 

flamands, dont quelques-unes sont finies avec ce soin minutieux 

donné par l'école aux détails d'expression. Mais c'est un genre 

peu intéressant lorsque l'on trouve tout auprès les tableaux des 

grands artistes de l'Italie ; sous ce rapport la collection du Palais-

Royal est une des premières du monde ; Raphaël, A. Carrache, 

Titien, Dominiquin, Corrège, Paul Véronèse, s'y trouvent réunis. 

Le premier morceau de la collection est l'un des plus beaux qui 

soient jamais sortis d'un chevalet : ce sont les Trois Maries et le 

Christ mort, par A. Carrache ; le pouvoir de l'expression ne 

saurait aller plus loin. Il y a un Saint Jean, de Raphaël, semblable 

à ceux de Florence et de Bologne, et une inimitable Vierge à 

l'enfant, du même. Une Vénus au bain et une Magdeleine, par 

Titien ; une Lucrèce, par André del Sarto ; une Léda par Paul 

Véronèse, et une autre, par Tintoret ; Mars et Vénus et quelques 

autres choses, de Paul Véronèse ; une femme nue, par Bonieu, 

peintre français encore vivant, morceau assez agréable. Quelques 

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– 287 – 

belles toiles de Poussin et de Lesueur. Les appartements 

tromperont tout le monde : je n'ai pas vu une belle salle ; tout cela 

est au-dessous du rang et de l'immense fortune du duc, qui est le 

premier propriétaire d'Europe. Dîné chez le duc de Liancourt ; 

dans la compagnie se trouvait M. de Bougainville, le célèbre 

voyageur autour du monde ; il est aussi aimable que judicieux ; le 

comte de Castellane et le comte de Montmorency, jeunes députés 
aussi enragés que s'ils s'appelaient Barnave ou Rabaud. 

 
Dans quelques allusions à la constitution d'Angleterre, je 

trouvai que ces messieurs en faisaient bon marché, quant aux 

libertés politiques. On discuta sur les idées du moment, les 

conspirations ; mais on semble s'accorder sur ce point, que, bien 

que la constitution puisse être retardée par de tels moyens, il était 

maintenant absolument impossible de l'empêcher de se faire. Le 

soir, à ce que l'on appelle le Cirque national, au Palais-Royal, 

édifice élevé dans le jardin, d'une folie coûteuse et extravagante 

au delà de ce qu'on peut imaginer. C'est une grande salle de bal 

enfoncée sous terre à moitié de sa hauteur, et comme si cela ne 

suffisait pas pour la rendre humide, il y a une rivière qui coule 

tout autour et un jardin planté sur le toit ; des jets d'eau jaillissant 

çà  et  là  en  font  sans  doute  une place choisie pour une soirée 

d'hiver. Ce qu'a coûté ce bâtiment, projeté, je le suppose, par 

quelques amis du duc d'Orléans, exécuté à ses frais, aurait suffi à 

l'établissement complet d'une ferme anglaise, bâtiments, bétail, 

outillage, récoltes, sur une échelle qui eût fait honneur au premier 

souverain de l'Europe ; car on eût ainsi changé 5 000 arpents de 

déserts en jardin. Pour le résultat atteint de cette manière, je ne 

saurais trouver les épithètes qu'il mérite. On a voulu avoir un 

concert, un bal, un café, un billard, un bazar, etc, etc., quelque 

chose dans le genre de notre Panthéon. Il y avait concert ce soir ; 

mais la salle étant presque vide, c'était, en somme également 
froid et sombre. 

 
Le 16. – La frayeur des complots en est venue jusqu'à alarmer 

grandement les meneurs de la révolution. Le dégoût, qui s'étend 

de plus en plus sur leurs mesures, vient plutôt de la position du 

roi que d'autre chose. Ils ne peuvent, après ce qui s'est passé, 

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– 288 – 

mettre le roi en liberté avant d'avoir achevé la constitution, et ils 

craignent également le changement qui s'opère en sa faveur dans 

les esprits. Dans cette alternative, on a projeté de persuader au 

roi de se rendre à l'Assemblée, de se déclarer satisfait des mesures 

qu'elle a prises, et de se montrer comme à la tête de la révolution 

en des termes qui excluent toute idée de contrainte à son égard. 

Voilà le plan favori ; il reste à persuader au roi de faire une 

démarche qui, selon toute apparence, lui enlèvera les avantages 

que l'esprit général des provinces aurait pu lui valoir : après une 

telle déclaration, il doit s'attendre à voir ses amis seconder les 

efforts du parti démocratique, en désespoir de l'efficacité de tout 

autre principe. On pense arriver là ; si cela se vérifie, ce serait le 

meilleur projet pour se débarrasser de la crainte des 

conspirations. J'ai couru les librairies, un catalogue à la main, 

pour rassembler des publications dont, malheureusement pour 

ma bourse, je sens le besoin, afin de connaître sous différents 

rapports l'état actuel de la France. Elles sont à présent si 

nombreuses, surtout en ce qui touche au commerce, aux colonies, 

aux finances, aux impôts, au déficit, etc., sans parler de la 

révolution elle-même, qu'il faut plusieurs heures par jour pour en 

diminuer le nombre à acheter, en les lisant la plume à la main. La 

collection que le duc de Liancourt a rassemblée dès le 

commencement de la révolution, à la réunion des notables, est 

prodigieuse : elle a coûté plusieurs centaines de louis. Très 

complète, elle sera par la suite de la plus grande valeur à 
consulter dans nombre de questions intéressantes. 

 
Le 17. – C'est en vain que l'on a pressé le roi d'accepter le plan 

dont j'ai parlé hier. Sa Majesté l'a reçu de façon à laisser peu 

d'espoir  de  le  voir  adopter :  mais  le  marquis  de  La  Fayette  le 

soutient si vigoureusement, que, loin de l'abandonner tout à fait, 

on le représentera à quelque moment plus favorable. Les 

royalistes qui connaissent ce projet (car il n'est pas public) sont 

enchantés de son échec. On attribue le refus à la reine. Une autre 

cause de grandes inquiétudes pour les chefs de la révolution, ce 

sont les rapports que l'on reçoit journellement des provinces, sur 

la misère, la faim même qui tourmentent les manufacturiers, 

artisans, marins ; elles prennent de plus en plus un caractère 

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– 289 – 

sombre et rendent d'autant plus alarmante l'idée d'efforts pour 

arrêter la révolution. La seule industrie encore florissante est le 

commerce avec les colonies sucrières, et l'idée d'émanciper les 

noirs, ou au moins d'en arrêter la traite (idée venue d'Angleterre), 

a jeté Nantes, Bordeaux, le Havre, Marseille et les autres villes 

intéressées à ce commerce, quoique indirectement, dans une 

extrême agitation. Le comte de Mirabeau se dit sûr d'obtenir un 

vote qui abolisse l'esclavage ; c'est la conversation du jour, surtout 

parmi les meneurs, qui disent que la révolution étant fondée sur 

la philosophie, et supportée par la métaphysique, un tel projet ne 

peut que lui convenir. Mais certainement aussi, le commerce 

dépend plus de la pratique que de la théorie, et les planteurs et les 

négociants, venus à Paris pour s'opposer à cette mesure, sont 

mieux préparés à montrer l'importance de leurs transactions, 

qu'à raisonner philosophiquement sur l'abolition de l'esclavage. 

Plusieurs brochures ont paru sur ce sujet dont quelques-unes 
méritent l'attention. 

 
Le  18.  –  J'ai  rencontré  aujourd'hui  à  dîner,  chez  le  duc  de 

Liancourt le marquis de Casaux, auteur du Mécanisme des 

Sociétés ; malgré toute la chaleur, le feu d'argumentation, la 

vivacité de manières qui caractérisent ses écrits, il est très calme 

dans la conversation, et n'a que peu de cette effervescence que ses 

livres  font  attendre  de  lui.  Le  comte  de  Marguerite  a  avancé 

aujourd'hui à table, devant près de trente députés, un fait 

excessivement grave : parlant du vote sur l'affaire de Toulon, il a 

soutenu que plusieurs députés s'en sont fait ouvertement les 

champions en prétendant qu'il fallait encore plus d'insurrections. 

Je regardai tout autour de moi pour voir venir une réponse : à 

mon extrême surprise, personne ne répliqua un mot. Après une 

pause de quelques moments, M. Volney, le voyageur, déclara qu'il 

croyait le peuple de Toulon dans son droit, et justifiable dans 

toute sa conduite. L'histoire de Toulon est connue de tout le 

monde. Ce comte de Marguerite a la tête dure, sa conduite est 

ferme, ce n'est sûrement pas un enragé. À dîner, M. Blin, député 

de Nantes, parlant du club de la Révolution qui se tient aux 

Jacobins, dit : « Nous vous avons donné un bon président, » puis 

il demanda au comte pourquoi il n'y venait pas. Celui-ci 

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– 290 – 

répondit : « Je me trouve heureux, en vérité, de n'avoir jamais été 

d'aucune société politique particulière 

; je pense que mes 

fonctions sont publiques et qu'elles peuvent aisément se remplir 

sans associations particulières. » Personne ne répliqua. Le soir 

M. Decrétot et M. Blin m'ont mené à ce club des Jacobins : la salle 

où  il  se  tient  est,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  celle  où  fut  signée  la 

fameuse Ligue. Il y avait plus de cent députés présents, et le 

président sur son fauteuil. On me présenta à lui comme l'auteur 

de l'Arithmétique politique ; alors il se leva, répéta mon nom à 

l'assemblée, en demandant s'il éveillait quelques objections : 

« Aucune. » Voilà toute la cérémonie, non pas seulement de 

présentation, mais même d'élection : car on me dit qu'à présent je 

puis toujours être admis en ma qualité d'étranger. On procéda 

ainsi à dix ou douze autres élections. On débat dans ce club toute 

question qui doit être portée à l'Assemblée nationale, on y lit les 

projets de lois, qui sont rejetés ou approuvés après correction. 

Quand ils ont obtenu l'assentiment général, tout le parti s'engage 

à les soutenir. On y arrête des plans de conduite, on y élit les 

personnes qui devront faire partie des comités, on y nomme des 

présidents pour l'assemblée. Revenu chez la duchesse d'Anville, 
où le temps coule toujours pour moi d'une manière agréable. 

 
L'une des choses les plus amusantes d'un voyage à l'étranger, 

c'est le spectacle de la différence des coutumes dans les choses de 

la vie usuelle. Sous ce rapport, les Français ont été généralement 

regardés en Europe comme ayant fait les plus grands progrès, et, 

par suite, leurs manières, leurs coutumes ont été plus copiées que 

celles de toute autre nation. Il n'y a qu'une opinion sur leur 

cuisine ; car, en Europe, tout homme qui tient table a soit un 

cuisinier français, soit un de leurs élèves. Je n'hésite pas à la 

proclamer bien supérieure à la nôtre. Nous avons en Angleterre 

une demi-douzaine de plats vraiment nationaux surpassant, à 

mon avis, tout ce que peut offrir la France ; j'entends un turbot à 

la  sauce  au  homard,  du  poulet  avec  du  jambon,  de  la  tortue,  un 

quartier de venaison, une dinde à la sauce aux huîtres, et puis 

c'est tout. C'est un vrai préjugé de mettre le rosbif dans cette 

liste ; car il n'y a pas de bœuf au monde comme celui de Paris. Sur 

toutes les grandes tables où j'ai dîné, il y en avait toujours de 

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– 291 – 

magnifiques morceaux. Les formes variées que les cuisiniers 

savent donner à une même chose sont vraiment surprenantes, et 

les légumes de toutes sortes prennent avec leurs sauces une 

saveur dont manquent absolument ceux que nous faisons bouillir 

dans l'eau. Cette différence ne se borne pas à la comparaison 

d'une grande table en France avec une autre en Angleterre ; elle 

frappe aussi bien quand on rapproche le menu de familles 

modestes dans les deux pays. Le dîner anglais que l'on offre au 

voisin, la fortune du pot, composée d'un morceau de viande et 

d'un pudding, est une mauvaise fortune en Angleterre ; en 

France, rien que par le savoir faire, cela donne quatre plats pour 

un et couvre convenablement une table. Chez nous on ne s'attend 

à un mince dessert que dans une fort grande maison, ou, dans un 

rang moins élevé, dans une occasion extraordinaire ; en France, 

c'est une partie essentielle à toutes les tables, ne consisterait-il 

qu'en une grappe de raisin ou une pomme : on le sert aussi 

régulièrement que la soupe. J'ai rencontré de nos compatriotes 

dans la croyance que la sobriété est telle chez les Français, qu'un 

ou  deux  verres  de  vin  sont  tout  ce  que  l'on  peut  avoir  dans  un 

repas ; c'est une erreur. Les domestiques vous versent l'eau et le 

vin dans la proportion qu'il vous plaît : devant la maîtresse de la 

maison, comme devant quelques amis de la famille, à différents 

endroits  de  la  table,  il  y  a  de  larges  coupes  remplies  de  verres 

propres pour les vins plus généreux et plus rares, que l'on boit à 

rasades assez larges. Dans toutes les classes on trouve de la 

répugnance à se servir du verre d'un autre : chez un charpentier, 

un forgeron, chacun a le sien. Cela vient de ce que la boisson 

commune est l'eau rougie ; mais si, à une grande table, comme en 

Angleterre, il y avait à la fois du porter, de l'ale, du cidre et du 

poiré, il serait impossible de mettre trois ou quatre verres à 

chaque place et aussi de les tenir bien séparés et distincts. Quant 

au linge de table, on est ici plus propre et mieux entendu ; on n'en 

a que de grossier pour le changer souvent. Il semble ridicule à un 

Français  de  dîner  sans  nappe ;  chez  nous  on  s'en  passe,  même 

chez les gens de fortune moyenne. Un charpentier français a sa 

serviette aussi bien que sa fourchette, et, à l'auberge, la fille en 

met une propre à chaque place sur la table servie dans la cuisine 

pour les plus pauvres voyageurs. Nous dépensons énormément 

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– 292 – 

pour cet article, parce que nous prenons du linge trop fin ; il 

serait beaucoup plus raisonnable d'en avoir de plus gros et d'en 

changer souvent. La propreté est diverse chez les deux nations : 

les Français sont plus propres sur eux ; les Anglais, dans leur 

intérieur, je parle de la masse du peuple et non pas des gens très 

riches.  Dans  tout  appartement  il  se  trouve  un  bidet  aussi  bien 

qu'une cuvette pour les mains ; c'est un trait de propreté 

personnelle que je voudrais voir plus commun en Angleterre. Au 

contraire, les commodités sont des temples d'abomination, et 

l'habitude générale, chez les grands comme chez les petits, de 

cracher partout dans les appartements est détestable : j'ai vu un 

gentilhomme cracher si près de la robe d'une duchesse que son 
inattention m'a ébahi. 

 
Quant à ce qui concerne les écuries, chevaux, palefreniers, 

harnais et équipages de rechange, les Anglais l'emportent de 

beaucoup, Vous voyez en province des cabriolets datant à coup 

sûr du siècle dernier ; un Anglais, si petite que soit sa fortune, ne 

se montrera pas dans une voiture remontant au-delà de quarante 

ans : il aimera mieux aller à pied, s'il n'en peut avoir d'autre. Il est 

faux de dire qu'il n'y ait pas à Paris d'équipages complets ; j'en ai 

vu, et plusieurs : la voilure, l'attelage, les harnais, la livrée ne 

laissaient rien à désirer, mais le nombre en est certes de 

beaucoup inférieur à ce que l'on voit à Londres. Dans ces 

dernières années on a beaucoup introduit de voitures, de chevaux 
et de grooms anglais. 

 
Nous avons bien dépassé nos voisins pour l'ameublement et 

l'arrangement des maisons. L'acajou est rare ici ; chez nous on le 

prodigue. Quelques-uns des hôtels de Paris sont immenses, par 

l'habitude des familles de vivre ensemble, trait caractéristique 

qui, à défaut des autres, m'aurait fait aimer la nation. Quand le 

fils aîné se marie, il amène sa femme dans la maison de son père, 

il y a un appartement tout prêt pour eux ; si une fille n'épouse pas 

un aîné, son mari est reçu de même dans la famille, ce qui rend 

leur table très animée. On ne peut, comme en d'autres 

circonstances, attribuer ceci à des raisons d'économie, parce 

qu'on le voit chez les plus grandes et les plus riches familles du 

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– 293 – 

royaume. Cela s'accorde avec les manières françaises ; en 

Angleterre, l'échec serait certain et dans toutes les classes de la 

société : ne peut-on conjecturer avec de grandes chances de 

certitude que la nation chez laquelle cela réussit est celle qui a le 

meilleur caractère. Il n'y a qu'une heureuse disposition qui puisse 
rendre agréable et même supportable ce mélange des familles. 

 
Les Français ont donné le ton à toute l'Europe pendant plus 

d'un siècle pour les modes ; mais ce n'est pas chez eux, excepté 

dans les classes élevées, un sujet de dépenses comme parmi nous 

où (pour me servir du terme usuel) les meilleures choses sont 

plus répandues dans la masse qu'ici : cela me frappe, surtout par 

rapport aux dames françaises de tout rang, dont la toilette ne 

coûte pas la moitié de celle des nôtres. On attribue de la légèreté 

et de l'inconstance aux Français, c'est une grossière exagération 

en ce qui concerne les modes. Elles changent en Angleterre pour 

la forme, la couleur, l'assemblage, avec dix fois plus de rapidité ; 

les vicissitudes de chaque partie de notre vêtement sont vraiment 

fantastiques.  Je  ne  vois  pas  qu'il  en  soit  de  même  ici :  par 

exemple, la forme des perruques d'homme n'a pas varié, tandis 

qu'il y a eu cinq modes différentes en Angleterre. Rien ne 

contribue davantage à rendre les gens heureux qu'une facilité 

d'humeur qui les fasse se conformer aux diverses circonstances de 

la vie ; c'est ce que possèdent les Français, bien plus que l'esprit 

capricieux et léger qu'on leur a attribué. Il en découle pour eux 

cette heureuse conséquence, qu'ils sont bien plus exempts que 

nous de l'extravagance de mener une vie au delà de leurs moyens. 

Tous les pays offrent ces tristes exemples dans les rangs les plus 

élevés ; mais pour un petit noble de province, qui en France sort 

de sa sphère, vous en trouverez dix en Angleterre. L'idée que je 

m'étais formée de ce peuple par mes lectures s'est trouvée fausse 

sur trois points que je croyais prédominants. En comparant les 

Français avec les Anglais je m'attendais à un plus grand penchant 

à la causerie, à plus de caprices, à plus de politesse. Je pense, au 

contraire, qu'ils ne sont pas si causeurs que nous, n'ont pas tant 

d'entrain et pas un grain de politesse davantage. Je parle non pas 

d'une classe, mais de la grande masse. Je crois le caractère 

français incomparablement bien meilleur, et je me demande si on 

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– 294 – 

ne doit pas attendre ce résultat d'un gouvernement arbitraire, 
plutôt que d'habitudes de liberté. 

 
Le 19. – Dernier jour passé à Paris ; je l'ai donc employé à 

prendre congé de mes amis, parmi lesquels je mets le duc de 

Liancourt au premier rang. Je dois aux bons offices, pleins de 

politesse, de cordialité, dont ce gentilhomme n'a cessé de me 

combler, les instants heureux ou agréables que j'ai passés à Paris : 

sa bonté ne s'est pas démentie, et à la fin j'ai dû lui promettre que, 

si je revenais en France, je viendrais lui demander asile dans son 

hôtel à Paris ou dans son château à la campagne. Je ne dois pas 

oublier de dire que, dès le commencement de la révolution, sa 

conduite a été droite et ferme. Son rang, sa famille, sa richesse, 

son poste à la cour, tout se réunissait pour en faire un des 

personnages les plus influents du royaume, et quand la confusion 

des affaires publiques rendit nécessaires des assemblées de la 

noblesse, son désir de posséder les questions alors débattues se 

trouva secondé par cette attention et cette application exigées, 

lorsqu'il n'y avait d'importance dans l'État qu'en raison de la 

capacité. Dès la première réunion des états généraux, il a pris le 

parti de la liberté, et se fût joint tout d'abord aux députés du tiers, 

si les ordres de ses commettants ne l'en eussent empêché. Il leur 

demanda ou d'y consentir ou de le remplacer ; et en même temps, 

avec la même loyauté, il déclara que si ses devoirs envers la 

nation devenaient incompatibles avec sa charge à la cour, il la 

résignerait : acte non seulement inutile, mais absurde, du 

moment où le roi se mettait à la tête de la révolution. En épousant 

la cause du peuple, il a suivi les principes de tous ceux de sa race, 

qui, dans les troubles et les guerres civiles des siècles passés, se 

sont toujours opposés aux mesures arbitraires de la cour. Le 

monde entier connaît sa démarche à Versailles auprès du roi, etc. 

On doit, sans hésiter, le classer parmi ceux qui ont en la part 

principale dans la révolution ; mais il a toujours été guidé par des 

vues constitutionnelles ; il est certain qu'il s'est toujours montré 

aussi contraire aux violences inutiles et aux mesures sanguinaires 

que les plus dévoués partisans de l'ancien régime. J'ai passé cette 

dernière soirée avec mon ami M. Lazowski, tâchant de nous 

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– 295 – 

persuader, lui, de me faire prendre une ferme en France ; moi, de 
lui faire quitter les troubles de Paris pour la paix de l'Angleterre. 

 
Du 20 au 25. – Londres, où je viens d'arriver par la diligence, 

– et, quoique les sièges fussent très bons, je soupirais après un 

cheval, la meilleure manière de voyager, après tout. C'était un 

contraste assez déplaisant de quitter la meilleure société de Paris 

pour la populace qu'on rencontre quelquefois en diligence ; mais 

l'idée de revoir l'Angleterre, ma famille, mes amis, adoucissait 
tout pour moi. – 272 milles. 

 
Le 30. – Bradfield. – Ici s'arrêtent, je l'espère, mes voyages. 

Après avoir examiné l'agriculture et les ressources politiques de 

l'Angleterre et de l'Irlande, il y avait, à en faire autant pour la 

France, un intérêt dont l'importance me fit tenter l'entreprise. 

Cependant quelque agréable que soit la perspective de donner au 

public le meilleur aperçu de l'agriculture qu'on ait fait jusqu'à ce 

jour,  je  me  sens  plus  heureux  encore  de  l'espoir  de  rester 

désormais dans ma ferme, dans cette calme retraite convenable à 

ma fortune et, j'en ai la confiance, d'accord avec mon caractère. – 
72 milles. 

 

FIN 

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– 296 – 

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Août 2004 

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Copiste P. Oudet 
 

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